Article
« Évaluer pour remédier »
Dominique VACHELARD
« Nous sommes frères par la nature, mais étrangers par l’éducation. »
C’est cette conception et ce mode opératoire, hautement démagogiques, qui sont au fondement de notre système éducatif ; ce dernier le claironne d’ailleurs haut et fort pour persuader les usagers du service public d’éducation de sa volonté de démocratiser le savoir en assurant la réussite de tous. Ce qui impose la nécessaire évaluation pour pouvoir ensuite dispenser généreusement les remédiations indispensables aux nombreux enfants en difficulté. Quant à estimer l’importance de cet échec scolaire, c’est un peu comme le comptage des manifestants ; en l’occurrence, les points de vue divergent suivant le niveau de maitrise des savoirs qu’on exige. Or, l’institution a plutôt tendance à se satisfaire de capacités élémentaires (pour la maitrise de l’écrit, ce sont des comportements de nature alphabétique : on se satisfait d’un déchiffrage plus ou moins rapide), alors que certains militants, comme nous, à l’AFL, introduisent une subtile distinction. En ce qui concerne la maitrise de l’écrit, en effet, nous prétendons que le lecteur expert est celui qui est capable d’utiliser la langue écrite pour ce qu’elle a de spécifique par rapport à l’oral. Il s’agit essentiellement de tirer parti de l’étonnante rapidité qu’elle permet lors de l’accès et le traitement de l’information par l’œil, de la capacité qu’a l’écrit à véhiculer de l’information de manière totalement implicite, accessible par l’exercice de stratégies référentielles, ainsi que du pouvoir unique que confère l’usage de l’écriture pour outiller et construire la pensée.
Évaluer
Complément indispensable de la pédagogie par objectifs, l’évaluation puise son origine aux Etats-Unis dans un contexte socio-économique de rationalisation des processus de production industrielle (Taylor), notamment dans l’industrie automobile. Elle a rapidement envahi le monde du marketing, de la vente en général, elle est même devenue la panacée universelle : pas une institution, pas un établissement public ou privé ne saurait fonctionner aujourd’hui sans avoir recours à cette sacro-sainte évaluation. Et elle concerne aussi bien les politiques publiques que le nombre de palettes de soda ou de contrats d’assurance... Tout s’évalue !
Dans l’éducation, l’évaluation est d’ailleurs devenue une propre discipline en soi : en plus des évaluations nationales standardisées qui sont obligatoires à certains niveaux d’enseignement, on connait même des classes qui sont en permanence dans cette pratique. Pas une journée, ni une demi-journée sans évaluer ! Jusqu’à ignorer, du reste, pourquoi on évalue ainsi, à tours de bras.
Il faut souligner d’emblée que ceux qui souffrent en premier lieu de cette pratique, ce sont les enfants eux-mêmes, en grande majorité, qui vivent ces séances comme de véritables situations répressives, mises en place régulièrement pour mesurer leurs échecs. En n’omettant pas de rappeler — mais est-ce utile ? — que chaque apprenant, quel que soit l’objet et le contenu de son apprentissage, ne reproduit jamais le même parcours que ses congénères. Parce que chaque savoir construit ancre sa réalité dans l’expérience propre, le vécu et la culture de chacun, il ne saurait connaître les mêmes conditions d’émergence chez deux individus différents ! Les enfants n’apprennent pas à marcher, à parler, à lire, à nager, etc., au même moment, ni de la même manière. Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’en inquiéter. Encore faudrait-il penser — et faire — une école qui n’oublie pas dans ses principes et son fonctionnement l’existence de tels fondamentaux !
Et si l’on veut trouver une première limite qui invalide, à nos yeux, toute tentative d’évaluation, c’est le fait qu’elle ne concerne que les savoirs complètement réalisés. C’est-à-dire ceux que maitrise l’enfant en totale autonomie, sans aucune aide extérieure. S’interrogeant sur la pertinence d’une telle façon de faire, dès le début du 20e siècle, Vygotsky [1] comparait l’attitude de l’évaluateur scolaire à celle du propriétaire d’un verger qui ne mesurerait la capacité de production de celui-ci qu’aux seuls fruits récoltés lors de la première cueillette. C’est-à-dire en négligeant tous les fruits, encore verts, ou encours de maturité, mais qui seront cependant récoltés plus tard, et qui sont donc à inscrire au crédit de la production de ce verger ! Evidemment. Convenons que l’écart est d’importance et qu’il se trouve dès lors impossible de considérer cette méthode comme étant représentative de la nature et du volume des apprentissages réellement construits.
En effet, il convient de faire remarquer que l’enseignant qui évalue procède, la plupart du temps, en mesurant le résultat de son enseignement objectif (les objets qui sont enseignés) programmé selon des instructions officielles et la didactique des disciplines, rarement en essayant d’estimer les savoirs nouveaux et les comportements qui se sont mis en place progressivement à l’occasion des situations intersubjectives qu’il a offertes aux apprenants, jamais suivant une démarche collective où pourrait se produire l’émergence des savoirs en cours de construction. Il est vrai que notre système éducatif est implicitement conçu — et fonctionne explicitement d’ailleurs — selon une conception bancaire du savoir [2]. Celui-ci est détenu par quelques-uns, « plus savants », qui le déversent, selon leur bon vouloir et des procédures codifiées, dans la tête des enseignés. Ces derniers, présumés ignares, « bénéficient », de ce fait, au sein de l’institution, de ce statut d’incompétence ainsi que du comportement afférent à celui-ci (c’est-à-dire celui d’être bien sages, de bien écouter les chefs, de bien apprendre les leçons et de reproduire les modèles).
