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« Les incasables »

Rachid ZERROUKI Lu par Jean-Yves SÉRADIN

LES INCASABLES, RACHID ZERROUKI, ROBERT LAFFONT, 2020, 19€

Les « incasables », ce sont les élèves de SEGPA auxquels l’auteur a enseigné de 2016 à 2019. Il nous offre un récit plein d’empathie pour des adolescents que leurs difficultés scolaires ont mené en Sections d’enseignement Général et Professionnel Adapté où, statistiquement 37% d’entre eux obtiendront un diplôme (pour l’essentiel un CAP) : « Les élèves de SEGPA arrivent avec ce sentiment d’impuissance chevillé au corps qui se lit partout, dans leurs faits, gestes et regards. S’il y a une caractéristique qui les relie tous, ce n’est donc pas leur violence ou leur dangerosité, mais au contraire cette profonde fragilité » (p.67). Rachid Zerrouki raconte la honte qui les habite, d’abord sur la cour de récréation où ils choisissent d’attendre que les autres élèves soient entrés en classe « normale » avant de se mettre en rang. Il rappelle qu’« on a deux fois plus de risques d’atterrir en SEGPA quand on est issu d’une famille émigrée » et que « les enfants vivant en foyer ou en famille d’accueil ont quatre fois plus de risques de croiser la SEGPA » (p.71).

L’auteur est né en 1992 de père et mères marocains. En 2000, il découvre que grâce à son arrière grand-père, algérien et français, il possède aussi cette dernière nationalité. Il va apprendre notre langue à l’école française de Fès où il est admis comme boursier. Il apprécie la qualité de l’enseignement, bien supérieure à celle de l’école marocaine qu’il a connue auparavant. Il constate d’ailleurs que dans le rapport de l’UNESCO en 2017, le Maroc est 136e dans le classement mondial. Il côtoie dans son nouvel établissement les enfants des milieux favorisés et est blessé par un mépris de classe que la lecture de Pierre Bourdieu permettra ensuite d’apaiser. En 2007, la famille s’installe à Cavaillon où ils retrouvent certains des leurs. Ses parents, dévoués et compétents, soutiennent efficacement sa scolarité. Cela ne signifie pas que tout est facile. Il souligne qu’« à vivre à cheval entre deux cultures parfois totalement inconciliables et à force de voyages entre deux mondes, on finit bien souvent par galoper seul » (p.22).

En bon pédagogue, l’auteur confronte avec sincérité son expérience aux nombreuses lectures qui l’ont questionné, se référant plusieurs fois à Paulo Freire. « Je suis sorti de l’université avec des convictions et, une fois sur le terrain, j’ai cultivé les doutes » (p.104). Il fustige tous les dogmes érigés par ceux qui convertissent leurs convictions pédagogiques en vertus absolues. Le pragmatisme pédagogique qui l’habite heurte parfois ses convictions, quant aux notes, par exemple. Des concessions sont nécessaires : « Je n’aime pas les notes, j’exècre les classements, je crois fermement que la compétition ne devrait jouir d’aucun égard dans une salle de classe. Mais je suis d’abord et avant tout un professeur qui court derrière la moindre envie d’apprendre sur un terrain où elle est rare comme le diamant noir. Alors, quand il faut se salir les mains et puiser la motivation à des sources peu reluisantes, je n’éprouve aucun scrupule à m’y précipiter » (142).

Rachid Zerrouki, avec une rage contenue, contraint le lecteur à interroger les souffrances, les injustices, l’avenir très incertain de ses élèves, insistant sur le drame de l’échec scolaire : « lorsque je suis entré dans le monde de l’enseignement spécialisé, on m’a dit que le niveau moyen d’un élève de cinquième SEGPA correspondait à celui d’un élève de CE. Je me suis alors représenté ces enfants comme des voyageurs qui auraient raté leur train. J’ai pensé qu’ils allaient m’attendre sur le quai et que j’allais partir à leur rencontre, leur parler, les rassurer, les prendre par la main et avancer avec eux, à leur rythme. Mais leur tragédie se rit de ma naïveté. Ils ne sont pas en retard mais immobilisés. Il n’y a pas de train dans cette histoire, ni de quai, ni de gare. D’ailleurs ils n’attendent rien, ni moi ni personne » (p.144-145). Il prend l’exemple de Chaïma, expliquant ses retards et ses bavardages incessants comme des « mécanismes d’autodéfense, des renoncements à toute tentative pour contourner le moindre échec », car « de la même façon qu’on parle d’inhibition de la fonction alimentaire chez les personnes souffrant d’anorexie, eux, c’est une inhibition intellectuelle qui semble parfois les rassembler » (p.221 ).

