Dossier

« Analphabètes de tous les pays qui ne vous unirez jamais ! »

Jean FOUCAMBERT

1990 L’ANNÉE INTERNATIONALE DE L’ALPHABÉTISATION

Jean FOUCAMBERT, après une analyse politico-historique de la situation de la lecture dans les pays pauvres et les pays industrialisés ainsi que des projets actuellement prônés pour remédier à la situation catastrophique dans le Tiers-Monde, en vient à proposer qu’on tienne compte des résultats constatés ici pour au minimum ne pas recommencer la même chose là-bas. Ce faisant, il rappelle quel rôle peut avoir l’écrit dans un réel processus de développement et d’émancipation et quelle solution on peut adopter dès lors qu’on ne considère pas l’école comme la seule voie d’accès aux savoirs [1].

Mes premiers contacts avec des actions d’alphabétisation dans le Tiers-Monde remonte à la fin des années 60 lorsque des experts français ont vendu à la Côte d’ivoire un système éducatif fonctionnant par télévision. A l’époque, cette entreprise a été présentée comme une expérience originale d’aide aux pays en voie de développement. D’autant plus originale en effet, qu’aucun des experts n’avait encore réussi à mettre en place dans son propre pays la moindre action convaincante et durable d’audiovisuel éducatif ; et d’autant plus expérimentale que l’électricité était loin de circuler partout en Afrique !

Néanmoins, dès ce projet annoncé, des chercheurs belges se sont vu confier par des instances internationales une mission d’évaluation de l’opération de leurs collègues français. Là encore, l’opération fut sans doute riche d’enseignements pour les universitaires européens puisqu’aucun d’entre eux n’avait été appelé jusque là à évaluer quoi que ce soit de cette importance au niveau de son propre système éducatif !

Je me suis, par la suite, peu préoccupé de ces problèmes, ayant trop à combattre les effets de l’alphabétisation en France pour concevoir qu’elle puisse être une solution ailleurs. Pourtant, de nombreux exemples auraient pu, dès cette époque, alerter sur les connivences entre ceux qui post-alphabétisent et ceux qui post-colonisent, ne serait-ce que le cas de ce linguiste qui proposait aux pays du tiers-monde de tradition orale une langue écrite concoctée à la Sorbonne en même temps qu’il faisait vivre à l’école maternelle française la surprenante aventure des pictogrammes...

Puis, les événements se sont accélérés. En fin 1989, un Ministre français a solennellement ouvert cette actuelle fameuse Année Internationale où pays riches et pays pauvres découvrent qu’ils ont un problème en commun : l’analphabétisme. Et, lors de la séance inaugurale, des responsables n’ont pas manqué de se réjouir que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international s’intéressent à cette affaire ! L’analphabétisme n’aurait-il vraiment aucun rapport avec la misère, l’endettement, l’écrasement des uns par les autres, avec la logique de systèmes auxquels les banques ne sont guère hostiles ? Dont la Banque mondiale... La première action d’une campagne d’alphabétisation ne devrait-elle pas plutôt éclairer les analphabètes sur des fonctionnements économiques et politiques qui les excluent de tout et donc, aussi, mais pas davantage, des réseaux et des raisons de la communication écrite ?

Les manifestations qu’a provoquées en France l’Année Internationale de l’Alphabétisation témoignent du sérieux accordé à ces questions. Il s’est tenu, entre autre exemple, au dernier Salon du Livre de Paris, un débat animé par un écrivain-ambassadeur sur le thème : « Pour une société de lecture... Le livre au secours de l’alphabétisation ». Y prit la parole une éditrice italienne qui enviait la France depuis qu’elle avait observé que le nombre de baigneurs à tenir un livre à la main sur nos plages était supérieur à ce qu’elle a l’habitude de voir chez elle. Puis, un professeur de philosophie que ce même ambassadeur faisait sauter sur ses genoux quand il avait trois ans et qu’il avait retrouvé par hasard il y a quelques semaines à la terrasse d’un café... Ce professeur a tellement fait siennes les thèses de Finkielkraut que chacune de ses phrases illustre à elle-seule « la défaite de la pensée ». Il explique pourquoi il oblige ses élèves de terminale (on a les analphabètes qu’on peut !) à lire. « Car, prend-il le risque d’affirmer, il n’est jamais trop tard ! ». L’écrivain en profite pour stigmatiser une sociologie misérabiliste. Suivez mon regard... Car lui non plus, dans sa jeunesse, n’avait pas de livres chez lui ! Ah ! Et il ne pouvait pas en avoir puisque sa mère était trop passionnée de musique classique pour tolérer autre chose que des partitions sur les pianos à queue...

