« L’écrit, quelque chose qui parle à l’œil... Les mots transparents et les yeux fertiles »

Mais vos enfants, eux, risquent d’en sentir rapidement les effets...

***

Monsieur Dupont, en sortant de chez lui pour se rendre à son travail, retire de sa boîte à lettres les prospectus qui l’encombrent. Ce remplissage quotidien l’agace un peu, comme l’agace sa curiosité qui le pousse toujours à lire toute cette publicité avant de la jeter à la poubelle. Il est vrai que cette lecture demande si peu de temps ! Non, Monsieur Dupont n ’a pas envie d’acheter un pavillon. Non, des cours de dactylographie ne l’intéressent pas. Par contre, il doit remplacer sa voiture et la date de présentation de nouveaux modèles par un garage proche attire davantage son attention.

Parce qu’il songe au remplacement de sa voiture, mais aussi parce que tout cet écrit est pour lui inutile, monsieur Dupont ne voit pas les poteaux indicateurs, les noms des rues, etc. qui lui permettraient de se rendre à la gare si ¡’itinéraire qu ’il emprunte lui était moins familier. Il ne lit pas plus les enseignes des magasins qu’il voit tous les jours. Mais cet homme, préoccupé par le mauvais état de sa Renault, n’en est pas moins amateur de football. Parmi tes affiches qui tapissent les murs, les panneaux, les devantures des boutiques, il repère vite le nom des futurs adversaires de l’équipe locale sur les affichettes annonçant le prochain match, et il s’arrête sur les mérites d’une « grande routière » vantée par un placard tapageur. À la gare, pour vérifier le numéro du quai de départ de son train et pour trouver le quotidien qu ’il lira pendant le trajet, le regard de monsieur Dupont parcourt les colonnes du tableau indicateur et la masse disparate de journaux et revues que contient le kiosque...

Cette mauvaise version de « Elle court, elle court, la banlieue » veut attirer l’attention sur ce qui est oublié à force d’être présent et quotidien. Nous ne nous rendons pas compte : ► de l’importance de l’écrit dans notre vie, nos occupations, nos loisirs, ► de la diversité des écrits proposés à notre lecture, ► de que nous faisons quand nous lisons, ► de la diversité des attentes de chacun dans l’usage que nous faisons de cette masse imprimée.

I. L’IMPORTANCE DE L’ÉCRIT

Une demi-heure de la journée d’un habitant d’une banlieue en 1981... Le simple trajet de chez lui à la gare... et déjà tant de rencontres avec les écrits sociaux : prospectus, affichettes, tracts, affiches, plaques, panneaux, tableaux, livres, revues, journaux, bandes dessinées, pour conseiller, informer, tenter, dissuader, diriger, distraire, interpeller, exhorter chacun d’entre nous en permanence...

Et monsieur Dupont n’en a pas fini, si on peut dire ! A son bureau, il va lire son courrier, la documentation professionnelle, le menu de la cantine et le compte rendu de la dernière réunion syndicale. Que lira-t-il le soir, rentré chez lui ? Un roman ? Un hebdomadaire ? Peut-être tout simplement le programme de télévision et les sous-titres d’un film étranger qu’il a choisi de regarder avec sa famille...

Cette confrontation avec un écrit présent dans tous les lieux et dans toutes les activités, les enfants la connaissent aussi, qu’ils sachent lire ou non. Un enfant de quatre ou cinq ans, capable dès son plus jeune âge de faire la distinction entre une éraflure due au hasard et une inscription porteuse de sens, entretient avec cet écrit présent partout des rapports sur lesquels nous reviendrons. Il est dommage que l’école ignore le plus souvent ces interactions que les jeunes enfants ont avec les écrits sociaux, sous prétexte qu’ils « ne savent pas lire », sous prétexte qu’on ne leur a pas encore enseigné la lecture !

La place de récrit ne diminue pas...

