Dossier : « La maîtrise de l’écrit par le corps social »

« Du côté de l’écrit »

Jean FOUCAMBERT

Vous dites souvent que l’écrit aide à penser. Quel rapport avec la lecture ? Extrait de L’enfant, le maître et la Lecture, 1994.

Interrogé par Roger Charrier à l’issue d’un colloque sur les pratiques de lecture, Pierre Bourdieu déclare : « S’il est vrai que ce que je dis de la lecture est le produit des conditions dans lesquelles j’ai été produit en tant que lecteur, le fait d’en prendre conscience est peut-être la seule chance d’échapper à l’effet de ces conditions. » Plus loin, il reprend : « Un des biais liés à la position de lecteur peut consister à omettre la question de savoir pourquoi on lit, s’il va de soi de lire, s’il existe un besoin de lecture, et nous devons poser la question des conditions dans lesquelles se produit ce besoin... » On a depuis longtemps observé que le clivage entre lecteurs et non-lecteurs recoupe le partage social entre pouvoir et exclusion, entre les classes qui dominent et celles qui exécutent. Toute réflexion sur l’enseignement de la lecture (sa pédagogie ? sa didactique ?) et son apprentissage rencontre cette réalité que les cas individuels nuancent à l’infini sans jamais en faire mentir l’évidence statistique. Pour autant, cette évidence n’est pas une explication. Et, pour s’attaquer à ce déterminisme, l’action suppose, au minimum, un système, explicite ou non, d’hypothèses qui donnent accès à son principe.

LES EXPLICATIONS DE LA NON-LECTURE

Les explications les plus spontanées, aujourd’hui encore les plus répandues, font globalement porter la responsabilité de la faible lecture sur l’environnement des faibles lecteurs. C’est néanmoins un progrès sur les thèses d’un passé récent dont les repousses sont toujours à surveiller : la difficulté à lire, à apprendre puis à « pratiquer », proviendrait d’un manque d’aptitudes. Cette idéologie du partage de l’humanité entre doués et non-doués repose sur l’observation consolante qu’au moins Dieu a bien fait les choses puisqu’il a globalement fait naître les inaptes chez les pauvres. Sans cultiver le prophétisme, on peut assurer que les professeurs auront, dans les années à venir, à se montrer encore vigilants sur ce terrain car, sous de multiples formes, reviennent les mêmes antiennes. Ainsi entend-on que les analphabètes adultes n’ont probablement pas la même dissymétrie des hémisphères cérébraux, la même maturité affective ou le même rapport au temps que le lecteur tout-venant. S’armer contre de telles affirmations relève davantage de la culture citoyenne et scientifique que d’une formation spécifique aux questions de lecture.

Plus subtile mais pas plus innocente, l’explication pourtant tautologique selon laquelle ce qu’il manquerait aux non-, peu ou faibles lecteurs, c’est le goût de la lecture. Ils n’auraient pas rencontré le plaisir de lire : voilà pourquoi ils ne lisent pas. Qu’on multiplie donc les actions susceptibles de leur faire éprouver cette élégante fureur qui habite chacun de nous ! Elles semblent d’ailleurs assez simples à concevoir : il suffit de se regarder... C’est vrai quoi ! Si tout enfant avait une maman disponible aimant à lui raconter le soir de belles histoires et un papa levant à bon escient les yeux de ses dossiers pour accueillir ses deux aînés revenant de la bibliothèque voisine, joyeux et les bras chargés d’albums. C’est vrai... Que quoi exactement ? Qu’il ressemblerait aux enfants des classes moyennes dont les parents se comportent ainsi (sans pour autant être nécessairement lecteurs) et qui font de leur comportement le modèle de toute démarche éducative, modèle dont s’inspire, parce qu’ils s’y reconnaissent, les enseignants, les bibliothécaires et les groupes de lutte contre l’illettrisme. Comme un roman, l’ouvrage que le professeur Daniel Pennac [1] consacre à la lecture, fonctionne agréablement sur ce principe de plaisir :

« On ne guérit pas, dit-il, de cette métamorphose. On ne revient pas indemne d’un tel voyage. A toute lecture préside, si inhibé soit-il, le plaisir de lire ; et, par sa nature même — cette jouissance d’alchimiste — le plaisir de lire ne craint rien de l’image, même télévisuelle, et même sous forme d’avalanches quotidiennes. Si pourtant le plaisir de lire s’est perdu (si, comme on dit, mon fils, ma fille, la jeunesse, n’aiment pas lire), il ne s’est pas perdu bien loin. A peine égaré. Facile à retrouver. »

Certes, personne ne soutiendra que la lecture doit être, au moins à ses débuts, associée à des souvenirs ou des identifications désagréables et personne ne conseillera de se comporter comme ce contrebandier qui mettait une casquette de gendarme pour battre son cheval afin que celui-ci détale à la vue de la maréchaussée ; aussi, évitera-t-on toujours de faire frapper un enfant en bas âge par un bibliothécaire... Mais il est à craindre que cette précaution ne suffise pas car il y aurait une certaine naïveté à croire que ces émois de parents - lecteurs socialement très typés puissent faire tache d’huile dans d’autres milieux, sans parler même des vocations, d’une autre qualité, nées, à l’inverse, du refus, de la contestation et du franchissement d’un interdit : Les Liaisons dangereuses sous les couvertures de l’internat des Jésuites et Le Capital sur l’étagère la moins accessible d’une bibliothèque de notaire à Châteauroux... Rien à voir alors avec papa - maman sauf de se demander comment on y joue si on ne dort pas depuis sa naissance à huit dans la même pièce ! Ces visions idylliques ou sulfureuses donnent une idée de la manière dont une classe sociale se procure quelques frissons au récit de ses audaces...