Enfin, un historien français de la lecture prend la parole. Il commence, poursuit et termine par une dénonciation de la « déploration »... Mais il faut avouer qu’il a une manière tellement charmante de dire ce mot... D’après lui, la lecture ne s’est jamais si bien portée ; et il en donne pour preuve le succès même du présent Salon. C’est vrai, à la fin, qu’on est en droit de douter, quand on voit l’affluence quotidienne chez Fauchon, qu’il y ait vraiment 30 millions d’enfants qui meurent de faim chaque année dans le monde ! Pour faire bonne mesure et apporter des preuves scientifiques là où les adeptes de la déploration n’accumulent que des fariboles déstabilisatrices, il rappelle que des sociologues ont, pendant la crise de 29 à Chicago, pu observer que les chômeurs avaient tendance à lire davantage, preuve que la lecture est d’abord une question de disponibilité...

Dans la semaine suivante, j’apprends que la Banque mondiale financera, dès qu’il sera achevé, la diffusion par un grand éditeur parisien d’un manuel de plus pour apprendre le français aux Africains. Je ne doute pas que les conseillers techniques qui entourent cette opération ne soient tous déjà descendus plusieurs fois dans les Hilton de Dakar ou d’Abidjan. Quant aux nègres qui rédigent l’ouvrage, leur travail est bien leur seul point commun avec l’Afrique ! Pauvres pauvres...

La misère imposée au plus grand nombre finance des recherches sur la pauvreté, nourrit des réflexions électorales sur la solidarité, suscite des productions éditoriales, développe des compétences dans les universités et multiplie colloques, réceptions et voyages dans des contrées lointaines. Plus troublant est le constat que les pays donneurs de leçons sont loin d’avoir fait disparaître les problèmes chez eux, qu’il s’agisse de l’analphabétisme ou de la misère : quarante millions d’habitants des Etats-Unis vivent en dessous du seuil de pauvreté, sans parler de la médiocrité des rapports à l’écrit de la majorité de leur population... Et en Europe ! Comment croire des experts impuissants dans leur propre pays et qui monnaient leur ignorance dans
les régions pauvres ?

Aussi, le plus urgent concours à apporter, en 1990, à l’Année Internationale de l’Alphabétisation dépend-il de notre capacité à questionner nos propres démarches pour aller de l’alphabétisation vers de la « lecturisation ». Aujourd’hui, les formidables inégalités intra et inter-pays témoignent, non de l’avance de développement des pays riches, mais de leur égarement. Donc de leurs difficultés à servir de modèle pour le Tiers-Monde...

PREMIERE PISTE DE REFLEXION

L’alphabétisation n’est pas la réponse au formidable besoin éducatif des pays en voie de développement.
L’expression « pays en voie de développement » ne dit rien des « pays développés » qui seraient, eux, en voie de quoi ? Dans la longue marche de l’humanité, tout se passerait comme si certaines régions du monde avaient la chance de vivre déjà au 21e siècle et d’autres en étaient encore au 19e, voire au Moyen Age. On sait combien cette vision paisible de peuples (solidaires !) simplement inégalement avancés sur la route généreuse de l’histoire permet de ne rien dire des voleurs de grand chemin ! L’inégalité des développements ne provient pas de l’éveil tardif de certains peuples : elle est le résultat des relations que les uns ont imposées aux autres depuis plus de trois siècles : les traites des banques ont simplement remplacé la traite des noirs. Et — mais est-ce consolant ? — les analphabètes faméliques du Sahel font écho aux Européens qu’on invite, à chaque veille de vacances, à découvrir le régime qui doit les faire maigrir. Quel que soit le versant de la planète, les électro- encéphalogrammes sont aussi peu escarpés et le choix est de mourir de faim ou de mourir idiot. « Je regarde l’opulence non seulement comme le prix du crime mais comme sa punition » disait en son temps Robespierre...