Pour revenir à l’importance de l’écrit dans notre vie quotidienne, il faut dire qu’ils se sont trompés les futurologues qui, au moment du développement des moyens audiovisuels de communication, prédisaient la disparition de l’écrit. La vérité, c’est que la télévision, la radio, le cinéma se sont ajoutés à l’écriture pour créer et satisfaire ce formidable besoin d’information qu’on constate actuellement. L’écrit a trouvé sa place et joué son rôle dans cette inflation de la communication et de la circulation des idées. Une place et un rôle irremplaçables. On voit mal ce qui pourrait remplacer l’écrit pour la liste des courses, le message sur la porte en cas d’absence, le mode d’emploi de la machine à la disposition du public, l’avertissement à propos de la marche peu visible ou de la peinture fraîche.

...car l’écrit est irremplaçable...

Il s’agit de petites choses, dira-t-on et, dans le même temps, on écrit moins parce qu’on téléphone beaucoup. Certes !... Mais ces exemples révèlent les contraintes techniques des divers moyens audio-visuels et leurs caractéristiques d’emploi. L’écrit a des vertus spécifiques qui peuvent être résumées en une seule formule : l’écrit respecte la liberté du lecteur

parce que, seul, il met en permanence la totalité de l’information qu’il contient à la disposition du lecteur. En effet, point n’est besoin de lire autre chose dans le journal que ce qui intéresse. La radio, la télévision m’obligent à écouter toutes les informations qu’un autre que moi a cru bon de me faire écouter avant que je puisse entendre ce qu’il m’importe de savoir. Les index, les tables des matières, les titres de chapitres permettent de voir comment les écrits sont organisés sans avoir à les lire. Ils permettent d’aller rapidement chercher l’information précise qu’on souhaite dans un ouvrage documentaire pourtant volumineux. Imagine-t-on pareils « facilitateurs » pour l’audition ou le visionnement d’une bande magnétique ?

...et respecte le lecteur...

parce que l’écrit garantit davantage le libre arbitre et l’exercice de l’esprit critique. Bien sûr ; le mensonge, la mauvaise foi et la propagande utilisent aussi l’écrit, mais la permanence de ce qui est écrit permet les vérifications et les confrontations. Contrairement à la parole ou à l’image qui s’imposent et subjuguent, l’écrit suppose bien souvent un acte volontaire qu’il est possible de différer. L’écrit se propose ; la parole et l’image s’imposent.

parce que les autres grands moyens de communication diffusent l’information à la vitesse de la parole alors qu’un lecteur, même médiocre, prend connaissance du contenu d’un écrit à la vitesse qu’il veut... lentement s’il le souhaite... ou à une vitesse deux ou trois fois supérieure à celle de la parole si c’est nécessaire. Ne dit-on pas que ce qui est présenté dans un journal télévisé ne remplirait pas une page de journal ?

On nous objectera que l’image montrant un paysage en donne une connaissance plus rapide et plus complète que la lecture de la description qu’on peut en faire ; que la vision d’une séquence prend moins de temps que la relation écrite de l’événement qu’elle contient. On aura raison. C’est pourquoi le film partage aujourd’hui, dans l’art du récit, la place qu’occupait, seul, le roman au 19ème siècle. Le cinéma, la télévision sont les moyens privilégiés pour le reportage, l’événement spectaculaire, la fiction. Par contre, on n’a jamais tant édité d’ouvrages documentaires. L’écrit a l’apanage de l’information technique, professionnelle et scientifique.

Mais l’écrit change de support

L’importance de l’écrit augmente. En disant cela, nous ne sommes pas des attardés dans un combat d’arrière-garde pour une culture livresque dépassée. Ce qu’on constate à propos des ordinateurs laisse penser que la microinformatique et la télématique — qui envahiront bientôt notre quotidien — donneront à l’écrit une importance encore accrue. Ce qui change, c’est la forme de l’écrit et de ses supports. Les enfants liront aussi sur des écrans. Ils ont bien besoin d’apprendre à lire car ils auront beaucoup à lire.

