Article

« De “La Page de l’Antiquité à l’ère du numérique”, d’Anthony Grafton... aux théories de François Richaudeau »

Dominique GRANDPIERRE

Cet essai, La Page de l’Antiquité à l’ère du numérique (Louvre Éditions, Bibliothèque Hazan, janvier 2015), a accompagné les conférences qu’Anthony Grafton, historien du livre et des traditions textuelles a données au Louvre en 2012. Si l’auteur reprend les thèses sur les effets et les dangers supposés de la lecture sur écran — l’interactivité, la libération du lecteur, la délinéarisation du texte, etc. — il est peu question de numérique. Anthony Grafton nous livre surtout un éloge de la tabularité, de la mise en page et des technologies d’accès aux textes. Il étudie des œuvres de l’Antiquité, L’Histoire naturelle de Pline, la Bible dans les communautés chrétiennes des premiers siècles, la Chronique de Nuremberg, sorte d’encyclopédie à l’époque des débuts de l’imprimerie, le dictionnaire de Bayle publié en 1676... Tout au long de ce parcours historique érudit, il nous montre que, dès l’apparition de l’écrit, les scribes ont dû adapter, sur les rouleaux, leurs productions aux capacités humaines de prélever (Information par saccades oculaires successives. Surtout, il examine les raisons et les conséquences du passage du rouleau au codex. Le codex autorise de nouvelles formes de découpage et d’accès aux textes qui déterminent leur lisibilité, leur interprétation, leur circulation et leur transmission. La page va devenir une unité matérielle et intellectuelle à partir de laquelle et sur laquelle de nouvelles initiatives vont pouvoir être menées. Ces expérimentations sur le corps de la page, couleur, lettrines, distinction du commentaire et du texte, rythmique du blanc, chapitrage, diagrammes, index, table des matières, schémas, etc. permettront de passer de l’âge monastique à l’âge scolastique, de la mémorisation totale d’un texte pour en retrouver les parties souhaitées à la consultation ponctuelle. L’adoption du codex, donc de la page, traduit aussi une nouvelle relation de l’homme au monde, inscrit dans un dispositif graphique qui va transformer le processus de lecture et ses stratégies dont nous sommes les héritiers aujourd’hui.

À la lecture de l’essai d’Anthony Grafton, à travers les exemples historiques empruntés à la tradition manuscrite et au livre imprimé, le lecteur, pédagogue attentif, peut y voir, en filigrane, les théories de François Richaudeau sur le processus et les stratégies de lecture et sur sa conception des manuels scolaires. Sans être historien, François Richaudeau avait une vaste culture de l’histoire du livre, de l’édition et de la lecture. Pour s’en convaincre, ¡l suffit de lire le chapitre 1 de son livre Sur la lecture (Albin Michel 1992) : 25 siècles de lecture en 34 dates charnières.

LE PROCESSUS DE LECTURE

La lecture intégrale

« L’œil humain lit par saccades, c’est-à-dire par mouvements rapides et volontaires qui ne durent qu’une fraction de seconde. Consciemment ou inconsciemment, les scribes en ont tenu compte en disposant — en prose ou en vers — une longue succession de colonnes que l’on déroule d’un bout à l’autre. » (Les scribes écriraient sur des rouleaux » écrit Anthony Grafton.

En 1965, ignorant, à cette époque les travaux des chercheurs américains, curieux des règles de lisibilité, François Richaudeau monte un laboratoire d’études du processus de lecture. Le résultat de ses recherches fera l’objet de nombreuses publications, notamment : sa Méthode de lecture rapide (Retz, 1966) et La lisibilité (Retz, 1969). Puis viendront des ouvrages destinés au perfectionnement de la lecture pour les élèves du primaire : Je deviens un vrai lecteur (Georges Rémond, Retz 1978) et La lecture fonctionnelle et dynamique, directement inspirée de La Manière d’être lecteur de Jean Foucambcrt (O.C.D.L. Hatier).

Les stratégies de lecture

Anthony Grafton décrit un Voltaire aimant à déclarer trouver ennuyeux les ouvrages d’érudition, par contre le style visuel adopté par Bayle dans son Dictionnaire Historique lui a permis de ¡router les informations nécessaires pour écrire Zadig et son Dictionnaire Philosophique. Voltaire aurait donc abandonné la lecture intégrale pour adopter une stratégie de lecture, la lecture « mosaïque ». Les lectures de Pline l’Ancien ne peuvent faire que de la lecture de recherche et Anthony Grafton nous décrit un Machiavel adaptant sa lecture selon le format du support. En pédagogie de la lecture, outre l’application concrète de l’augmentation du nombre de signes lus par fixation, l’apport de François Richaudeau est bien la priorité qu’il donne aux stratégies de lecture afin d’aider le lecteur à devenir un lecteur actif. Ainsi en passant de la lecture intégrale à la lecture mosaïque, « l’enseignant doit montrer, révéler à l’apprenant, qu’il existe plusieurs façons de lire, puis l’entraîner aux techniques correspondantes ». Les éditions Retz ont même publié un livre sur les stratégies de lecture : Je suis un irai lecteur, Stéphane Karabetian, 1981.