Car les systèmes économiques qui ont, dès le 17e siècle, assis leur développement sur la mise à sac de continents entiers, aussi bien de leurs matières premières que de leurs ressources humaines, ont conduit la même opération - et pour les mêmes raisons - sur leur propre sol. L’opulence actuelle des pays riches résulte d’un double pillage : à l’extérieur, des ressources naturelles ; et à l’intérieur, de l’exploitation de la force de travail. Il est doublement criminel de laisser croire qu’il n’y aurait pour les plus riches qu’un devoir de solidarité. « Aucun peuple, écrivait Marx, qui en opprime un autre est lui-même libre ; aucune classe, aucune race, aucun sexe, aucun âge, aucune fonction, aucune idée »... Les pays riches ne disposent pas, dans l’arsenal de leur histoire, de solutions utiles aux pays pauvres ; tout au plus pourraient-ils chercher avec eux de nouvelles solutions aussi nécessaires aux uns qu’aux autres. En Afrique, ni plus ni moins que dans le reste du monde, l’humanisation de l’humanité passe prioritairement par un formidable effort d’éducation, tel qu’il n’a jamais été entrepris par aucun des pays industrialisés. [2]

Le piège ? Dire qu’il faut commencer, avec les plus démunis, par assembler les éléments simples (b+a = ba) et que ce sera déjà une réussite s’ils parviennent pour les uns à consulter les offres d’emploi et pour les autres à déchiffrer le mode d’emploi de la pompe du puits... Dans le même temps que pour les privilégiés, l’important est de recourir, dans leur quotidien, à la pensée complexe et à la culture que permet le langage écrit ! Confondre l’urgence de l’effort éducatif avec l’alphabétisation et considérer que l’alphabétisation est la première étape de l’édifice éducatif dans des pays où l’écrit reste un produit rare, voilà qui ne saurait être longtemps innocent quand, même dans les pays développés, une masse grandissante de gens scolarisés perd en quelques années l’usage de mécanismes prétendus de base. Alphabétisez donc, il en restera bien quelque chose mais qui n’est pas du savoir lire... La manière d’enseigner — comme de donner — est plus importante que ce qui s’inculque ! Aussi l’urgence des pays en voie de développement les contraint-elle à des choix autrement plus ambitieux que ceux que les classes dominantes des pays développés font pour leurs propres « pauvres » !

DEUXIÈME PISTE DE RÉFLEXION

Il est facile d’imaginer la stupeur d’un ouvrier français de la fin du 19e siècle, opposé jusqu’à en mourir au projet de Jules Ferry [3] d’une école pour le peuple, s’il découvrait un siècle après ce qu’on se propose d’exporter vers les pays dominés. Par solidarité, je voudrais malgré tout attirer l’attention sur deux points dont on parle rarement après avoir rappelé, toujours avec émotion, la nécessité vitale d’un effort éducatif au niveau mondial. Certes, mais lequel ?

1) Plus la situation est urgente et économiquement fragile, moins c’est aux enfants qu’il faut s’adresser en priorité.

Les bienfaits économiques, politiques et sociaux d’une scolarisation réussie des enfants de 5 à 6 ans ne pourront se faire sentir que dans 15 à 20 ans, à condition, toutefois, que tout ait évolué lentement d’ici là. Or, par exemple, sur cette même durée, la population africaine aura presque doublé, entraînant des transformations économiques, politiques et sociales que devront assumer des citoyens encore, pour la plupart, privés de ces savoirs sensés donner prise sur le monde. L’investissement dans une éducation par l’école suppose une idée relativement claire des besoins collectifs et individuels et donc une stabilité sociale au moins entrevue. Sinon, c’est le modèle social des pays développés qui s’impose à travers un système éducatif copié sur l’extérieur.

