Dossier : « Vers une société Educatrice ? »

3 - « L’éducation populaire comme “prothèse sociale” ? »

Aussi, la réflexion à partir de l’écrit s’est élargie aux outils de pensée en général, à la maîtrise indispensable de tous les langages afin de parvenir à un peuple éduqué. Donc éduquant... L’éditorial du numéro 87 des Actes de lecture annonçait le congrès de l’association d’octobre 2004 sur ce thème et était entouré de 2 contributions extraites de « l’Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France » paru en 1981. La première de Françoise Mayeur montre que l’Éducation populaire vise clairement dans l’esprit de ses promoteurs à développer une « solidarité » qui fasse « l’économie de la lutte des classes », à partir d’un idéalisme humaniste misant sur le pouvoir qu’auraient des savoirs et des chefs d’œuvre d’amender les rapports sociaux qui les ont produits. Dans la seconde, Antoine Prost n’hésite pas, quant à lui, à la décrire dans ses formes récentes comme « une prothèse sociale » ! Rendez-vous manqué pour la majorité des responsables de ces services « prothésiques » [1] dont on ne saurait, au demeurant, soupçonner la sincérité et le dévouement.

Des extraits de Françoise MAYEUR. Tome 3 de Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, 1981, INRP.

« L’idée que le monde ouvrier pouvait accéder à la culture et à une instruction développée est soutenue par les Francs-maçons comme par les Frères lassaliens, les
Saint-simoniens et de nombreux élèves de Polytechnique, ce qui contribue, au long du 19ème siècle, à la constitution d’une aristocratie ouvrière. (...) La Ligue de l’enseignement fondée en 1866, très liée aux républicains et aux Francs maçons, milite quant à elle pour le développement d’une instruction du peuple par l’école et ne se distingue pas trop de la démarche de Jules Ferry. (...) Si la Ligue, prudente dans son comportement et attentive à ne pas marcher sur les brisées de l’État, n’a pas fondé ni géré beaucoup d’établissements d’enseignement, elle n’en a pas moins eu un rôle éminent dans le maintien d’un état d’esprit, par la ferveur laïque qu’elle a entretenue. (...) Jean Macé avait un talent particulier pour communiquer sa foi et ses connaissances ; c’est le peuple qu’il voulait atteindre. Mais ce qu’il a touché et entraîné surtout, ce sont les couches ouvrières et la petite bourgeoisie déjà acquises à la République, proches même de la Commune. (...) Le protagoniste de l’éducation ouvrière est en même temps un militant, personnage qui prend forme dans la seconde moitié du 19ème siècle. (...) Un certain nombre de militants se trouvent confrontés à la pauvreté de la production littéraire, artistique et scientifique mise à la disposition des couches populaires, urbaines en particulier, et aux conséquences qui en résultent. À la fin du siècle, l’affaire Dreyfus donne une dimension politique à cette prise de conscience qui n’était guère le fait jusque-là que de petits groupes anarchistes ou anarchisants : l’école primaire ne suffit plus ; la presse républicaine peut être menteuse. C’est en ce sens, mais en ce sens seulement, que l’affaire Dreyfus peut être considérée comme le point de départ des Universités populaires, dont le principe était déjà en gestation.

La Première Internationale avait déjà fait dans ses débats une place à l’éducation. La guerre et la Commune l’avaient emportée ; mais après l’amnistie, le retour des bannis, l’arrivée d’une nouvelle génération permirent la reconstitution d’un noyau persuadé par l’exemple anglais, par l’exemple allemand, que l’émancipation de la classe ouvrière passait par son instruction et par une instruction qui devait répondre à ses besoins propres. (...) F. Pelloutier développe l’idée d’une auto-éducation ouvrière. (...)

Le mouvement des Universités populaires cherche à diversifier les services offerts, cours du soir, musée du soir, salle de spectacle le dimanche, bibliothèque de lecture sur place et de prêt, consultations médicales, juridiques, économiques, pharmacie à bon marché, colonie populaire de vacances au bord de la mer. (...)

