Dossier : « Autour de la lecture et des BCD »
« Le rôle malmené de la BCD À l’École. Langue Écrite et Littérature »
Jean FOUCAMBERT
Ce court texte est une manière d’opérer un retour sur la fin du 20ème siècle à l’occasion de la nouvelle publication que nous faisons du texte de Raoul et Jacqueline Dubois.
Une première piste surgit très vite à propos des relations entre les maisons d’édition et les acteurs de l’Éducation populaire. Il ne fait guère de doutes qu’à cette époque ces derniers ont encore une forte inclination à gauche qui leur fait accorder au maniement du langage écrit une place fondamentale parmi tous les moyens de conscientisation et de désaliénation. Et qu’en face, les forces sociales conservatrices, échaudées par le Conseil national de la Résistance, les combats de la décolonisation et toutes les formes de lutte de classes, veillent de plus en plus sérieusement au grain : lire sans doute mais pas n’importe quoi ! Or « qu’ils soient monarchistes comme les patrons des éditions Calmann-Lévy, Fayard et Larousse, ou conservateurs et très à droite de 1’échiquier politique, comme Hachette, Plon, Tallandier ou Grasset, la plupart des éditeurs partagent une vision du monde assez proche. » [1] Par ailleurs, les quelques éditeurs « de gauche » dont on se réjouit fort, n’occupaient qu’une petite place face à une forte majorité d’éditeurs pour le moins conservateurs, appuyés sur des moyens dominants de diffusion. La « nuance » est donc importante : la littérature de jeunesse est confrontée au marché et à la politique et, en conséquence, « les ouvrages d’avant-garde sont ultra-minoritaires [...] et Walt Disney a beaucoup plus façonné le goût des enfants et des parents que le travail d’Harlin Quist. ». La littérature de jeunesse doit s’impliquer dans la bataille.
Une deuxième piste est ouverte par l’opposition entre le nombre et le contenu des BCD aujourd’hui et les bibliothèques des écoles ouvertes aux familles de la fin du XIXe siècle. Les Dubois parlent d’une déliquescence de la lecture qui cesse d’être une pratique sociale incluant les familles pour devenir une chose enfermée dans l’école, en quelque sorte scolarisée... Pour avoir joué un rôle important dans la diffusion des BCD, l’AFL qui a été chargée d’accompagner les 6 premières BCD expérimentales lancées par le Ministère se doit de revenir sur cette question aujourd’hui. De nombreuses expérimentations regroupant l’INRP, la Joie par les
livres ont eu lieu entre 1976 et 1984, et les BCD sont souvent devenues les pièces maîtresses de la politique de lecture dans les écoles maternelles et élémentaires. Mais en 1984 Jean-Pierre Chevènement arrivait au ministère en annonçant son intention d’en « finir avec la récréation » ; il lançait de nouveaux programmes et une nouvelle organisation de la semaine scolaire. Les programmes de 2008 enfonçaient le clou. Pascaline Perrot, responsable du secteur éducation du Syndicat des Enseignants-UNSA, écrivait en 2009 dans son article « Écoles primaires, les BCD en sursis » : « Nul ne sait pour l’heure comment les collègues réagiront mais il y a fort à parier que, sommés de faire plus en moins de temps, ils limiteront le libre accès des élèves à la BCD. Cela aura vraisemblablement pour conséquence de réduire cet espace à un centre de ressources ou à un lieu d’exercice d’application de ce qui s enseigne en classe. Mais la majorité des enseignants va au devant du nouveau ministre au risque que seuls les meilleurs élèves, les plus rapides, aient seuls le temps de fréquenter véritablement la BCD. Voilà qui ne ferait qu’aggraver les inégalités socioculturelles contre lesquelles les BCD étaient censées lutter. Un beau gâchis en perspective ! » Mission accomplie, comme en témoignent les Dubois dans leur texte, dès 1996.
Une troisième entrée concerne, au moment où triomphaient le marketing et l’industrialisation de la littérature, la nécessité qu’existe une écriture pour la jeunesse. Face à la mièvrerie de « l’écriture bien pensante » peut-on espérer que vivent des valeurs nouvelles sans les travailler avec une écriture de révolte ? Celle-ci a pourtant existé mais elle est restée dans les manuscrits et n’a surtout pas été retenue par les maisons d’édition les plus en vue sur le marché. L’AFL disait déjà quelque chose du genre : nouvel écrit, nouvelle lecture, nouveaux lecteurs. Des œuvres aussi solidement implantées dans la vie remontaient aux moments les plus chauds de la seconde moitié du 19ème siècle (Louise Michel !) et auraient pu servir de point audacieux de comparaison et non celles des années 1930 alors que la littérature et les bibliothèques scolaires étaient déjà mal en point. D’où l’enfermement des audaces d’écriture dans une mouvance d’extrême gauche (Parti Communiste, École Émancipée, CGTU) que le commerce des livres pour la jeunesse a su priver très vite de toute audience. Là encore, en 1996, les Dubois qui ne font que dénoncer cette exclusion se font accuser de sectarisme ! Le monde à l’envers...
Enfin Jacqueline et Raoul Dubois attirent l’attention sur la manière dont on s’intéresse aux écrits dans la majorité des BCD : « les morceaux choisis, c’est la catastrophe. Ils ne sont utilisables que pour le style, pas pour la composition. Pour les albums, c’est plus simple puisqu’on a à faire avec l’œuvre complète. [...] Seuls les romans donnent la dimension de la composition d’une œuvre ». Ce qu’ils appellent le style, l’écriture, c’est assurément l’exploration du local, du mot à mot, un savoir lire du sens, alors que la BCD débouche sur l’ensemble de la culture à laquelle donne accès l’outil particulier qu’est le langage écrit. Cette fois-ci, l’unité la plus petite n’est pas le mot mais l’œuvre dans sa globalité, ou plutôt les œuvres dans leur rapport entre elles, dans ce qu’elles se proposent de construire conflictuellement avec leurs lecteurs.
Un retour, certes, sur la fin du XXe siècle qui en dit long sur le début du XXIe ! #
[1] Jean-Yves MOLLIER : dés 1947, le paysage éditorial avait retrouvé sa physionomie d’avant guerre. L’incapacité des nouvelles autorités à briser la puissance des Messageries Hachette, objet des convoitises nazies en 1940, traduit la capacité de résilience d’une profession habituée depuis des siècles à se soumettre aux ordres du pouvoir, quel qu’il soit.