II. LA DIVERSITÉ DES ÉCRITS

Ce qui caractérise l’évolution de la lecture, c’est le fait qu’elle a été obligée de s’adapter à la multiplication des formes d’écrits qu’on connaît maintenant. Revenons à monsieur Dupont et à son parcours matinal. Les prospectus, les affiches, le tableau des horaires, le journal offrent des écrits dont la disposition, l’organisation générale, les caractères typographiques sont bien différents. On comprend que ces différences l’obligent à adopter des stratégies de lecture différentes pour prendre connaissance des informations contenues dans ces écrits.

De la lecture de la « page grise »...

Pendant longtemps et jusqu’à une période récente, la seule forme d’écrit qu’on connaissait était ce que François Richaudeau appelle la « page grise ». Pour des raisons techniques et économiques, l’écrit était rare. On lisait intégralement la succession régulière de lignes entières composées avec des caractères semblables pour la plupart. Le moindre coût du papier et les possibilités de l’imprimerie moderne ont permis la diffusion d’une quantité énorme de livres, de revues, de magazines. Nous venons d’en parler. Dans l’impossibilité de pouvoir tout lire, le lecteur doit à la fois pouvoir choisir et pouvoir lire vite ce qu’il n’est pas nécessaire de lire lentement ou intégralement. Ces deux impératifs conduisent les éditeurs et les imprimeurs à proposer aux lecteurs des formes d’écrits très diverses, et à faciliter la lecture de ces écrits aux formes multiples en utilisant toutes les astuces techniques.

...à la lecture flexible

François Richaudeau considère [1] qu’il y a six formes principales d’écrits conduisant à six types de lectures (ou qu’à six lectures différentes correspondent six formes d’écrits). Contentons-nous d’en donner un aperçu en considérant les lectures de monsieur Dupont. Il est évident que les « survols » rapides des prospectus encombrant sa boîte à lettres, ou des titres de la première page de son journal, n’ont rien à voir avec la lecture du roman qu’il entreprendra ce soir. C’est encore une autre lecture qui lui permet de repérer le numéro du quai de départ sur un tableau indicateur (ou de trouver un numéro de téléphone dans un annuaire). Le courrier, le compte rendu d’une réunion du Comité d’entreprise à laquelle il a assisté, un article professionnel d’une technicité ardue, et le tract syndical distribué à la cantine ont été lus différemment. L’intérêt ou la nécessité le poussent à tout lire, ou au contraire à ne prélever que l’essentiel, ou encore à trouver rapidement l’unique renseignement utile. Les spécialistes parleraient de lectures intégrale, sélective, de recherche. Pages uniformes, chapitres et paragraphes, tableaux et listes, légendes et bulles sont des choses devenues familières à la plupart d’entre nous. Les tables des matières, les résumés, les titres et sous-titres, les alinéas, les lexiques, les renvois, les index sont, parmi d’autres, des moyens permettant de connaître rapidement, et tout de suite, le sujet traité, la liste et l’ordre des parties, l’organisation de l’ouvrage, et donc de pouvoir choisir soi-même la manière qu’on aura de cheminer dans l’écrit, et la stratégie qu’on adoptera.

Les aides au lecteur

La ponctuation, les majuscules, les couleurs, la forme et la taille des caractères, les longueurs inégales des lignes, les espaces et les retraits sont des facilitateurs. Ces procédés typographiques augmentent la lisibilité de l’écrit, lisibilité dont nous allons reparler. Ils constituent une présentation, une trame et des repères visuels aidant l’œil à se situer. Ces stratégies, ces manières de se comporter différemment selon les écrits auxquels on a affaire, ces « gymnastiques du regard » qu’elles supposent, tout cela fait évidemment partie du savoir-lire. C’est un non-sens d’imaginer qu’on puisse apprendre à lire une affiche, un annuaire, un journal après avoir appris à lire ! Qu’est-ce alors qu’apprendre à lire si on exclut de l’apprentissage ce qu’il faut savoir faire ? Si on exclut les écrits sociaux qu’on est conduit à rencontrer ?

L’école se préoccupe surtout de la lecture de la « page grise », de l’écrit littéraire. Elle tient peu compte du fait que les écrits se sont diversifiés et que la lecture a évolué. Mais, à vrai dire, qu’est-ce qu’enseigne l’école quand, à travers les méthodes qu’elle utilise la plupart du temps, elle dote les enfants d’un moyen de déchiffrer ? Comme si c’était ce qu’on fait quand on lit...

