Article

« Apprendre une langue »

Dominique VACHELARD

Le texte de Sylvie Choisnet, « Apprendre », nous offre l’occasion d’élargir l’idée d’apprentissage linguistique (l’italien, pour elle) pour étendre ses remarques et propositions à celui d’une autre langue étrangère : la langue écrite [1].

Pourquoi l’écrit ? Parce que pour la langue maternelle, il semble évident que les conditions d’apparition progressive du langage oral chez l’enfant révèlent que ce dernier procède bien d’un type d’apprentissage qu’on peut qualifier de linguistique. Il se construit, en effet, au cours d’un processus historique, lors des multiples et diverses rencontres et usages du langage en situation, grâce aux nombreuses interactions que le milieu favorise (parents, fratrie, école, pairs...). Et s’il les favorise, ce n’est nullement dans une quelconque intention pédagogique, mais, de façon bien plus pragmatique, pour permettre à l’enfant d’évoluer en société, d’y exercer des besoins, des envies, des droits et des devoirs, de collaborer comme de s’opposer... pour vivre, tout simplement. Et ce sont les contingences de cette vie sociale, assorties des temps de réflexion et de théorisation, même modestes, du matériau linguistique par l’enfant, qui vont en déterminer les conditions et le niveau de maitrise.

Autrement dit, nous redécouvrons l’évidence : malgré son extrême complexité, les enfants parviennent seuls, c’est-à-dire sans aucune formalisation (ni école, ni supports, ni programmes, ni évaluations...), à apprendre une langue, l’oral !

En revanche, il n’en est pas de même pour ce qui est de la maitrise de l’écrit !

Et il semble aller de soi que l’école, à qui on a confié presque exclusivement l’enseignement de la lecture et de l’écriture, se trouve confrontée à deux obstacles majeurs qui l’empêchent d’y parvenir. Tout d’abord, son incapacité — de fait — à créer chez les apprenants de véritables raisons d’utiliser ce « nouveau » langage, et partant, les conditions sociales qui accompagnent tout projet d’apprentissage d’une langue. Ensuite, en raison de l’inscription de l’histoire et du fonctionnement scolaires dans ceux de la société elle-même. On retrouve, en effet, dans les théories et pratiques scolaires, et jusque dans les structures, les profondes contradictions qui animent un pouvoir central résolu à former des citoyens de plus en plus capables, tout en devant les maintenir dans un état d’ignorance suffisant pour éviter leur possible émancipation.

Alors, l’institution scolaire va se fourvoyer totalement, en formalisant à outrance le comportement de lecture, en ignorant superbement le caractère hautement intentionnel de cet acte. Ainsi, le lecteur disparait-il complètement du dispositif d’enseignement, et la maitrise du langage écrit va-telle être strictement réduite à la (reconnaissance des éléments simples qui le composent, limitant ainsi son efficacité à l’exercice des comportements alphabétiques, tant en ce qui concerne la quantité (faible vitesse d’accès), que la qualité (compréhension limitée aux compétences de base).

Il faut dire que cette confusion, généralisée puisqu’elle caractérise la presque totalité de notre population, est savamment entretenue par une autre, celle des deux formes principales sous lesquelles notre langue se présente à nous : l’oral et l’écrit.

Bien sûr, chacun est profondément convaincu de l’assimilation totale d’une forme à l’autre : l’une serait première, l’oral, et l’autre ne serait rien d’autre que sa trace. Qui aurait l’audace de contredire une telle évidence, vieille de plusieurs siècles, et qui est au fondement de notre système social et scolaire ? A l’instar de la linguistique classique, il est banal, en effet, de considérer la parole comme le premier langage de l’humanité, et l’écriture comme le redoublement de celle-ci, offrant la possibilité de défier les contraintes spatio-temporelles, en permettant, à la fois, la conservation / mémoire et la diffusion distante de l’information. Une preuve ? On enseigne la lecture par la connaissance préalable de l’alphabet, en combinant les lettres, les syllabes et les mots pour produire le langage oral correspondant à ce qui est écrit, nous dira-t-on [2]. Et si l’on insiste, on nous rétorquera cette formule imparable : comment comprendre un mot qu’on ne connait pas, sans le déchiffrer et le prononcer [3] ?

L’argument semble frappant, en effet ! Mais cette croyance aveugle ne pourrait-elle être considérée comme le produit d’un long processus de communication, sournoisement distillé au sein delà pensée dominante, pour tenir le peuple loin d’une maitrise experte de l’écrit, un outil dangereux pour l’ordre établi ? Dans les quelques lignes ci-dessous, nous allons nous appliquer à mettre en lumière certains éléments connus depuis longtemps — au sein de l’AFL notamment — et qui peuvent plaider pour une autre théorie de la langue. On doit, en effet, pouvoir considérer ses deux occurrences [4] comme deux langages spécifiques, dont la maitrise s’acquiert au cours d’un apprentissage linguistique, le lecteur expert apparaissant alors comme bilingue, et donc capable d’utiliser l’un ou l’autre de ces langages en fonction de leur spécificité et de son propre projet.