Une école est quasiment impuissante à faire acquérir par les enfants des manières d’être qui ne sont pas pratiquées par les familles et voulues par la collectivité proche. Même à des coûts exorbitants comme on le voit dans les pays développés où l’apprentissage de la lecture (qui est pourtant si simple quand c’est l’affaire de tous !) fait appel à des dispositifs techniques, psychologiques, médicaux et pédagogiques incluant des phases d’individualisation, de remédiation et de soutien conduites par un personnel dont on n’imagine plus qu’il puisse être formé à moins de 5 années après le bac. Tout cela pour que ces savoirs scolairement acquis et socialement absents s’oublient en quelques années comme le prouve la formidable montée de l’analphabétisme fonctionnel.

Il faut que les adultes soient eux-mêmes en situation de promotion collective [4] pour que les enfants progressent. Une délégation des responsabilités éducatives à une institution implique bien évidemment que la communauté se reconnaisse quelque chose à déléguer. Tenter d’en tirer une règle : les savoirs instrumentaux et généraux ne peuvent être enseignés aux enfants par un système scolaire que s’ils sont déjà utilisés par la collectivité toute entière ou, qu’à minima, elle ait conscience de l’urgence de s’en emparer. Ces savoirs s’introduisent directement au niveau de la communauté à travers la mise en œuvre qu’elle en fait dans sa vie quotidienne, dont les plus jeunes sont d’inventifs partenaires.

Pour autant, la qualité de l’investissement éducatif reste de la plus vitale importance. Mais il ne peut relever du cadre scolaire traditionnel tant qu’il s’agit de savoirs instrumentaux et de langages qui ne se développent rapidement et en profondeur que s’ils sont fonctionnellement intégrés à chacune des entreprises nécessaires à la vie commune [5]. C’est à la collectivité en train d’utiliser ou d’apprendre à utiliser l’écrit dans les différents aspects des rapports qui s’y développent (producteurs, citoyens, parents, consommateurs, etc.) qu’il revient la responsabilité d’impliquer les jeunes et donc de permettre à des enseignants ou des moniteurs de faire profiter le milieu de leur technicité.

2) II n’y a de formation intellectuelle que liée directement aux activités de production.

On connaît l’origine de cette formule revendiquée par toute l’histoire du mouvement ouvrier et on sait comment, à l’inverse, les classes dirigeantes se sont toujours efforcées de protéger les contenus scolaires de tout contact avec la réalité fonctionnelle du monde social. Mais on semble avoir oublié à quel point les conditions dans lesquelles s’élaborent les modes de pensée et d’analyse, les cadres conceptuels et les outils d’exploration et de représentation du monde sont au cœur des enjeux politiques. Depuis un siècle, les revendications progressistes ont porté davantage sur l’attribution de moyens à l’école que sur la manière de faire partager cette forme particulière de production qu’est la production du savoir dans l’action éducative. Apprendre à penser en participant aux entreprises collectives qui « travaillent » le monde ou apprendre à penser dans un lieu artificiellement protégé du monde, à l’abri des violences, des injustices, des inégalités, des exploitations, ce n’est pas apprendre la même chose, ce n’est pas savoir la même chose, ce n’est pas s’en servir de la même façon. Ce ne sera pas non plus le même pouvoir...

Les classes dominantes, arguant de leur souci de protéger les enfants de l’oppression qu’elles exercent pourtant sans état d’âme sur leurs parents, exigent une école éloignée de la vie quotidienne, s’assurant ainsi que les outils de pensée forgés dans « les humanités » seront sans pouvoir de transformer l’humanité. Les mouvements ouvriers rapidement atteints par les effets d’un projet scolaire dont Jules Ferry affirmait qu’il fermerait l’ère des révolutions et ayant de moins [6] en moins d’expériences où affermir leur propre conception du geste éducatif ont fait porter leur revendication sur les aspects quantitatifs. Les mouvements d’Education Nouvelle ont continué seuls la réflexion en ce domaine et le plus souvent sans réel soutien (quand ce n’est pas contre l’hostilité) des organisations politiques, y compris de celles se pensant de gauche...