Remédier
Pour passer maintenant à la prétendue utilité de l’évaluation, c’est-à-dire la mise en évidence des difficultés des enfants pour pouvoir ensuite y remédier, nous dirons que tout dispositif d’accompagnement, de soutien ou autre, ne peut être que contre-productif ! Chacun qui a fréquenté des apprenants sait parfaitement que lorsqu’un concept ou une démarche n’a pas été compris, il devient totalement inutile de réexpliquer, ni de répéter ce qui a déjà été fait — à plusieurs reprises, bien souvent : c’est une tout autre pédagogie qui doit être mise en place !!!
Quelques remarques complémentaires.
Le rôle sociologique et systémique de l’école dans la reproduction des inégalités sociales interdit de penser qu’un système politique et social accepterait de mettre en place un dispositif de remédiation si celui-ci était susceptible de produire des effets positifs dans le champ de la réussite scolaire des enfants. (Constats récurrents des études sociologiques sur l’école conduites au cours des dernières décennies. Voir Bourdieu, Passeron, Lahire, Baudelot, Establet, etc.). Envisagé de façon théorique, donc, un dispositif d’aide ne peut aucunement prétendre à modifier les équilibres systémiques en produisant des effets tangibles dans la réussite scolaire des enfants.
De plus, toute désignation d’un individu comme étant « en difficulté » conduit à faire de ce prétendu constat une réalité quasi définitive (V. Rosenthal, Watzlawick...). La participation d’un enfant à une action de remédiation emporte ou renforce la propre certitude de ce dernier — comme celle de son entourage et même de son enseignant — quant à son incompétence scolaire.
Nous nous heurtons aussi, dans ce domaine, à une vision angélique et naïve (une idée reçue) qui ferait correspondre à tout acte d’enseignement son corollaire d’apprentissages. Ce qui revient à ignorer le caractère historique du développement intellectuel de l’individu, notamment de l’enfant d’âge de l’école élémentaire. Très peu de savoirs se construisent de façon concomitante à leur enseignement : il faut du temps pour les confronter à l’expérience, aux autres savoirs « provisoires », etc., avant que des processus automatisés relevant plutôt du « dressage » ne soient transformés, reconsidérés, généralisés et intégrés par l’apprenant pour devenir des apprentissages accomplis et autonomes. Et la plupart du temps ces derniers se réalisent hors du contexte purement scolaire. (V. Engels, Vygotsky...). Des actions ponctuelles d’enseignement et de prétendue remédiation ne sauraient infléchir profondément la qualité des savoirs réels construits par des enfants. Il faut du temps pour que les savoirs passent de la zone proximale de développement à celle des savoirs autonomes [3].
Il est de plus évident, pour tout pédagogue ayant déjà travaillé avec de jeunes enfants (d’âge de l’école primaire), que les rythmes scolaires restent toujours adaptés aux rythmes et besoins des adultes plus qu’ils ne le sont aux capacités réelles des enfants encours de développement. (V.H. Montagner, rapport OCDE...). La surcharge de la journée de classe produite par tout dispositif d’aide suffit à elle seule à condamner d’avance le recours à un tel dispositif.
L’idée reçue qui voudrait qu’on puisse obtenir une cartographie précise des savoirs des enfants, pour engager des remédiations, ne tient pas face aux quelques arguments qui viennent d’être évoqués. C’est pourtant l’ambition naïve de beaucoup d’enseignants qui sont ainsi abusés par la propagande officielle : cette croyance a été construite et diffusée par le système lui-même dans une perspective démagogique, il s’agit de convaincre les parents que l’école fait tout pour leurs enfants, et qu’elle fait encore plus s’ils sont en difficulté ! Cependant, en quarante années de carrière comme enseignant, nous n’avons jamais rencontré un enfant en échec dont la destinée scolaire ait pu être positivement transformée par un quelconque dispositif de remédiation. Analyser la difficulté scolaire en ne considérant que la seule variable du concept ou de l’opération en question, est une grossière simplification en raison des nombreux paramètres en interaction lors de la réalisation d’un apprentissage : la dénaturation explique alors la stérilité récurrente de ce type de démarche, qui caractérise pourtant le fonctionnement régulier de l’institution scolaire [4].
La réalité que cache alors ce type de remédiation pourrait être plutôt celle de la nécessité, qui incombe à l’école, de sélectionner, parmi ses publics, ceux qui sont dignes de se voir confier un pouvoir, notamment de décision, tout en maintenant ceux qui n’ont été qu’appelés, mais pas élus, dans une maitrise seulement élémentaire des outils conceptuels. Ils seront alors plus facilement enclins à déléguer leur pouvoir, celui qui est confié au peuple dans une démocratie, à des représentants qui, eux, sauront penser et agir à leur place...
[1] L. S. VYGOTSKY, Pensée et langage, La Dispute, 1997
[2] Paolo FREIRE, Pédagogie des opprimés. La Découverte, 2001
[3] L. S. VYGOTSKY, Pensée et Langage. La Dispute, 1997
[4] Alors que la mise en œuvre d’un projet global et radicalement alternatif — comme les classes lecture par exemple — permet d’agir directement sur la qualité et la quantité des savoirs parce que c’est tout l’environnement qui est redéfini et aménagé en fonction de ce but, et qui rend alors possible leur émergence.