Bonnes pages

« Propos sur l’éducation »

Le problème de la lecture courante est admirable et difficile. Tant qu’il n’est point résolu, ne distinguez pas entre ceux qui savent lire et ceux qui ne le savent point. La lecture qui ânonne ne sert à rien. Tant que l’esprit est occupé à former les mots, il laisse échapper l’idée. Ces affiches lumineuses où la phrase semble sortir d’un trou comme un serpent, pour se précipiter aussitôt dans un autre, ce sont des leçons neuves et excellentes. On dit que nous vivons maintenant dans la vitesse, et emportés au train des machines. N’exagérons pas ; la promenade du dimanche se fait toujours du même pas ; et il ne manque pas de flâneurs, de pêcheurs à la ligne, ni d’amateurs qui s’arrêtent pour un tableau ou pour un vieux meuble. Mais nous avons gagné ceci, de faire vite ce qui ne mérite point qu’on s’arrête. Épeler un écriteau, cela est ridicule ; il faut le saisir d’un regard ; et la plus grande partie d’un journal doit être saisie à la course. Les titres, et quelques mots d’importance, cela suffit bien. Bref, il faut savoir lire l’imprimé comme le musicien exercé lit la musique.

Nous en sommes restés au temps où l’on se lisait à soi-même, où l’on s’écoutait lisant. Mais cet orateur qui parle à soi pour se dire que la ville est à cinq kilomètres et que les Français jouent Andromaque, cet orateur n’est pas de ce temps-ci. Il ne sait point lire ; et même s’il lit le journal à haute voix et pour d’autres, je ne suis pas assuré qu’il comprend ce qu’il dit, assez occupé de faire correspondre les sons aux signes. Cette partie oratoire de l’art de lire doit être effacée ; il n’est pas utile que j’imagine des sons quand je lis ; c’est temps perdu. Et l’être humain retombe si promptement à la coutume, que je me demande si les écoliers n’apprennent pas à lire lentement, par l’exercice de lire tout haut. Au reste, dans toutes les opérations de l’esprit qui dépendent d’un mécanisme, il faudrait, et dès les commencements, donner une prime à la vitesse ; car la lenteur, qui nous attarde à des niaiseries, est souvent une coutume et une sorte de manie. Le calcul mental est une partie brillante et neuve de notre enseignement. Le maître et même l’élève y inventent sans cesse de nouveaux moyens de courir sans se tromper. Ce genre d’exercices est sain pour l’esprit ; c’est mépriser la fonction mécanique, c’est la gouverner de haut, c’est se dépêtrer, de la même manière que celui qui apprend à marcher, à courir, à grimper, à nager, à tirer le lapin.

Mais lire, cela n’ose point courir ; il y reste de la majesté. On lit d’un pas de sénateur, comme dit l’autre. On dit souvent qu’il faut apprendre lentement, et que c’est le moyen d’aller vite ; mais je ne suis pas assuré de cela ; j’ai remarqué au contraire qu’il est souvent plus facile de faire vite ; et pourquoi ? C’est qu’on se délivre par là de ces pensées de traverse, de ces rêveries d’un instant, qui font les maladroits. Dès que l’attention s’attarde, elle se détourne.

J’ai là-dessus une expérience que je dois aux hasards de la guerre. J’ai enseigné l’alphabet Morse, et par le son, à des équipes de signaleurs qui n’étaient point des lettrés ; et, après avoir tâtonné un peu, je me suis assuré de ceci que la vitesse dans les exercices stimulait l’attention. Il en est de ce cas-là comme du calcul mental, où la vitesse ne doit jamais être séparée de la sûreté. Comment donc faire ? Il faut seulement choisir les premiers exercices de façon que l’apprenti puisse aller très vite sans se tromper ; et en somme, au lieu d’aller du lent au vif, ce qui est trompeur, il faut aller, et toujours en vitesse, du simple au complexe. Et j’ai remarqué que cette dure méthode plaît, et qu’elle forme le caractère aussi. On apprend à compter comme on apprend à traverser une rue ; il ne s’agit pas d’aller lentement ; mais il faut saisir le moment, apprendre à disposer de soi, et faire vite, sans aucune peur.

Comment transporter ces règles à la lecture ? Il faudrait lire des phrases qui passent sur un écran ou qui seraient montrées un moment, et puis cachées ; ensuite on écrirait ce qu’on a lu. Par ce même exercice on apprendrait l’orthographe. On reconnaîtrait d’un regard un mot et une phrase, comme on reconnaît quelqu’un. On gagne ou l’on perd ; et l’on recommence. Voilà qui réveille. On pourrait aussi faire paraître une affiche, et puis disparaître ; il s’agirait d’en retenir ce qui importe ; exercice de pensée, remarquez-le, exercice de jugement.

Sans compter que les pages denses d’un prosateur seraient utilement éclairées par ce regard d’exploration, qui va de l’ensemble aux détails. Car enfin toute la page est vraie en même temps, et il arrive souvent que la fin explique le commencement. Au lieu que celui qui ânonne, et qui bute sur un mot difficile, rompt la pensée en petits morceaux ; c’est former de ces esprits bègues, qui se querellent à la porte au lieu d’entrer.

ALAIN, « Propos sur l’Éducation », (1932) XXXVIII
« Propos sur l’éducation », ALAIN, (1932) XXXVIII (pdf)