La formation intellectuelle ne saurait résulter que du chemin quotidien qui conduit de l’acte (répondant à la nécessité de transformer le réel) à la pensée (qui le théorise). Et cette formation ne résulte pas de l’empilement hors contexte d’éléments simples mais de l’action nécessairement complexe permettant à l’activité réflexive d’analyser les aspects contradictoires du social, de l’affectif et du symbolique. A condition toutefois de donner son sens le plus large au mot production et de ne pas le réduire à une simple fabrication matérielle. Rares sont, en effet, les cas où ce qui se produit débouche consciemment sur du symbolique et sur le questionnement d’une plus forte composante abstraite. C’est pourtant à ces productions contestant la distinction affirmée entre activité manuelle et activité intellectuelle qu’il convient de songer en priorité. Il est certain, par exemple, que l’engagement à Cuba des enfants dans la production [7] sociale de biens immatériels sous la forme de savoirs et de processus cognitifs constitue une avancée considérable en matière d’éducation populaire. Moins en raison de l’efficacité immédiate du dispositif, pourtant considérable, qu’en raison de la richesse de la situation de production offerte à l’activité réflexive.

Il est probable que les pays du tiers-monde devront faire le choix de cette éducation communautaire contre les systèmes spécialisés d’instruction et préférer la promotion collective à la réussite individuelle. Il n’est pas possible que quelque chose s’entreprenne sans donner naissance à une analyse qui pousse la pensée au-delà d’elle-même [8]. C’est dire que le lieu éducatif, c’est le projet-même par lequel une collectivité (hétérogène en âges et en savoirs) s’engage dans des activités qui produisent à la fois une transformation dans l’environnement et dans le fonctionnement intellectuel de chacun des acteurs. Ce projet ne saurait être un artifice pédagogique pris en charge par un dispositif isolé de la réalité vécue par tous. On débouche ainsi sur la raison de lecturiser : utiliser un langage dont la pensée a besoin pour se construire au sein d’une expérience collective. Aucun apprentissage n’est séparable de la situation, du contexte et de la fonction dans lesquels son usage est nécessaire...

TROISIEME PISTE DE REFLEXION

L’écrit doit être introduit dès le début pour ce qu’il a de plus spécifique et dans son emploi le plus élaboré.

On a du mal à imaginer les raisons pour lesquelles des populations adultes dans le plus extrême dénuement, dans la dépendance économique et la négation politique, se précipiteraient vers les lieux d’alphabétisation. L’écrit ne saurait être pour eux, dans le meilleur des cas, que ce qu’on conserve l’habitude de dire qu’il est : un moyen parmi d’autres de s’informer, de communiquer ou de se distraire, et, dans le pire, de chercher un métier ou de remplir un chèque dans les lieux où n’existent pas plus d’usine que de banque... Dès lors, il est un objet exotique pour les enfants des pays pauvres dès qu’ils ont franchi les limites du lieu d’alphabétisation. Aussi, et paradoxalement, la situation impose une approche de l’écrit beaucoup plus ambitieuse qui ne saurait se satisfaire des motivations annoncées qui n’en sont même plus pour les lecteurs dans aucun des pays développés. Plus la situation est précaire et plus l’écrit doit être abordé pour ce qu’il a de spécifique, donc d’irremplaçable. Et cette spécificité n’est pas, pour les habitants, jeunes ou vieux, dans une communication à distance, dans un système de marquage des objets, dans l’évasion, l’imaginaire ou la réussite individuelle auxquels le réduisent les nouveaux missionnaires des pastorales alphabétiques, mais dans l’éclaircissement du regard sur ce qui se vit collectivement, dans le développement d’un outil de pensée qui permette de théoriser le vécu quotidien et de concevoir ensemble un avenir différent. Que d’artifices déployés jusqu’ici pour, dans tous les pays — riches ou pauvres —, justifier auprès des dominés des usages subalternes de l’écrit alors que sa fonction première est là, évidente, accessible, nécessaire : armer leurs prises de pouvoir sur le monde.