La mémoire

Antony Grafton nous rappelle que les imprimeurs concevaient leurs pages pour permettre aux lecteurs d’utiliser leur mémoire à court terme puis leur mémoire à long terme. François Richaudeau a démontré le lien important entre notre mémoire immédiate et notre mémoire à long terme et l’influence qu’a ce lien pour la compréhension du texte lu. Mais il est allé plus loin en établissant des règles de lisibilité linguistique afin d’aider le rédacteur à écrire le texte le plus efficace possible en fonction de son thème et de sa cible pour une meilleure compréhension et mémorisation de son lecteur. Il a d’ailleurs écrit Développer sa mémoire (Retz, 1981) et a publié Avoir une bonne mémoire (Dominique (Grandpierre, Albin Michel, 1993). C’est sûrement sa culture historique du livre, doublée de son intuition, qui a permis à François Richaudeau de concevoir ses thèses sur l’apprentissage de la lecture qu’on pourrait qualifier de progressistes. Celles-ci ont toujours été étayées sur des bases scientifiques solides inspirées par les découvertes les plus récentes en linguistique et en neurobiologie. S’il n’a pas vraiment écrit « une méthode d’apprentissage de la lecture », François Richaudeau a suscité de nombreux travaux de chercheurs pédagogiques et a permis de publier la leur.

MISE EN PAGE ET TYPOGRAPHIE

Anthony Grafton nous le rappelle, dans l’Antiquité, l’écriture se dépose sur trois supports précis : la tablette, le rouleau, le codex. Si chacun a une fonction bien particulière et détermine une lecture spécifique, c’est le codex qui, au cours du temps et des siècles, se généralise. En conséquence, la page se métamorphose dans sa forme et son fond : cette transformation est aussi décisive et révolutionnaire, dans l’histoire du livre, que l’invention de l’imprimerie.

François Richaudeau, spécialiste reconnu de la typographie, de la lisibilité et des arts graphiques a écrit de nombreux articles et ouvrages sur ce thème. Nous en citerons trois :

1) Conception et production des manuels scolaires, guide pratique (UNESCO et Retz, 1979). L’UNESCO dont un des objectifs était, en 1979, « Aider au développement des capacités nationales de production, distribution et utilisation d’équipements et matériels didactiques » a commandé cet ouvrage à François Richaudeau. La structure livresque à entrées multiples, permet plusieurs lectures, en fonction des curiosités, des préoccupations ou des personnalités de chaque lecteur : lecture classique, linéaire, intégrale, lectures partielles par grand thème, lectures plus personnalisées et plus fragmentaires, lectures de « survol ».

2) Manuel de typographie et de mise en page (Retz 2005) en collaboration avec Olivier Binisti pour la partie « Typographie et mise en page sur écran ». Citons l’auteur : « Ce nouveau manuel de typographie se veut fonctionnel. Quelle est la fonction d’une « chose imprimée » ? Etre lue. D’où le corollaire : les règles typographiques devraient être définies à partir du processus de lecture... La réussite dans la réalisation d’une « chose imprimée » est celle qui aura combiné les deux facteurs : fonctionnalité et esthétique... La première qualité d’une « chose imprimée » étant son aptitude à être lue sans effort particulier et avec efficacité ».

3) Des neurones, des mots et des pixels (Atelier Perrousseaux, 1999). Ce livre est sans doute, grâce à la complicité de son ami imprimeur-éditeur, Yves Perrousseaux, son livre le plus abouti au niveau de la mise en page et de la typographie. Citons l’éditeur : « Il est important de bien comprendre que les propositions typographiques de François Richaudeau répondent à une autre façon de lire : celle dite « en mosaïque », « en écrémage », celle permettant des « repères » au lecteur survolant Internet ou un programme multimédia, ce qu’il explique bien dans cet ouvrage ».