III. QUE FAIT-ON QUAND ON LIT ?

La lecture est une activité extrêmement complexe. Les spécialistes de la lecture en découvrent progressivement les mystères, encore que leurs travaux ne cessent de soulever des quantités d’interrogations. A défaut de savoir précisément ce qu’elle est, au moins sait-on déjà ce qu’elle n’est pas ! L’erreur première, c’est de considérer que l’écrit ne serait pas un langage, mais un moyen pratique [2] de conserver le langage oral. Ainsi l’écrit, quand on le regarde, n’aurait pas de sens, mais l’oral, qu’on peut reconstituer à partir de lui, en a !

Lire, ce n’est pas déchiffrer

Or lire, ce n’est sûrement pas transformer des signes écrits en sons correspondants. Lire, ce n’est pas traduire de l’écrit en oral pour le comprendre, même si cette traduction ne se fait pas à haute voix, mais sous forme de « langage intérieur », « mental », « subvocalisé », comme on le dit souvent. Lire, c’est directement faire du sens avec de l’écrit. C’est une activité idéo-visuelle. L’écrit est un langage pour l’œil. Mais il est difficile de s’en rendre compte.

parce que la lecture est une activité discrète, secrète, qu’il est difficile d’observer chez autrui.

parce que la plupart des gens ont appris à lire en apprenant à déchiffrer et ils s’imaginent, ayant pourtant abandonné cette pratique, qu’ils continuent à faire la même chose, mais plus rapidement.

parce qu’il en est de sa propre lecture comme de sa pensée. Pour la rendre observable, on veut la rendre consciente et on la dénature. On ne peut pas s’arrêter pour se regarder marcher. On formule ce qu’on voit en langage intérieur... On ne lit plus.

Pourtant, qui ignore qu’un lecteur, même peu rapide, lit un texte d’une difficulté moyenne à une vitesse trois fois supérieure à la vitesse de la parole ? Ce qui exclut la possibilité d’une prononciation même intérieure. Qui ne s’est pas rendu compte que ce qu’on appelle la lecture à voix haute n’existe pas ? Il s’agit, en réalité, d’un exercice de reformulation de ce qu’on vient de lire avec les yeux et sans déchiffrer. La preuve ? On éteint la lumière dans une salle où quelqu’un « lit à voix haute »... et il est capable de continuer à dire les quelques mots qu’il a vus et lus avant que la lumière s’éteigne. L’intonation qu’on met en « lisant à haute voix » suppose une compréhension (et donc une lecture) préalable de ce qu’on dit. Il faut un décalage entre « l’œil qui lit » et la « bouche qui parle ». Il arrive souvent qu’on simplifie, pour un enfant, une histoire qu’on est en train de lui « lire » et qui est écrite avec un vocabulaire qu’il ne comprendrait pas...

Les aspects techniques de l’acte de lecture

Les yeux du lecteur avancent par sauts et fixations le long du texte dont il est en train de prendre connaissance. C’est seulement pendant les fixations que le lecteur « photographie », « identifie », « reconnaît » [3] une partie de la chaîne écrite qu’on appelle un empan. Les empans sont plus ou moins grands selon la qualité du savoir-lire du lecteur, son entraînement, sa familiarité avec le sujet, la difficulté du texte. L’identification (ou la reconnaissance) au cours des fixations se fait grâce à des signes, à des aspects de la langue écrite pertinents pour l’œil (et non pour l’oreille). Les formes irrégulières, les lettres inutiles et superflues, les redondances, les variations dans les terminaisons, les marques du pluriel, etc., toutes les « complications » orthographiques rendent la lecture plus aisée. Une langue phonétique serait, peut-être, une langue facile à écrire (et encore, c’est faux !) Mais elle serait difficile à lire. Qu’on songe aux homonymes ! Les différences entre thym, teint, tint, tain et tin paniquent l’apprenti « écrivain », mais aident singulièrement le lecteur à attribuer le sens qu’il faut à ce qu’il voit.