Il s’agit donc de se placer dans la dynamique de groupes hétérogènes qui, au niveau d’un quartier ou d’un village, engagent grands et petits dans la transformation du quotidien dans sa complexité. Pas assez d’écrits dans cette assemblée — et pour cause — même si certains participants en sont un peu moins éloignés que d’autres, donc pas assez d’acteurs pour s’engager dans une distanciation permettant d’accéder au structurel à partir du conjoncturel. Non qu’il n’y ait pas de pensée dans le conjoncturel mais il reste toujours à mieux dresser la carte à partir du territoire, sans en déléguer le soin à quiconque. Toutes les activités exigent le même rapport entre l’acte et la pensée... C’est prioritairement en cela que la lecture doit être introduite, non pour remplacer le tambour de ville ou le crieur public mais pour que chacun participe à l’écriture de ce qu’il importe de porter à la connaissance de tous ! Et ce n’est pas un luxe au regard des transformations à entreprendre.

Une personne dans ce groupe, formateur ou enseignant, va donc faciliter et enrichir ce travail collectif en utilisant l’écrit comme il serait utilisé si les participants — jeunes ou vieux — étaient eux-mêmes déjà lecteurs. Je renvoie là à ce que l’AFL dit des circuits courts car une telle démarche implique une méthodologie rigoureuse [9]. Il en va dans cette situation comme pour un groupe de non-lecteurs, adultes ou enfants, en France : l’écrit va être introduit dans la forme complexe où des lecteurs en ont immédiatement besoin pour vivre ensemble et non dans la forme rudimentaire qui, seule, paraît accessible à des analphabètes. C’est dire que, dès le premier jour, on se trouve devant des textes qui construisent des points de vue sur ce que vit le groupe, qui en questionnent les apparences, qui en partagent les émotions, les plaisirs et les colères et qui proposent des démarches (des hypothèses ?) nouvelles. L’écrit est un langage qu’il faut manipuler pour saisir la réalité et qui se construit dans ce va-et-vient nécessaire entre acte et pensée, bien avant de savoir lire et écrire. C’est une question de statut inconditionnel que tous les parents ont su accorder, dès le premier instant, à leurs enfants en leur parlant simplement (alors qu’ils n’en identifiaient pas le moindre mot) des choses vitales et pleines de sens qui se vivaient entre eux tous [10].

Ainsi, dès qu’on rend au langage écrit sa fonction confisquée d’outil de pensée, dès qu’on lui permet d’être, même au niveau le plus modeste, partie prenante du travail social de transformation de l’expérience, il devient un moyen privilégié de formation intellectuelle. Cette cohérence, pressentie de part et d’autres par les forces sociales des pays industrialisés au 19e siècle, a donné lieu aux batailles bien connues autour de l’idée d’éducation dont l’issue s’est traduite par la généralisation des politiques d’alphabétisation. Il n’existe pas d’autre solution pour les pays en voie de développement que de poser ce problème sur d’autres bases, avec la plus haute exigence dès le début quant à la fonction de l’écrit qu’il s’agit de développer : un moyen d’action et de formation intellectuelle inséparables des projets où s’investissent des groupes, quels qu’en soient l’objet et la composition. En d’autres termes, il ne peut y avoir d’entreprise spécifique d’alphabétisation mais participation des enseignants et des formateurs, avec les enfants et les adultes, à la vitalisation des actions de production dans le corps social en ne les restreignant pas aux aspects matériels. De ce fait également, le problème du choix de la langue qui, en particulier, divise certains pays d’Afrique se pose autrement car, si apprendre à lire et à écrire, c’est apprendre à exercer certaines opérations intellectuelles à travers un langage écrit, alors, il est probable qu’on n’apprend à lire qu’une fois, en lisant. Comme on
n’apprend à parler qu’une fois, en parlant !

Ce regard sur les rapports à l’écrit dans le tiers-monde montre combien causes et solutions ne lui sont pas spécifiques. L’état d’urgence et d’extrême précarité fonctionne seulement comme un appareil grossissant qui révèle les enjeux politiques de l’usage de l’écrit dans tous les pays du monde en 1990. Il n’est pas facile, sans durcir le trait, de faire sentir la vanité (dans les deux sens du mot) de la majorité des propos d’experts tenus autant dans les instances internationales que nationales à propos d’alphabétisation. C’est la même logique de pillage et d’inégalité qui aboutit à ce que 70% des gens alphabétisés dans les pays riches ne lisent pas et que 80% des habitants des pays pauvres soient hors d’état de rencontrer l’écrit. Les problèmes sont communs et se vivent au même moment et doivent se combattre d’un même pas.