Mépris de Jules Guesde et opposition de Paul Laffargue selon qui est banni des universités populaires «  le socialisme non émasculé par les intellectuels et les intégralistes ». (...) Il n’est pas douteux que des catholiques (Marc Sangnier) espéraient dans les universités populaires se rapprocher du peuple. Mais dans le moment où les catholiques comprennent qu’ils ne peuvent pénétrer dans les UP et ouvrent les Instituts populaires, la classe ouvrière prend possession des UP. (...) En 1899, les UP correspondaient encore à une association laïque qui se propose de développer l’enseignement supérieur populaire, qui poursuit l’éducation mutuelle des citoyens de toutes conditions, qui organise des lieux de réunion où les travailleurs puissent venir, leur tâche accomplie, se reposer, s’instruire et se distraire. En 1901, l’UP s’affirme face à la bourgeoisie comme une association ouvrière qui se propose de déterminer l’enseignement convenant aux travailleurs libres, qui poursuit l’éducation de la classe ouvrière pour la rendre apte à concevoir et réaliser la liberté. D’où sans doute leur disparition rapide !

Mais ce qui orienta tant d’esprits dans cette direction fut, sans aucun doute, le désir de susciter une certaine unité parmi les classes, ou mieux encore parmi les groupes sociaux qui sont en état d’ignorance réciproque quand ils ne sont pas en état de haine réciproque ; de créer une solidarité entre eux. Les universités populaires n’auraient probablement pas vu le jour si une sorte de conversion ne s’était opérée dans les milieux d’écrivains, d’hommes politiques, de professeurs proches du radicalisme ou du socialisme. (...) Cette éducation leur apparaissait le meilleur moyen de parvenir à la « solidarité », dépassement de la lutte des classes. (...) Les attaques nombreuses de milieux divers : Paul Bourget qui a voulu ridiculiser le type d’enseignement qu’on y dispensait, une partie des socialistes qui s’éleva contre cette tentative de faire l’économie de la lutte des classes, n’ont sans doute pas la part principale dans l’échec rapide du mouvement. La retombée est due à un ensemble de faiblesses intérieures à celui-ci... »

Des extraits d’Antoine PROST. Tome 4 de Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, 1981, INRP. L’éducation populaire jusqu’en 1968

« L’éducation populaire est une idée de gauche, partagée par les catholiques sociaux. Elle inspire les républicains dreyfusards qui fondent les universités populaires au tournant du siècle, ou les instituteurs qui sacrifient deux soirées par semaine pour donner des conférences d’adultes, ou encore, à partir de 1932, les universitaires qui animent l’Institut supérieur du travail de la CGT, et, à un niveau moins ambitieux et plus décentralisé, les Collèges du travail, dont l’ensemble forme le Centre confédéral d’études ouvrières (CCEO). Mais les résultats restent décevants. Les universités populaires ont disparu, on ignore le destin des cours du soir d’adultes. Quant au CCEO, malgré le dévouement de ses responsables, au plus fort du Front populaire, avec 140 collèges du travail et 4 millions d’adhérents à la CGT, il touche moins de 5 000 travailleurs.

C’est que l’éducation populaire est encore mal dégagée de la forme scolaire. Les animateurs du CCEO l’améliorent (...) mais enfin ce sont toujours des professeurs face à des élèves. (...). Si F. Bloch-Laîné, dans sa thèse (1936) sur L’emploi des loisirs ouvriers et l’éducation populaire souligne avec autant de force la nécessité d’arracher l’éducation populaire au moule scolaire, c’est qu’il vient du scoutisme. Là, comme dans les mouvements d’action catholique, ou, à un moindre degré, dans les Auberges de jeunesse, s’élaborent, en dehors de l’école et parfois contre elle, des modèles pédagogiques tout différents. Ils visent à former le caractère plus qu’à transmettre des connaissances. (...) Pourquoi ces méthodes, qui réussissent avec les jeunes en dehors de toute contrainte et de tout intérêt immédiat, échoueraient-elles avec les adultes ? En ce sens, l’éducation populaire serait la transposition aux adultes de modèles pédagogiques inventés par les mouvements de jeunesse.

C’est pourquoi le Front populaire, s’il est le grand moment du sport et du loisir populaires, n’est pas celui de l’éducation populaire. Les modèles pédagogiques susceptibles de lui donner une impulsion véritable sont encore trop récents. Surtout, ils sont suspects car ils viennent de milieux considérés comme cléricaux. Pour qu’ils provoquent une explosion de l’éducation populaire à la Libération, il faudra que les CEMEA les naturalisent en terre laïque ; il faudra aussi qu’après leur extension à la formation des adultes sous Vichy, le baptême des maquis et de la Résistance les fasse changer de camp.