L’anticipation

Mais il faut évoquer aussi un autre aspect de la lecture qui fait qu’en réalité les choses ne se passent pas exactement comme on vient de le dire. En effet, un lecteur anticipe en permanence, c’est-à-dire qu’il émet des hypothèses sur le texte et imagine déjà ce qui va suivre en fonction de ce qu’il vient de lire. Ce qui fait de la lecture une activité assez compliquée puisqu’au cours d’une fixation, le lecteur, en identifiant un empan, vérifie, en réalité, ce qu’il a supposé précédemment (il infirme ou confirme ses hypothèses) en même temps qu’il anticipe la suite.

Il faut avoir présent à l’esprit la vitesse à laquelle cette activité se déroule. Un bon lecteur, répétons-le, lit 50 000 mots à l’heure (cinq fois la vitesse de la parole), et ce n’est pas une prouesse. Une seule fixation par ligne du journal, présenté en colonne, suffît à un lecteur moyen pour prendre connaissance des nouvelles. La lecture en « survol », dont nous parlions plus haut, permet à un bon lecteur de comprendre (et de retenir) l’essentiel d’un texte en un minimum de fixations qui « photographient » des parties du texte.

L’entraînement à la lecture

On sait qu’un entraînement systématique, développant les différentes composantes de l’acte de lecture, augmente vitesse et compréhension. La possibilité de reconnaître rapidement un mot parmi d’autres qui lui ressemblent, l’élargissement des empans, l’habitude qu’on donne à l’œil de se fixer sans retours en arrière ni hésitations, la faculté d’anticiper dans des écrits multiples et de plus en plus difficiles, rendent le lecteur plus véloce, plus efficace. Il dispose alors d’un outil qu’il utilise comme bon lui semble.

Ainsi, se développe sûrement le goût de lire par la maîtrise de la lecture. Ainsi, sûrement, l’écrit joue le rôle irremplaçable que nous avons signalé au début de ce chapitre, dans l’ensemble des moyens de communication. Ainsi, sûrement, les enfants peuvent apprendre à lire, et aiment lire.

Lecteurs et déchiffreurs

Car, dans l’activité que nous venons de décrire, nous sommes loin du déchiffrement. Au moins, pourrait-on supposer que l’un prépare l’autre... ; que si on enseigne la correspondance entre l’écrit et l’oral, c’est qu’elle prépare à la lecture, qu’elle en est le premier stade...

Force nous est de constater que ce n’est pas le cas. On n’apprend pas un comportement en faisant le contraire. Déchiffrer oblige à avoir avec l’écrit un comportement opposé à celui qu’il est indispensable d’acquérir pour être bon lecteur. Déchiffrer conduit :
à suivre « en continu » la suite des signes,
► à commencer un texte par la première lettre du premier mot,
► à s’arrêter dès qu’on rencontre un mot qu’on ignore,
► à faire passer par l’oreille ce qui est prévu pour l’œil, c’est-à-dire à repérer la trace écrite des « unités sonores » et non les signes visibles des « unités de sens ».

On comprend que cette besogne accapare toute l’attention, surtout chez le jeune lecteur, et qu’elle devienne une fin en soi. Quel que soit le moyen de communication adopté, la faculté de comprendre suppose la possibilité d’anticiper. Dans le cas de la lecture, le déchiffrement empêche presque toujours l’anticipation et la parasite dans le meilleur des cas.