Ce qui est en jeu, au Nord comme au Sud, à travers la leclurisalion, c’est bien un autre partage des moyens de produire du sens, des idées et du savoir. L’alphabétisation avait consisté précisément dans les pays qui s’industrialisaient, à doter la multitude d’un système rudimentaire de marquage et d’un moyen de communiquer à distance [11] afin d’éviter qu’elle s’approprie (ce qu’elle avait déjà bien commencé à faire seule) un moyen de construire du sens et de nouveaux points de vue sur le monde à partir de l’action qui le transforme, construction qui fait aboutir « l’effort pour s’affirmer, pour se nommer, pour explorer sa situation et répondre au discours tenu sur soi, pour transformer l’écrit en instrument de sa lutte afin de prendre pied dans la responsabilité et le pouvoir » [12].

Aussi, ce ne sont pas les pays développés en tant que tels qui aideront le tiers-monde à conquérir cet écrit, du moins tant qu’ils seront eux-mêmes dans la logique qui les a fait se développer en mettant au pillage des trois quarts de l’humanité, à commencer par chez eux. L’aide ne peut venir que de l’union des analphabètes et des alphabétisés de tous les pays ! En d’autres termes, le développement de la lecture est une idée neuve pour les pauvres des pays riches comme des pays pauvres.

Espérons que le coup de projecteur donné en 1990 sur les pays en voie de développement fera prendre une conscience plus acérée de l’enjeu que représente la lecture pour tous les dominés. Dès lors, un bon moyen d’aider aujourd’hui les analphabètes dans le monde est-il de faire avancer dans son propre pays la
lecturisation...

« Analphabètes de tous les pays qui ne vous unirez jamais ! »

[1Texte remanié à partir de celui paru dans le n°30, juin 1990, des Actes de Lecture.

[2« Le sort du peuple est à plaindre quand il est endoctriné précisément par ceux qui ont intérêt à le tromper et se constituent ses précepteurs. C’est comme si un homme d’affaire était chargé d’enseigner l’arithmétique à ceux qui doivent vérifier ses comptes ! » Robespierre 1793.

[3lequel a joué par ailleurs le rôle qu’on sait dans la mise en place des politiques coloniales...

[4On sait déjà, depuis les travaux de FURET et OZOUF, que la société française était largement alphabétisée lorsque l’école de Jules FERRY a été mise en place ; et donc que celle-ci a substitué un enseignement scolaire à un apprentissage social. Dans quels buts ?

[5Personne n’est étonné que tous les enfants apprennent à parler dans leur famille ou à communiquer avec la langue des signes si leurs parents sont sourds !

[6En 1860, 80% des ouvriers parisiens savaient lire sans avoir fréquenté l’école. Ils avaient essentiellement appris par l’usage mutuel qu’ils faisaient de l’écrit dans le quotidien de leurs luttes.

[7Autour de l’idée qu’il n’est pas possible d’apprendre quelque chose sans immédiatement courir l’enseigner à d’autres, faisant de chacun, quels que soient son âge et son niveau de savoir, un destinataire et un acteur du processus éducatif.

[8Ce que Elena Gianini BELOTTI dit de l’enfant est vrai aussi de tout humain : « Dès l’instant où il vient au monde, c’est un explorateur insatiable, téméraire, curieux, qui se sert de ses sens et de son intelligence comme un scientifique, toute son énergie tendue vers la connaissance. »

[9et particulièrement au dernier article de ce dossier : Madani ira-t-il à Paris ?

[10Heureusement que personne n’a cru qu’il fallait d’abord leur enseigner des sons ! Non ! Dès le premier instant, du sens...

[11qui ne fonctionne d’ailleurs que du haut vers le bas.

[12Françoise Parent, 1982.