Article

« Un grand MERCI... »

Annie JANICOT

Jack Goody est décédé le 16 juillet 2015 [1]. Anthropologue britannique, il a été marqué par son séjour forcé parmi des paysans analphabètes pendant la seconde guerre mondiale, par les chercheurs et professeurs lus et rencontrés et par les 5 ans passés au Ghana de 1949 à 1954. Il a mené des recherches dans différents domaines (voir bibliographie succincte) et a adopté une anthropologie comparatiste, refusant les oppositions binaires et découvrant « Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde » [2].
L’AFL a, dès la création des Actes de lecture, rendu compte des publications successives de Jack Goody dans la rubrique des Lus (« La logique de l’écriture », A.L. n°16, décembre 1986 ; contribution à « Ecritures ordinaires », A.L. n°45, mars 1994 ; « Entre l’Oralité et l’Écriture », A.L. n°65, mars 1999 ; « Pouvoirs et savoirs de l’écrit », A.L. n°100, par exemple). L’ensemble de la réflexion et des recherches de l’association sont traversées par l’œuvre fondatrice qu’a été « La raison graphique, domestication de la pensée sauvage » publiée en 1974 en anglais et traduite en 1979 aux éditions de Minuit.

« J’ai toujours été étonné de voir que les chercheurs qui vivent eux-mêmes de l’écrit (y compris lorsqu’ils travaillent sur les cultures orales) méconnaissent son pouvoir, qui a eu de si profonds effets sur la religion (les Ecritures), l’éducation (écriture, lecture et arithmétique), l’économie (et le développement des écritures comptables et de la comptabilité), la politique (le vote et l’idéologie). »

Jack Goody, Ne sous-estimons pas le pouvoir de l’écrit, Sciences et Avenir

Jack Goody analyse dans ces ouvrages comment le recours à l’écriture consiste à s’approprier un nouvel « outil » qui, loin d’être une simple technique, spécifie le fonctionnement de la pensée. Il s’intéresse alors à « la technologie intellectuelle ». « L’écriture instaure une différence non seulement dans l’expression de la pensée, mais en premier lieu dans la façon dont celle-ci s’élabore » [3]. Il cherche à « déterminer quelles extensions cognitives [ce] langage permet et encourage » [4]. L’écriture crée un matériau distinctif par l’extraction et l’organisation des données qu’elle favorise, la mise en espace qu’elle propose (les listes, les tableaux, les formules, les textes) et la permanence qu’elle crée ; elle démultiplie les traitements et retraitements. « L’écriture est génératrice d’une conscience plus grande des formes et des formalisations » [5]. Elle amplifie ainsi les possibilités de réflexion pour tout un chacun : « il est important d’insister sur une propriété majeure de l’écriture, à savoir la possibilité qu’elle offre de communiquer non pas avec d’autres personnes mais avec soi-même » [6]. L’écriture permet l’accumulation, la réorganisation, la comparaison et l’attention critique. Elle donne un pouvoir - sans nécessité d’être lu -, d’où les incitations permanentes, au sein de notre association, à tenir des carnets de bord, à les analyser pour prendre le recul nécessaire jusqu’à un partage publié pour susciter d’autres regards.

L’AFL se réfère explicitement aux hypothèses de Jack Goody pour construire ses projets de recherche (voir, par exemple, le dossier « La raison graphique à l’œuvre » des A.L. n°103), tout en précisant ses positions théoriques par rapport à Vygostki notamment : La raison graphique... c’est pas automatique (A.L. n°105, mars 2009) et en cherchant à observer cette raison graphique à l’œuvre (création du logiciel Genèse de textes) et comment la développer auprès de tout apprenti lecteur-scripteur. D’où l’intérêt accordé aux différents langages pour en mettre en évidence les caractéristiques, d’où la recherche des conditions de construction d’une culture de l’écrit, d’où l’importance des notes au cours de la leçon de lecture, de leur réagencement et de la théorisation qui en ressort, d’où l’appel à l’écriture d’articles auprès des adhérents... pour réfléchir tant sur les modes d’acculturation à l’écrit que sur les modes d’utilisation politiques, économiques et sociaux de ce pouvoir qu’il confère.

Aujourd’hui, tout le monde parle de littératie, litteracy, et d’autant plus de littératie numérique parce que le support changeant, les technologies de l’intellect évoluent, même s’il s’agit encore d’écrit. Nul doute que les travaux de Jack Goody continueront à servir de grille de réflexion, nous ne pouvons que renvoyer les lecteurs aux ouvrages de l’auteur.

Bibliographie

La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Éditions de Minuit, 1979.
L’Évolution de la famille et du mariage en Europe, Armand Colin, 1985.
Cuisines, cuisine et classes, Paris, Centre Pompidou, « Alors », 1985.
La Logique de l’écriture : aux origines des sociétés humaines, Armand Colin,
1986.
Entre l’oralité et l’écriture, PUF, 1994.
La Culture des fleurs, Seuil, 1994.
► « Alphabets et écriture », revue Réseaux, n° spécial « Sociologie de la communication », Paris, CNET, 1997, pp. 165-189.
Pouvoirs et savoirs de l’écrit, La Dispute, 2007. Extraits dans
les Actes de lecture n°103

C’est à tort qu’on présente aux enfants, dans un souci pédagogique de fonctionnalité, l’écrit essentiellement comme un moyen d’expression et de communication ou encore d’évasion. Certes, il a ces fonctions mais de moins en moins car ce n’est sûrement pas là que réside sa spécificité par rapport aux autres médias.
Langage oral et langage écrit sont instruments d’abstraction, instruments de pensée. Mais le premier, parce qu’il s’effectue dans la linéarité du temps et l’éphémère de « ce qui est en train de se faire », n’existe donc jamais dans son entier alors que le second, parce qu’il « donne tout en une fois », se construit et s’explore nécessairement dans la cohérence qu’exigent sa totalité et sa permanence dans l’espace. La parole est l’outil de la pensée qui s’élabore. L’écriture opère sur cette pensée. La restituant dans son entier, elle la cite et la présente autrement ; l’organisant, elle la distancie et procède pour l’interpréter à des choix qui exigent et permettent un recul et expriment une vision, une conception, une théorie... un point de vue. Le langage écrit est « une symbolisation au second degré, (...) l’algèbre du langage » dit Vygotski »

Éditorial, A.L. n°45, mars 1994
« Un grand MERCI... »

[1Voir l’article de Nicolas Weill, Le monde, 26-27 juillet 2015, p.17

[2Sous-titre de « Le vol de l’histoire » Gallmard, 2010.

[3Jack Goody, Entre l’oralité et l’écriture, PUF, 1994

[4Jack Goody, La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage, Les éditions de Minuit, 1979.

[5Idem

[6Jack Goody, La logique de l’écrilure, Armand Colin, 1986.