Beaucoup réagissent à ce qui vient d’être dit en rappelant qu’ils sont aujourd’hui bons lecteurs alors qu’on leur a enseigné le déchiffrement quand ils étaient enfants. Et c’est vrai. Mais, à un moment, ils ont développé une autre manière de lire, par goût, par nécessité. Ils se sont mis à lire. On doit se demander s’ils n’auraient pas été meilleurs lecteurs en n’étant pas contraints de « passer » par le déchiffrement. Toutes les personnes qui veulent perfectionner leur lecture sont obligées de se débarrasser d’un certain nombre d’habitudes acquises, avant de commencer à envisager d’améliorer leurs performances. Et puis, n’oublions pas les résultats des évaluations du savoir-lire des enfants et des adultes. La majorité a une vitesse de lecture tout au plus égale à celle de la parole. Ce sont de bons déchiffreurs, mais de bien piètres lecteurs. C’est grave car l’écrit cesse d’être ce moyen de communication rapide et efficace, et on y a de moins en moins recours pour s’informer et se distraire. Si la lecture est un comportement mal maîtrisé et pénible, on n’utilise l’écrit que sous la contrainte et on perd ainsi tout ce qu’il a d’irremplaçable. Soit, diront d’autres, la lecture est une recherche d’indices et pas une investigation totale des signes ; mais n’est-il pas au moins nécessaire de déchiffrer les mots qu’on ne connaît pas ? Et bien, non ! Le déchiffrement est vraiment la dernière stratégie utilisable en ce cas. Est-ce en prononçant un mot qu’on ignore — et encore faut-il être sûr de le bien prononcer — qu’on le comprendra ? On peut lire un roman russe ou Scandinave sans être capable d’oraliser — ou sans en avoir l’envie — les noms des héros ou des lieux que pourtant on identifie très bien tout au long de l’histoire. La recherche de sens se passe de prononciation. Franck Smith [4] considère qu’il y a six ou sept stratégies de rapport avec l’écrit, indépendantes les unes des autres, qu’on soit lecteur ou producteur d’écrit. Dans les deux cas, la première est toujours l’inventaire des traits visuels de la physionomie du mot ; la dernière, les règles de correspondance oral-écrit !

Lire, c’est faire du sens avec de l’écrit

Car, à n’examiner que les aspects techniques, mécaniques et physiologiques de la lecture, comme nous venons de le faire, nous ne considérons que la partie visible de l’iceberg. La partie la plus importante et la plus complexe se passe dans la « boîte noire ». C’est tout le processus intellectuel d’élaboration du sens à partir de signes graphiques conventionnels, organisés conventionnellement. Dans cette perspective, le mot (et en particulier le mot inconnu) perd de son importance. Plus un bon lecteur comprend un texte en un minimum de temps, moins il se souvient de chacun des mots de ce texte. Chacun sait que plus un lecteur est familier avec le contenu d’un écrit, moins il sera capable, en le lisant et en le comprenant parfaitement, de voir les erreurs dans les mots qui s’y trouvent. Pour rechercher les omissions de mots et les fautes de frappe dans un texte dactylographié, il ne faut pas le lire (s’intéresser au signifié, à la structure profonde) mais regarder chaque mot (s’intéresser au signifiant, à la structure de surface). Le sens d’une phrase n’est pas la somme du sens des mots isolés qui la composent. Bien au contraire, c’est le texte, le contexte, qui donnent leur sens aux mots. On en a conscience avec les mots à plusieurs sens [5]. Mieux, c’est le sens du texte ou de la phrase qui permet de prononcer les mots, et ce n’est pas la prononciation qui fournit le sens [6]. Nous pourrions multiplier les exemples. Le sens d’une forte proportion des mots qu’on connaît, a été acquis parce qu’on les a rencontrés au milieu d’un texte, alors qu’on ne les connaissait pas. C’est ainsi que le jeune enfant a appris à parler et à lire. C’est pourquoi il faut convaincre les enfants de ne pas s’arrêter sur les mots inconnus, mais d’en deviner le sens en continuant à lire le texte. Les recherches sur la lecture laissent à peine soupçonner les processus mis en œuvre dans les phénomènes d’élaboration du sens [7]. L’écrit étant directement un langage pour l’œil, on pourrait essayer de rendre compte de ce qu’est la lecture en la comparant à l’activité de quelqu’un qui regarde un paysage. S’il se met à détailler les couleurs, à énumérer les éléments qui le composent, il ne regarde plus le paysage ; la considération des éléments isolés n’aboutit pas à un tout et ne procure aucune émotion liée au paysage. À quoi reconnaît-on un visage ? À la vision globale de beaucoup de particularités qui, décrites ou même vues une à une, n’auraient pas permis l’identification de la personne. L’arbre cache la forêt, le mot cache le texte. La lecture, cette interaction d’un individu avec un écrit, a donc fort peu à voir avec une transformation de cet écrit en oral sous quelque forme que ce soit. Nous allons voir encore combien elle diffère de bon nombre d’autres idées reçues.

