Bonnes pages

« Rue des Pâquerettes »

À la fin de chaque journée, notre maître nous lit quelques pages des Misérables de Victor Hugo, ce que j’attends avec impatience. Il troque alors la voix que nous connaissons contre une autre plus mélodieuse, traînante, suave. Je n’ai pas l’impression qu’il nous lit un livre, mais qu’il me parle à moi, que l’histoire de Jean Valjean, c’est à moi qu’il la raconte.

Au début il avait choisi de nous lire Les Trois Mousquetaires, mais il a vite été déçu : on ne réagissait pas. Ni rire, ni souffle d’exaspération, ni geste de mauvaise humeur... Il nous a fixés les uns après les autres de son regard vitreux. Quand ça a été mon tour, j’ai baissé la tête... Puis il a claqué des doigts :

— Les trois mousquetaires, c’est pour ça que cette histoire vous gonfle, sont à votre avis trois gros cons de flics ou trois gros crétins de gendarmes qui se battent pour défendre l’honneur et la fortune d’un roi et les bijoux d’une salope de reine contre des voleurs. Des lascars, des misérables !

Je n’ai rien dit. Notre maître s’est dressé sur sa chaise pour observer le fond de la classe. Les autres n’ont pas répondu non plus. Il a éclaté de rire, s’est frotté les mains, a répété : « Les misérables ! Les misérables ! » Puis, d’un coup :

— J’ai raison, n’est-ce pas ? N’est-ce pas que deux d’entre vous ont leur père en prison ? Qui est de ceux-là ? Hein ? Alban, c’est ton père qui est à la Santé, n’est-ce pas ? Et l’autre c’est le tien, Rémi ?

Je ne les ai pas cherchés des yeux comme les autres élèves qui se sont tournés vers eux. Cette putain de pudeur héritée de ma montagne.

— Vous êtes d’un milieu où les mousquetaires, c’est pas votre tasse de thé...

En me regardant il a dit, content de lui :

— Ni de thé à la menthe !

Il n’y a que lui qui rit quand il faut rire. Nous on n’ose pas, par peur d’être punis. Moi je le pourrais, je n’ai rien d’autre à me reprocher qu’avoir été inscrit tard à l’école...Chez les autres, il y a l’alcool, la violence à la maison, la mère seule, le père on ne sait où. Je dois être plus facile à rattraper.

— Je jette à la poubelle Alexandre Dumas et ses lèche-bottes de mousquetaires, et à nous Victor Hugo, à moi Les Misérables

Il m’a semblé qu’avec ce mot il nous appelait.
Mais on est resté assis.

Mehdi CHAREF, « Rue des Pâquerettes », Pocket, 2020
« Rue des Pâquerettes », Mehdi CHAREF, Pocket, 2020 (pdf)