« Au début, on ne lit pas. Au lever de la vie, à l’aurore des yeux. On avale la vie par la bouche, par les mains, mais on ne tache pas encore ses yeux avec de l’encre. [...] Au début il y a les terres immenses du jeu, les grandes prairies de l’invention, les fleuves des premiers pas, et partout à l’entour l’océan de la mère, les vagues ballantes de la voix maternelle. Tout cela c’est vous, sans rupture, sans déchirure. Un espace infini, agrément mesurable. Pas de livre là-dedans. Pas de place pour une lecture, pour le deuil émerveillé de lire. D’ailleurs les enfants ne supportent pas de voir la mère en train de lire. Ils lui arrachent le livre des mains, réclament une présence entière, et non pas cette présence incertaine, corrompue par le songe. La lecture entre bien plus tard dans l’enfance. Il faut d’abord apprendre, et c’est comme une souffrance, les premiers temps de l’exil. On apprend sa solitude lettre après lettre, le doigt sur le cœur, soulignant chaque voyelle du sang rouge. Les parents sont contents de vous voir lire, apprendre, souffrir. Ils ont toujours secrètement peur que leur enfant ne soit pas comme les autres, qu’il n ’arrive pas à avaler l’alphabet, à le déglutir dans des phrases bien assises : bien droites, bien mâchées. C’est un mystère, la lecture. Comment on y parvient, on ne sait pas. Les méthodes sont ce qu’elles sont, sans importance. Un jour on reconnaît le mot sur la page, on le dit à voix haute, et c’est un bout de Dieu qui s’en va, une première fracture du paradis. » [2]

Observez que ce texte « embarque » les lecteurs que nous sommes mais convenons qu’il est improbable que la peinture de ce « vice impuni » déclenche des vocations nouvelles du côté des non-lecteurs ; plutôt une salutaire hilarité causée par la certitude qu’il existe tellement d’autres manières de vivre dangereusement ; ou agréablement. D’autant que ce goût ou ce penchant, en réalité cette pratique, pourrait bien avoir d’autres raisons que ce qu’on en dit. Martine Naffrechoux écrit dans un article [3] consacré aux enquêtes sur la lecture : « En la supposant toujours possible, on oublie que la possibilité de lire a ses limites : elle a pour plancher l’incapacité de lire, qui définit les analphabètes au sens strict mais aussi les analphabètes fonctionnels, encore fréquents dans les fractions les plus défavorisées des classes populaires et qui menace les enfants scolarisés enfermés dans l’immanence ; elle a pour plafond l’obligation de lire qui s’impose à certaines fractions des classes moyennes et supérieures, notamment aux membres des professions intellectuelles pour qui la lecture est à la fois une tâche professionnelle et un « devoir d’état » et aussi aux membres de la « classe de loisir », pour qui elle fait partie des devoirs culturels de leur rang. C’est seulement au-delà et en dehors de ces catégories socioprofessionnelles que la lecture est de l’ordre du possible, et non de l’impossible ou du nécessaire, comme lorsque lire ou ne pas lire sont, pour les uns ou les autres, également nécessaires. [...] Les goûts n’ont rien de naturel ni de spontané, ils ne sont que des manières de remplir une obligation culturelle, d’autant plus pressante qu’on appartient à, ou qu’on aspire à faire partie de la classe dominante dont la Culture est un des attributs. Lire est un comportement de privilégié, imposé aux privilégiés. On s’acquitte de celte obligation plus ou moins correctement selon sa familiarité avec les règles du jeu - la connaissance de la « légitimité culturelle » [...] Préférences et goûts en matière de lecture, loin d’être le moteur de la pratique, servent au lecteur comme au non-lecteur de justification à leur pratique et alimentent le « discours d’accompagnement ». Ce sont en effet d’autres variables que le goût qui dans les catégories moyennes (ni trop ni trop peu cultivées) où la lecture est possible sans être pour autant un « must » en déterminent les modalités ; des caractéristiques du loisir et du travail comme des formes de sociabilité qui ensemble définissent le « style de vie » découlent l’exercice de la lecture et ses modalités. Un type de lecture est toujours pris dans un réseau de relations avec d’autres pratiques ou noyaux de pratique du lecteur et c’est cet ensemble qu’il convient d’expliquer... »

Jean-Claude Passeron insiste aussi sur ce point [4] en y ajoutant la nécessité préalable d’une maîtrise suffisante des opérations techniques qui rendent la lecture efficace.