Une simple approche génétique nous conduit déjà à douter de l’assimilation de l’une à l’autre de ces deux formes de la langue. En effet, si l’oral se construit uniquement dans l’interaction sociale, et ceci dès les premiers instants de la vie de l’individu, l’écrit, lui, pour s’apprendre, s’appuie certes, pour partie sur la connaissance de l’oralité, mais on constate que cet apprentissage est très tardif, par rapport au précédent. Et surtout, qu’il est, dans notre système, le fruit d’un enseignement très codifié qui se trouve délégué à une institution dédiée, l’école. Une manière de laisser croire qu’il présente un degré de difficulté d’apprentissage plus élevé... Ou encore que les enjeux liés à son apprentissage doivent faire l’objet d’une surveillance particulière delà part du pouvoir.

Pour saisir autrement leurs spécificités, il convient de prendre en compte le processus historique d’acquisition du langage : si son origine est sociale, à l’évidence, l’individu intériorise ensuite, peu à peu, les structures de chacun d’eux, qu’il s’agisse de l’oral et de l’écrit, mais aussi du langage intérieur. Comme l’écrit, le langage intérieur (pour soi-même, pour organiser l’action) ressemble à un monologue, mais si le langage intérieur est très contextualisé [5], très elliptique, à l’opposé, pour le langage écrit, parce qu’il est adressé à quelqu’un d’autre que l’auteur lui-même, sa décontextualisation est très élevée : il doit faire preuve d’une intelligibilité maximale pour autrui. Ainsi doit-on distinguer l’oral qui traite essentiellement défaits liés à la conjoncture et dont les interlocuteurs réajustent en permanence le contenu, de l’écrit qui s’attache, lui, beaucoup plus à développer une structure, et qui livre d’emblée cette organisation : le texte.

Il est très important de rappeler que pour qualifier le langage écrit, Vygotsky parle « d’une algèbre du langage » [6]. Sans vouloir pousser très loin l’analyse, chacun comprend aisément que l’algèbre n’est aucunement une simple généralisation de l’arithmétique, mais qu’il s’agit d’un système plus complexe, permettant d’écrire des relations entre des quantités connues ou inconnues. Elle emploie alors des paramètres et des variables là où l’arithmétique traite seulement de la résolution de problèmes numériques, et a recours au langage ordinaire, augmenté du calcul sur les nombres, tout en demeurant essentiellement... un savoir oral.

Il existe donc une différence de nature et de niveau de complexité entre l’oral et l’écrit, qui interdit toute assimilation trop rapide d’une forme à l’autre.

En ce qui concerne la morphologie de ces deux langages, aucun doute sur leur spécificité : nous savons, par expérience, que même un enfant de classe maternelle distingue la « langue des livres » de celle qui sort de sa propre bouche ou de celle de ses congénères ! Les critères qui permettent de les différencier sont assez simples : phrases plus longues dans l’écrit, adjectifs et adverbes en plus grand nombre, éloignement entre émetteur et récepteur, usage delà subordination plutôt que de la juxtaposition, etc.

Mais c’est bien à propos des conditions de production et de réception de ces deux supports d’information que la différence saute aux yeux (ou aux oreilles, si on est phono-centriste). En effet, si tout le monde s’accorde sur le fait que la vitesse d’écoulement de l’oral (en production comme en réception) s’établit autour de 10 000 mots à l’heure, en revanche, la production écrite avoisine en moyenne les 300 ou 400 mots à l’heure, alors que sa réception, peut atteindre, facilement, après un entrainement adapté, 30 000 ou 40 000, voire même dépasser parfois les 100 000 mots/heure dans certaines conditions [7] !

À condition, cependant, que récrit soit enseigné pour ce qu’il est, à savoir un langage pour L’ŒIL !!! Il n’est, en effet, pas question d’oraliser, même intérieurement, le texte écrit, parce que dans ce cas on reste bloqué sous la barre des 10 000 mots maxi de l’oralité ! Ce qui est le cas lorsqu’on utilise, comme dans notre pays, un système d’enseignement de la lecture qui repose sur les caractéristiques, et donc les performances, de l’oral !!!

Lire dix mille mots à l’heure et pas plus ! C’est ce à quoi se trouve condamnée la presque totalité de la population de notre pays ! L’école « républicaine » (?) a très bien rempli son devoir, celui d’alphabétiser et de formater, mais elle est très loin d’assurer la démocratisation de l’écrit, c’est-à-dire un accès facilité aux textes, grâce à l’usage de dispositifs d’entrainement qui existent (le logiciel ELSA, par exemple), ni de rendre spontané et évident le recours à l’écriture comme outil de pensée...