Le danger, il est rappelé, c’est que le fatalisme des élèves se transmette à l’enseignant, car « souvent, je suis face à mon impuissance » (p.147). Mais, il n’abdique pas et écrit que « l’ambition finit par payer » (p.176). Un autre professeur de SEGPA, très expérimenté, s’était rebellé contre son chef d’établissement qui voulait qu’il enseigne l’anglais lui-même « vu leur niveau ». Cela l’avait mis en colère et il avait exigé et obtenu une « vraie » professeur de langue pour ses élèves ! Ambition donc, mais aussi exigence. Afin de ne pas ajouter la crainte à leur tristesse, la tentation compassionnelle est grande « pour leur épargner le poids des règles et la menace des sanctions. Et pourtant, la réalité est que ceux dont le monde n ’est balisé par rien nous obligent à une présence éducative encore plus ferme et rassurante » (p.187). Rachid Zerrouki montre à ce propos que Janusz Korczak lui est bien plus utile comme compagnon de pensée qu’Alexander Neil qu’il appréciait tant... avant d’entrer dans le métier. Exigence aussi sur les contenus, mais adaptée. Il indique ainsi comment il a procédé pour Le Médecin malgré lui : « L’idée n’était donc absolument pas de gommer toutes les difficultés sans lesquelles il ne peut y avoir d’apprentissage, mais d’enlever certains obstacles qui rendaient le texte totalement inabordable pour une grande majorité de mes élèves » (p.243), précisant que « l’exigence sans clairvoyance n’apprend que l’impuissance » (p.246).

« Comment leur donner soif », écrivait Freinet. C’est le quotidien de l’auteur qui rappelle que la curiosité, première marche de la connaissance, est une construction sociale. Il n’hésite pas à contredire le philosophe Alain dont la pensée réjouit tant ceux qui idéalisent une école d’hier mythifiée : « En prêchant pour une École qui « délivre » l’enfant de l’amour, le philosophe exclut, de fait, ceux qui meurent de n’en avoir jamais reçu et qui déambulent en quête d’un peu d’affection, lus pensée d’Alain, cette indifférence qu’il porte aux nues et cette froideur dont il vante les vertus, pose les bases d’une École qui tourne le dos à ceux qui ont le plus besoin d’elle » (p. 192). Rachid Zerrouki pourrait s’appuyer sur Pestalozzi qui mettait le cœur avant la tête et s’était aussi occupé, durant l’année 1799, d’enfants en souffrance à Stans (Voir sa Lettre de Stans, Editions Zoé, 1996). Il fait ainsi le portrait de David, d’origine arménienne, qui, arrivant en classe sans son matériel, un peu perdu, ne maîtrisant pas encore le français, avait souffert d’une évaluation complètement erronée. Il aurait fallu simplement s’intéressera son histoire personnelle : il vivait avec ses parents dans une voiture stationnée sur un parking d’hypermarché. « Le psychologue avait vu dans son silence et son indifférence des troubles liés à l’autisme, là où il fallait simplement lire le malheur d’un enfant qui dort recroquevillé sur la banquette arrière d’une vieille Renault. Cette réalité-là, seules les lunettes de l’empathie ont le pouvoir de la déceler » (p.209). Le professeur sera impressionné par la finesse de l’intelligence de David.

Le témoignage de Rachid Zerrouki a le mérite de mettre en avant des élèves de SEGPA qui sont souvent les oubliés du collège. Le professeur, avec honnêteté et humanité, revient sur son tâtonnement pédagogique, sur la nécessaire réflexivité dont il fait preuve, confrontant toujours réalité et théorie, très étayée, car la tâche est immense. Comment enseignera des élèves engloutis dans des maux de toutes sortes, dans la précarité familiale, comme Kaïs, « occupé à souffrir d’une misère affective qui lui ronge l’âme avec tant d’ardeur qu’elle accapare toute son énergie » (p.229) ? L’auteur sait nous rendre attachants ces adolescents qu’il est si difficile d’aider, mais qu’il réussit à faire avancer. Son engagement professionnel force le respect. Il ne se pose pas en modèle, il nous introduit avec talent dans ses questionnements.

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