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« Et l’anticipation ? »

Dominique VACHELARD

L’aptitude à prédire est une composante essentielle de la capacité d’adaptation de l’être humain ; elle intervient dans de nombreuses fonctions, et notamment dans celles liées à la perception, et donc dans les stratégies de compréhension du monde qui nous entoure. La façon de comprendre le langage oral, par exemple, est à l’origine de la tendance spontanée que manifeste le cerveau à prédire constamment ce que les gens vont nous dire à mesure qu’ils nous parlent. Et il en est de même pour la réception des messages écrits : le lecteur s’appuie sur ses propres connaissances et anticipe le contenu des textes, bien plus qu’il ne saisit d’information dans les signes graphiques ! Et, s’il nous a semblé pertinent d’intégrer un entraînement à cette fonction dans un logiciel de lecture, il est malgré tout curieux de constater que, dans le fonctionnement de (Institution scolaire, cette question fondamentale du savoir sur les savoirs, loin d’être discutée, voire contestée, est tout simplement superbement ignorée...

Une réflexion portant sur un logiciel consacré à la compréhension de l’écrit ne peut pas faire l’impasse sur la fonction d’anticipation. En effet, la capacité à comprendre le monde qui nous entoure, et donc aussi à lire, est fortement conditionnée par notre perception du temps et du changement. Ainsi, la prédiction est-elle indissociable de la compréhension dans tous les champs de l’activité humaine ; nous passons notre vie à prédire ce qui va nous advenir dans quelques minutes, un jour, un mois, etc.

Nous savons que c’est l’interaction entre ce que nous connaissons déjà et les indications instantanées que nous prélevons dans notre environnement qui nous permet d’anticiper. C’est ainsi que nous construisons un sens, et l’anticipation répond alors à des nécessités économiques : éliminer rapidement et systématiquement un grand nombre d’hypothèses afin de conserver des possibles et réduire l’incertitude à son maximum. En lecture, c’est, pour l’essentiel, la culture générale, mais aussi la culture écrite, qui permettent de sélectionner les hypothèses possibles jusqu’à n’en garder qu’une seule.

Dans un acte de compréhension en lecture, on estime à 80% la part tenue par la capacité à prédire (le déjà là), et 20% qui seraient le produit de l’information puisée dans les signes visuels. Accepter une telle primauté de l’anticipation, c’est adopter une conception constructiviste de la compréhension et de notre vision du monde. Les conséquences s’avèrent alors considérables dès lors qu’on se place dans le champ méthodologique. [1]

Pour mieux cerner la réalité du processus de prédiction, essayons-nous à la lecture des deux textes suivants...

On s’extasiera devant la capacité du cerveau à lire « automatiquement » ou on parlera des mystères du cerveau ! Certains avouent qu’il n’y a pas de difficulté (!)... dès qu’on comprend que 3=E, que 7=T, etc. Mais, quel que soit notre degré d’émerveillement, voilà qui renseigne sur la stratégie de lecture ! En effet, à aucun moment nous ne cherchons d’équivalences sonores aux nombres affichés — ce qui procéderait d’une compétence alphabétique. En fait, le lecteur anticipe le contenu du message en s’appuyant à la fois sur ses 80% ainsi que sur les formes des mots et leurs interactions.

Certains parleront de lecture par l’hémisphère gauche pour caractériser cette capacité, ce qui n’est pas totalement faux puisque cet hémisphère est celui qui fonctionne de manière globale, holistique : c’est lui qui « voit la forêt ». Alors que l’hémisphère droit est plutôt analytique, celui qui « voit les arbres » [2]

En situation, une différence apparaît dans la lecture de ces deux textes. Pour le premier, la difficulté apparente provoquée par la déficience partielle de la graphie (information visuelle) est largement compensée par l’information non visuelle : le sujet est presque banal, le lexique plutôt courant, les phrases simples et courtes, les redondances nombreuses ; anticiper est simple. Dans le deuxième écrit, avec une graphie identique au premier, la lecture se révèle plus difficile... Les phrases sont plus longues : la 2ème phrase compte 36 mots contre 29 en moyenne dans ce type de textes et 19 pour les journaux) ; le contenu scientifique précarise nos 80%. Un lexique spécifique (généralement univoque), des phrases complexes (relations conditionnelles, causales, etc.), vocation à la généralité (lecteur et écriteur absents du texte), absence de marqueurs temporels. Mais, pour les 2 textes, même système graphique !

Si, pour beaucoup d’entre nous, une lecture est plus difficile que l’autre, ce n’est pas le déchiffrement qui en est la cause mais bien la construction historique du savoir lire de chacun : celle des multiples occurrences des mots et des relations syntaxiques qui les unissent, progressivement mises en mémoire par les lectures. Et c’est grâce à elles, à sa connaissance préalable du sujet, à ses savoirs implicites sur la langue écrite que le lecteur parvient à anticiper le contenu du message ainsi typographie. La lecture n’est pas dans un mystérieux processus de traitement de l’écrit mais dans sa compréhension.

On ne peut alors que se féliciter de l’actualisation d’un logiciel dont l’un des objectifs est l’entraînement de cette composante majeure qu’est l’anticipation, notamment avec la série E. Celle-ci propose en effet des textes où 20% de l’information a été enlevée, de manière totalement aléatoire. Le défi est que, avec les 80% restés disponibles, le lecteur parviendra à faire du sens à l’aide de tout ce qui constitue sa « culture » de l’écrit. C’est dans cette capacité qu’il faut chercher le savoir lire.

A noter que les concepteurs de l’entraînement ont pris soin de prévoir le déroulement de cette activité d’anticipation à l’intérieur de la zone proximale de développement de l’utilisateur. En effet, si toute une série d’aides accompagne la réalisation de l’exercice, la permanence devant l’œil de la structure du texte, même partielle, constitue aussi un premier appui pour entraîner la capacité à prédire. Décidément, lire c’est pré-dire- ! [3]

« Et l’anticipation ? »

[1À commencer par la relativité qui caractérise toute compréhension... tributaire des expériences préalables propres à chaque lecteur, et donc la pertinence de proposer des parcours individualisés.

[2Mais on ne peut se contenter d’une affirmation aussi brutale parce que la lecture sollicite les deux hémisphères. Ceux-ci sont spécialisés et se complètent pour appréhender à la fois la communication digitale (le sens) et la communication analogique (la relation, c’est-à-dire la manière dont le sens doit être compris).

[3Et cette évidence devrait motiver pour chercher une autre entrée dans l’écrit que celle offerte par l’alphabétisation.