IV. LA DIVERSITÉ DES ATTENTES

Nous aurons utilisé plusieurs fois, dans ce chapitre, le terme de lisibilité. La lisibilité d’un texte, c’est sa capacité à être lu, compris et mémorisé. Il existe plusieurs moyens de calculer la lisibilité d’un écrit. Les moins complexes partent de la longueur des mots, des phrases, et de la fréquence de certains mots ; d’autres y ajoutent « l’intérêt humain » du texte. Ce facteur est important pour comprendre un aspect de la lecture que nous n’avons pas encore abordé.

En effet, un texte peut, par son vocabulaire, sa syntaxe, son niveau de langue, être parfaitement accessible, et pourtant je ne peux pas le lire. Des formules comme « Je n’arrive pas à entrer dans ce texte » rendent bien compte de ce phénomène.

Monsieur Dupont, notre monsieur Dupont, préoccupé et pressé, ne lit pas la moitié de l’écrit qu’il peut voir sur son parcours. Il opère, consciemment ou non, une sélection.

Lire, c’est questionner un écrit

Nous avons déjà dit que l’écrit ne s’imposait pas, qu’il était simplement disponible, passif même à la rigueur (si on excepte les titres racoleurs ou les « écrits-chocs » des tracts et des affiches).

C’est, qu’en effet, lire est un acte volontaire. Cela signifie que c’est toujours « un individu qui lit »... un individu « questionneur d’écrit »...

Toutes ces formules demandent des explications :

Il ne suffit pas de mettre devant les yeux de monsieur Dupont un panneau indicateur dont il n’a que faire, une enseigne de magasin qu’il connaît, une affiche renseignant sur un voyage dans le Tyrol qu’il n’a vraiment pas envie d’entreprendre, pour qu’il les lise ! C’est un peu la même différence qui existe entre « entendre » et « écouter » quelqu’un.

Lire, c’est chercher dans l’écrit la réponse à une question qu’on se pose. C’est solliciter un texte pour en obtenir ce qu’on pense qu’il peut nous donner : une information, dont on a besoin, la satisfaction d’une curiosité qu’on éprouve généralement à propos d’un sujet, le plaisir qu’on attend d’une belle page, d’une poésie, d’une histoire !

Ces explications provoquent trois réflexions :

L’aide prioritaire qu’on doit donner à certains enfants dans leur apprentissage de la lecture est justement de les rendre questionneurs d’écrit, de leur faire comprendre que l’écrit est source de réponses et de plaisir. N’insistons pas. Cette question est traitée plus loin.

C’est toujours un individu qui lit

Il faut adopter une nuance à la définition que nous avions adoptée : lire, c’est faire du sens avec de l’écrit. En réalité lire c’est faire « un » sens, « son » sens avec de l’écrit. La compréhension de la réponse que donnera l’écrit et la manière de recevoir cette réponse sont subordonnées à la question qui a fait qu’on l’a lu [8]. C’est cela qu’exprime la formule : c’est toujours un individu qui lit.

On constate, par exemple, que les gens ne comprennent et ne retiennent dans un texte que les aspects en rapport avec la raison pour laquelle ils l’ont lu. C’est vrai pour toute information, écrite ou pas. C’est particulièrement vrai pour l’écrit car la lecture est toujours le résultat d’une volonté, et le lecteur a toujours un projet.

Lire suppose un savoir préalable

Le lecteur doit toujours, pour aborder un écrit, supposer qu’il y trouvera satisfaction. Nous découvrons là un autre aspect de la lecture. En effet, jamais un lecteur n ’est complètement ignorant de l’écrit qu’il entreprend de lire. La lecture suppose des préoccupations, nous l’avons vu, mais elle nécessite des savoirs préalables. Et ces savoirs existent toujours, sinon il n’y a pas de lecture.