Il s’agit là d’une violence symbolique exercée par le pouvoir à l’endroit de sa population en la privant de l’exercice des technologies de l’intellect [8] caractéristiques du savoir lire expert. Os dernières, ainsi que le présente si bien Jack Goody, sont l’essence même de la connaissance, en ce sens que le changement de moyen de traitement de l’information (oral ► écrit) altère profondément la nature et le contenu même des savoirs concernés. Goody prend l’exemple de la présentation des résultats d’une entreprise sous la forme d’un tableau à double entrée (outil spécifiquement graphique) qui modifie en profondeur la nature des remarques et des savoirs qu’on peut retirer du document lui-même. Ce contenu n’a alors rien à voir avec la présentation des mêmes résultats par l’oralité et son déroulement forcément linéaire : avec l’écrit tout est donné et reçu en une seule fois, tout est visible et donc accessible en un seul coup d’œil. Un nouveau savoir est né, inaccessible dans un monde d’oralité [9].

Remarquons, pour que la boucle soit bouclée, la tendance, démontrée par Bourdieu, de la violence symbolique à procéder de façon profondément cynique puisqu’il apparait que ce sont les agents sociaux eux-mêmes qui se l’appliquent à eux-mêmes ! Ainsi, par exemple, tout progrès éventuel pour modifier les conditions d’enseignement de la lecture est-il irrémédiablement voué à l’échec ; les plus virulents, prompts à s’opposer à tout changement, étant ceux qui ont subi eux-mêmes comme seul enseignement celui des savoir-faire alphabétiques !

Qui oserait encore, à ce stade — provisoire et ô combien incomplet — du discours, prétendre que langage écrit et langage oral peuvent se confondre ou être confondus, que ce soit dans la sphère sociale où ces deux langages remplissent des fonctions évidemment différentes, mais aussi à l’école où leurs conditions d’apprentissage initial et continu méritent d’être revues à l’aune de ce que les différentes branches des sciences sociales nous ont appris au cours de ces dernières décennies.

Pour que l’apprentissage de l’écrit, tel celui de l’oral, soit organisé à la manière d’un apprentissage linguistique comme les autres, qui se réalise dans des situations sociales, fonctionnelles, où le recours à ce support est incontournable, et où le lecteur a des raisons véritables de l’utiliser, plutôt que l’oralité, en se confrontant d’emblée à sa complexité.

« Apprendre une langue » (pdf)

[1(« On parte dans sa propre langue, on écrit en langue étrangère. » Jean-Paul SARTRE

[2Mais pourquoi alors, pour pousser la logique au bout et respecter une certaine chronologie, n’enseigne-t-ton pas plutôt la correspondance entre l’écrit et les gestes, les mimes, ceux qui ont probablement précédé/accompagné l’invention du langage
oral, tant qu’on y est ?

[3Comme si le simple fait de pouvoir dire à voix haute un mot inconnu permettait d’accéder à son sens ! (Quant à la production même du son, que penser de fils et fils, parent et parent, etc., ou encore du mot oiseau où pas une seule lettre ne se prononce comme elle devrait ?)

[4Trois en réalité, si l’on considère que dans la production de l’oralité subsiste très souvent une gestuelle qu’on peut considérer comme la survivance d’un processus archaïque. On doit alors admettre que l’évolution de la langue est celle d’une lente et progressive digitalisation de celle-ci : disparition des aspects analogiques pour une toujours plus grande symbolisation. À noter qu’on retrouve aussi dans l’écrit tout un arsenal de communication analogique (équivalente aux gestes, et dénuée de contenu propre) qui renseigne implicitement sur la manière dont le texte écrit doit être compris (procédés de mise en texte, en pages, en imprimé, notamment). Et même quatre (occurrences) ! Si on prend en compte le langage intérieur.

[5C’est-à-dire lié à la connaissance préalable du contexte de production (lorsqu’on se parle à soi-même on n’a même pas besoin de se dire de quoi on parle : on le sait !)

[6L. S. Vygotsky, Pensée et langage, La Dispute, 2003

[7« ELSA en 6ème », Dominique Vachelard, AL N° 110, juin 2010

[8Jack Goody, La raison graphique, Minuit, 1979

[9On mesure alors la nécessité de sa maitrise experte dans la sphère des élites, celle de l’exercice du pouvoir, que ce dernier soit politique, religieux, administratif, etc. Tout comme l’intérêt d’en tenir la populace à l’écart, en la maintenant dans de simples comportements de déchiffrage plus ou moins rapide.