Éditorial

« L’écrit, ce qui lie la ville »

Michel PIRIOU

Le niveau du rapport à l’écrit dans un pays ne s’évalue pas dans l’école mais en dehors d’elle, dans le fonctionnement, attendu et effectif, des multiples aspects de la vie économique, politique, culturelle, citoyenne, personnelle de chaque individu. L’AFL considère donc que « la lecturisation » est à poursuivre par deux voies qui se complètent et se renforcent. D’une part, faire évoluer le recours à l’écrit comme composante revendiquée de tout travail et de toute activité, dans l’accès à l’information, dans les relations citoyennes, dans les loisirs, dans la formation continue. Et, donc, mettre en œuvre une politique volontariste quant à l’exigence, dans le quotidien de tous, du recours à l’écrit intégré comme outil de pensée et langage de la raison graphique. D’autre part, anticiper cette même évolution dans l’organisation et les méthodes à l’école et au collège, notamment en demandant aux bibliothèques, quelles qu’elles soient, de s’investir dans une politique de lecture et de production pour les besoins internes de tout collectif.

Le langage écrit est un des outils dont l’humanité s’est doté pour « exister par deux fois », selon la belle expression et le titre du dernier ouvrage de Pierre Bergounioux. « Celui qui écrit peut explorer cette contrée merveilleuse, celle de la pensée, qui jouxte le fleuve impétueux, irrépressible de la vie, c’est-à-dire de l’action, de l’urgence, du souci, de l’amnésie. Il peut faire retour sur un moment révolu dont la hâte, la fatigue, l’appréhension lui avaient refusé la conscience, inférer, du souvenir approximatif, imparfait qu’il en garde, la réalité de ce qu’il a dû se produire, travailler à obtenir, après coup, l’accord entre ce qui se passe et ce qu’on en pense, la vérité. [...] Depuis cinq millénaires que la profession des « archivistes à clous » est apparue dans les cités de Sumer et d’Akkad, il existe deux mondes : celui, palpable, contraignant, opaque, inéluctable auquel nous sommes assujettis par corps, et son double de papier, son image explicite, pensée, sa version écrite. [...] Nous pensons, bien sûr, à ce que nous faisons mais sans penser que nous y pensons parce que nous sommes tellement accaparés par les tâches matérielles de la vie que nous n’avons pas la possibilité de faire ne fût-ce qu’un pas de côté pour nous la représenter mieux. ».

Ce qu’on discerne plus précisément aujourd’hui, c’est la spécificité de l’écrit en tant que langage, c’est-à-dire en tant qu’instrument nécessaire à des opérations intellectuelles qui définissent une manière de penser, une raison graphique. C’est l’accès de tous aux usages de cette pensée théorique qui est la cause du combat pour la maîtrise de l’écrit. Et l’ancrage dans le social est essentiel à son développement. Pas plus que lire, apprendre à lire ne peut être l’affaire de l’école seule. Une volonté, commune à de multiples partenaires, est nécessaire.

Chacun doit vivre avec les autres ces actions qui constituent le fleuve impétueux et irrépressible de la vie que l’écrit va permettre d’interroger pour leur découvrir un sens en les mettant à distance afin de mieux les considérer, en les allégeant de la contrainte séquentielle qui caractérise le langage oral, en posant parties et moments dans leur simultanéité afin de les inscrire dans une cohérence qu’ils questionnent à nouveau. L’écrit est alors un langage qui permet de construire des systèmes, l’instrument du passage à la théorie, du déplacement que constituent chaque aventure individuelle, chaque histoire et chaque événement vers un modèle nouveau qui en rend mieux compte, qui en dit un sens.

L’écrit est bien cette fonction algébrique du langage qui fait passer de l’interminable empilement de situations répétitives à leurs classes et la littérature n’est jamais que l’usage le plus élaboré du langage écrit pour imposer de la perspective, de la vision du monde et donc aussi de la « naturalisation ». Si bien que ce qui est fâcheux dans les 70 à 80% de non lecteurs ou de lecteurs épisodiques dans nos sociétés, ce n’est pas d’abord un déficit de consommation de livres, ni la courbe toujours trop stable des statistiques de prêt de la bibliothèque municipale qui donne des angoisses à l’adjoint à la culture, ce qui est fâcheux, c’est le déficit, à l’échelle du pays, de pensée abstraite et théorique, c’est une stagnation de la composante intellectuelle explicite dans toute activité humaine.

On comprend dès lors que les fractions dominantes de la société puissent s’y opposer et en fassent une question de goût et pas de nécessité, d’offre et pas de demande... La course à l’abîme et au non-sens où nous engagent nos « élites » rend indispensable une part toujours plus grande de réflexivité et de théorisation et la levée en masse de toutes les intelligences. L’écrit n’est pas le support d’un loisir ou d’une discipline qui s’enseigne à l’école, il constitue un moyen d’action puissant pour vivre et pour évoluer ensemble. Encore faut-il qu’éducateurs, travailleurs sociaux, parents, bibliothécaires, associations mais aussi élus, syndicalistes, dirigeants des comités d’entreprises, sans oublier les professionnels du livre qui les écrivent, les illustrent, les fabriquent, les diffusent, les critiquent et les font connaître se persuadent, avec tous les peu ou pas lecteurs dont ils font à leur manière partie, qu’avant d’être une affaire de moyens, c’est d’abord une affaire politique.

La lecture l’affaire de tous !? sera le thème du prochain congrès de l’AFL à Mouans Sartoux (06), avec l’ambition de susciter des pratiques coordonnées afin d’élever, dans les quartiers et les villages, le niveau du recours à l’écrit, élévation déterminante pour la réussite collective, scolaire, professionnelle et citoyenne.

« L’écrit, ce qui lie la ville »