Ces savoirs sont de deux ordres :

Savoirs sur la nature de l’écrit, d’abord. Pensons au nombre « d’indicateurs » qui renseignent sur le type d’écrit auquel on a affaire. Comment faisons-nous dans une librairie ? Dans une bibliothèque ? Qui peut soutenir qu’il a, un jour, commencé une lecture sans savoir s’il s’agissait d’un roman ou d’un traité d’agriculture ? La forme, le support, le titre, la page de couverture, le nom de l’auteur sont des moyens de savoir dans quel écrit on s’engage... et sont aussi des moyens de s’y engager, tant reste vrai le fait qu’il n’y a pas de lecture sans attente. Mais des moyens parmi d’autres, innombrables, dont on n’a pas conscience parce qu’ils font partie de ce que savent, de l’écrit, les hommes et les femmes qui savent tire et qui vivent dans une société où l’écrit joue le rôle qu’on sait. Il n’y a pas de lecture « naïve »... Même quand on a l’impression de tout découvrir, des jalons ont été posés.

20% d’inconnu dans un texte qu’on comprend

Savoirs sur le contenu de l’écrit, ensuite. Ne parlons même pas du « survol » qui permet de détecter, avant de lire, de quel récit il s’agit (quand il s’agit d’un récit) ou si le niveau d’un ouvrage documentaire nous convient. Nous pensons, plus précisément, pour ce qui concerne la lecture, au fait qu’une information ne peut pas être comprise si l’individu à qui elle est destinée ne connaît pas déjà 80% des éléments qui la composent.

Nous allons prendre deux exemples pour illustrer cette théorie dans le domaine de l’écrit...

1. Imaginez tout ce qu’il faut savoir de l’écrit, de la télévision, du monde en général, pour commettre un acte de lecture aussi élémentaire que celui qui consiste à rechercher dans un journal les émissions TV programmées le soir à 20h30. 2. L’observation d’un lecteur du journal sportif L’Équipe est riche d’enseignements. Ne croyez pas que ce lecteur cherche les résultats d’un match ou d’une épreuve ! Il y a longtemps qu’il les connaît par la radio ou la télévision. Peut-être même a-t-il assisté au match ou regardé l’épreuve à la télévision. Ce qu’il cherche dans sa lecture, c’est le commentaire de tel spécialiste, le point de vue de tel autre, l’anecdote significative... Le tout exprimé dans un style allégorique et un vocabulaire imagé. Lecture d’initiés. Écrit illisible, incompréhensible pour qui n’a pas l’attente voulue... et les 80% d’informations préalables.

Ainsi, quand la lecture parvient à être cet acte volontaire déterminé par des préoccupations et un savoir préalable, quand la lecture utilise toutes les ressources de la seule exploration visuelle dans un dialogue entre ce qui est devant et derrière les yeux, alors l’écrit devient un moyen de communication d’une efficacité remarquable. Mais comment devenir lecteur ?

« L’écrit, quelque chose qui parle à l’oeil... Les mots transparents et les yeux fertiles »

[1Cf. Cinq contributions pour comprendre la lecture, Éditions de l’AFL (en ligne sur le site ww.lecture.org)

[2Surtout tant qu’on n’avait pas inventé le téléphone, la radio, les disques, le magnétophone...

[3On ne sait comment dire car tous ces verbes, comme nous le verrons plus loin, sont corrects et impropres à la fois pour rendre compte de ce qui se passe !

[4Cf. Comment les enfants apprennent à lire, Frank SMITH, Éditions Retz.

[5Il entrait dans son bureau et écrivait à son bureau. / Le car allait vite car la route descendait.

[6Il est à la gare de l’Est. / Il en portait un lot dans le Lot.

[7Cf. L’intervention de E. Andreewsky dans Cinq contributions pour comprendre la lecture, Ed. de l’AFL, précité.

[8Pour prendre un exemple très simple : comment est compris et reçu le panneau « défense de fumer » dans un local où le séjour sera long, selon qu’il est lu par un non-fumeur ou par un fumeur invétéré ?