Le mouvement d’éducation populaire se définit par sa visée et sa démarche. L’objectif est résolument culturel, et il n’y a qu’une Culture, avec un grand C. Les discussions sur la culture bourgeoise et la culture ouvrière sont ici déplacées : l’ouvrier est privé de culture. C’était déjà l’optique, inconsciemment paternaliste, de F. Bloch-Laîné, qui parlait en 1936 de « relever » le goût populaire, mais le problème ne se pose pas en des termes très différents pour les fondateurs de Peuple et Culture ou de Travail et Culture qui s’ingénient à inventer des fiches de lecture ou des concours pour faire lire Balzac aux travailleurs, ou les amènent au TNP par l’intermédiaire des comités d’entreprise pour voir Le Cid transfiguré par Jean Vilar. Dans une esthétique du chef d’œuvre, c’est un scandale que le peuple ne puisse accéder aux monuments culturels légués par le passé. Le progressisme consiste à allonger la liste des grandes œuvres de quelques noms contemporains, de préférence engagés, ajoutant Brecht à Molière et Shakespeare ou Prokofiev et Chostakovitch à Beethoven.) »

De l’éducation populaire à l’animation Socioculturelle

Pour durer (une fois retombés les élans de la Libération) l’éducation populaire avait besoin de trois choses : une organisation, des lieux et des hommes. Elle les trouva, non sans changer pourtant de visage. [...] De 180 MJC en 1956, on passe à 590 en 1960 et 1 235 en 1965. (...). À la fin de 1964, on ouvre dix maisons de jeunes par semaine. (...). Simultanément, la fonction d’animateur se professionnalise. (...) Dans ce passage de l’éducation populaire à l’animation socioculturelle, la continuité n’est pas entière. L’idée de la culture n’en sort pas intacte, et la visée même change : l’expression personnelle et la satisfaction des curiosités de chacun l’emportent sur l’effort pour ouvrir à un public populaire le patrimoine culturel de l’humanité.

De la formation professionnelle à la formation permanente :

(...) La formation permanente procède en fait d’une double rupture avec la tradition historique de promotion sociale individuelle qu’elle semble prolonger. D’une part, l’éducation populaire s’inscrit dans une perspective toute différente : globale, culturelle et désintéressée, elle conserve le volontariat individuel, mais vise à enrichir la culture collective qui nourrit les loisirs des travailleurs. D’autre part, la formation professionnelle des adultes entreprend, comme la promotion sociale, d’améliorer la qualification de la main d’œuvre, mais à l’initiative cette fois des pouvoirs publia ou des entreprises, et sur une toute autre échelle. La formation permanente naît de la rencontre de ces deux courants, longtemps antagonistes, et peut-être ne réussit-elle pas à les unir en profondeur.

Pour achever sur cette remarque...

Animation socioculturelle et formation permanente n’ont pas fusionné mais elles ont une fonction commune, celle de prothèses sociales. L’animation socioculturelle répond au mal des grands ensembles et des banlieues sans âme, au malaise des adolescents mal socialisés, mal adaptés, et par là même rejetés. La formation continue sert de remède — de camouflage ? — au chômage, et elle atténue le choc des reconversions technologiques.(...) L’école du second 20ème siècle fait de l’inégalité des conditions le résultat d’un processus hautement légitime, parce que scolaire... Ainsi la distribution des places sociales, dont l’inégalité ne pourrait plus être imposée par voie d’autorité ou de morale, est-elle finalement tant bien que mal acceptée. Le développement de la formation permanente constitue un autre élément du même dispositif. En faisant miroiter l’espoir d’une seconde chance, elle facilite la résignation. Surtout elle permet aux entreprises d’évoluer, en amenant leur personnel à s’ajuster à leur évolution. C’est là un mécanisme de régulation souple qui réduit les tensions suscitées par la vie sociale. On se demande même parfois si ce rôle thérapeutique ne serait pas en définitive plus important que le rôle apparent de formation proprement dite. Dans cette perspective, la thématique du changement joue un rôle essentiel. Il s’agit d’affaiblir d’éventuelles résistances en les transformant en rigidités. Celui qui ne s’adapte pas est sclérosé, et l’attachement aux convictions, a fortiori aux traditions, désigne le fossile, l’homme d’un passé décidément dépassé. Le consensus qui s’établit autour du précepte d’adaptabilité — dans l’enseignement, le fameux « apprendre à apprendre » — exerce ainsi sur les individus une irrésistible pression en faveur du conformisme évolutif. Il permet à la société d’évoluer sans voler en éclats et tous les acteurs du processus éducatif ont le sentiment de vivre une crise : la crise est le moteur même de la conformité. »

« L’éducation populaire comme “prothèse sociale” ? »

[1Sinon prothétiques !