Ainsi nous trouvons des soulignés, une ponctuation répondant à un autre découpage de la phrase pour d’autres besoins de lecture, dont une utilisation particulière du point virgule. Dans l’introduction et dans la quatrième partie, est appliquée une configuration, qui peut étonner (tout à fait adapté au multimédia et moins à un livre tel que celui-ci, me semble-t-il, mais il fallait en faire la démonstration), qui consiste à baliser le début des phrases par une capitale grasse précédée de deux espaces. Et, bien sûr dans ce livre comme tous ceux édités par François Richaudeau, les notes et commentaires sont dans la marge (gauche ou droite) et non en fin de livre ou pire encore en fin de chaque chapitre. Bibliophile passionné, chassant l’incunable, à la recherche du fil d’Ariane de la typographie et de la schématisation, François Richaudeau invitait ses amis et ses visiteurs dans son extraordinaire bibliothèque à Lurs. Et là, incrédule et intimidé, on pouvait feuilleter un exemplaire des Chroniques de Nuremberg auxquelles Anthony Grafton consacre un chapitre. Nul doute que la mise en page foisonnante d’Hartman Schedel et de son imprimeur Koberger ont inspiré François Richaudeau pour sa conception de la mise en page.

Tabularité et schémas

Tout d’abord, tentons de définir la tabularité qui se distingue de la linéarité. La tabularité permet au lecteur de passer de la lecture du texte principal à celle de notes, de gloses, de figures, d’illustrations, toutes présentes sur l’espace de la double page. La page permettra au texte d’échapper à la continuité et à la linéarité du rouleau : elle le fera entrer dans l’ordre de la tabularité. Anthony Grafton nous montre, tout au long de son livre, que la tabularité est étroitement liée à la notion du codex. En passant de la tablette au volumen puis au codex se mettent en place les repères destinés à faciliter les rapports entre écriture et lecture, faisant ainsi accéder le langage à l’ordre du visuel. C’est ce concept de la lecture qu’a toujours défendu François Richaudeau. Et, ses propositions typographiques et de mises en page répondent à une autre façon de lire. La tabularité ne peut pas se concevoir sans la notion de schéma. François Richaudeau s’est toujours intéressé aux schémas, pour preuve la rédaction d’un livre, jamais publié Concevoir, réaliser et lire les schémas visuels dont est extrait de son introduction le texte suivant.

« Depuis des années je m’intéresse aux schémas, et chacun de mes précédents livres est illustré par des figures graphiques. Puis deux raisons m’ont conduit à passer du rôle d’utilisateur à celui d’auteur, lut première est la publication de mon dernier outrage Des neurones ; des mots et des pixels où je montre comment les fadeurs à la base de notre langage écrit contemporain sont le fruit et de nos structures neuropsychologiques et de notre environnent social et informatique. Poursuivant ma quête d’une communication moderne efficace, il était normal que je m’intéresse à ce complément et parfois substitut de l’écrit : le schéma. Ce qui m’a permis, en outre, de retrouver à la base des mécanismes des créations et des lectures des schémas, plusieurs des grandes lois que j’avais révélées à propos de l’écrit, lui seconde réside dans ma participation à une série de réunions, de colloques consacrés à l’élude de ces schémas. Ces réunions, ces discussions ; mes rédactions de plusieurs articles, mes conférences, m’ont appris beaucoup et m’ont conduit aux réflexions, aux recherches, qui sont à la base du présent livre. »

Le codex à Père de la Renaissance va permettre à une nouvelle race d’humanistes, à la fois traducteurs, linguistes, éditeurs, créateurs de caractères, imprimeurs de réaliser des livres aux mises en page fonctionnelles souvent complexes, qui sont aujourd’hui considérées comme des chefs d’œuvre. Puis, avec les censures de la Réforme et de la Contre Réforme, l’imprimeur va devenir craintif et le penseur va se réfugier dans sa tour d’ivoire. Pour survivre, l’imprimeur va devenir un banal artisan, surtout sans imagination et sans création, soucieux de fabriquer au moindre prix un produit standard passe-partout. Et, au 20e et 21e siècle, François Richaudeau par ses recherches sur la typographie, sur la mise en page et sur le processus de lecture rejoint ces humanistes de la Renaissance.

Dans sa dédicace « Cet ouvrage sur un métier où tradition et innovation cohabitent en permanence » qu’il me faisait pour son Manuel de typographie et de mise en page, François Richaudeau rejoint Anthony Grafton lorsqu’il écrit « dans l’histoire de la page, on s’aperçoit qu’on est toujours et encore dans une « histoire du futur ». Nous devons nous en souvenir à une époque où les livres sont censés disparaître dans le virtuel ».

« De “La Page de l’Antiquité à l’ère du numérique”, d’Anthony Grafton... aux théories de François Richaudeau »