« Les enquêtes sur les publics peu ou non lisants bien qu’ayant été scolarisés dans le primaire, celles qui portent sur les pratiques culturelles des groupes les plus éloignés des plaisirs et des loisirs savants, font ressortir quelque chose qui n’est pas seulement manque de temps, privation ou éloignement des lieux de l’offre, pénurie monétaire, autrement dit conjonction de raisons négatives mais au contraire, qui relève d’un obstacle positif aux habitudes de lecture. Dans celte perspective relativiste, ethnologique, qui prend la culture des groupes observés pour ce qu’elle est et non comme le signe d’une barbarie culturelle, qui décrit dans quel univers symbolique fonctionnent ces groupes, apparaît une culture qui a ses structures, ses orientations, ses préférences, ses valeurs dont certaines enveloppent non seulement la non-pratique de la lecture mais un refus des valeurs qu’impliquerait la lecture elle-même. La non-lecture appartient alors aux intégrateurs sociaux, aux valeurs positives de référence. Certaines formes de loisir enveloppent à l’évidence des orientations autres que celles qu’ont développées, dans certains autres groupes sociaux, le goût et le plaisir de la lecture. Tout cela constitue des noyaux durs de résistance à la lecture qui stigmatisent la pratique cultivée avec la même assurance que celle par laquelle nous décririons comme un manque leur non-lecture. D’où la nécessité de prendre en compte les conséquences de celle différence culturelle. [...] Ce qui aboutit [la non-prise en compte de celte différence] implicitement et parfois même explicitement, à invoquer le manque de bonne volonté ; celui qui offre vire progressivement à un discours raciste de découragement qui renforce chez les uns la bonne conscience et chez les autres un dénigrement conscient de ce qu’on ne peut pratiquer. Or, cette situation repose toujours sur deux ingrédients : d’une part, un effort insuffisant pour favoriser les lectures, quelles qu’elles soient, qui feraient progresser dans celte facilité à lire vite et beaucoup et, d’autre part, une certaine superbe dans l’affirmation qu’il y a, certes, diverses cultures, mais que la lecture la plus « cultivée » est quand même la plus savante.

Une fois armés de ces deux principes (savoir qu’il y a un commencement [technique] — aborder ce problème comme un mixage culturel et non comme une imposition culturelle) et aussi persuadés que nous soyons de l’intérêt de la diffusion des formes de la culture qui nous plaisent le plus, nous devons penser que cette diffusion de la lecture dans des milieux socioculturellement diversifiés doit être, elle-même, diversifiée et capable de rompre avec l’illusion qu’il s’agit d’étendre à toute une société un modèle extrêmement restreint dans l’histoire sociale, celui du lectorat cultivé et littéraire.

Cette « naïveté » provient d’une analyse insuffisante de la lecture littéraire et de ce qu’elle contient de fonction de distinction ou de légitimation. On ne peut quand même pas oublier qu’une part importante du plaisir qu’on prend aux lectures très cultivées relève de cette « dissimulation ». Proust avait déjà annoncé que, dans les sociétés démocratiques, les moyens d’affirmer sa différence par le vêtement, l’argent, la forte dénivellation de statut se reporteraient sur les pratiques culturelles : les sociétés démocratiques seront de plus en plus snobs. Le plaisir de dissimulations pris aux œuvres qu’on déguste en se persuadant de leur valeur c’est-à-dire de leur rareté au sens économique, tient dans l’affirmation sociale de la capacité de goûter quelque chose de difficile ou dont l’accès n’est pas immédiat. A mesure qu’un bien, même symbolique, se vulgarise, le plaisir que prenaient ceux qui se constituaient ainsi en « happy few » diminue et donc la dissimulation se porte sur d’autres biens. Cela déclenche, on le voit dans l’histoire des formes artistiques, l’escalade des avant-gardes et des hermétismes. Propager à l’échelle d’une population, la forme la plus réservée du plaisir cultivé, c’est nécessairement, dans la mesure où on y réussit, en faire naître une autre encore plus difficile d’accès dont s’empareront les groupes sociaux qui ne peuvent plus prendre directement leur plaisir dans une politique trop divulguée. »

En bref, l’opinion courante dépeint souvent la non-lecture en creux par rapport au plaisir que la lecture est sensée procurer à ceux qui lisent sans s’interroger sur le déterminisme social à l’origine d’une telle pratique.

LA LECTURE, MOYEN DE COMMUNICATION ET D’EXPRESSION

Aussi faut-il chercher à situer plus précisément ce qui rend indispensable pour l’avenir de chacun et du monde la généralisation du recours à l’écrit ; s’interroger sur ce qu’il a de spécifique et d’irremplaçable de nos jours et pour tout le monde. L’écrit, lorsqu’il n’est pas présenté comme un « objet de plaisir », est souvent justifié comme un moyen privilégié de communication. Il n’est pas discutable qu’il remplit encore cette fonction lorsqu’il prend le relais d’une communication orale défaillante : l’émetteur et le destinataire ne sont pas à la fois dans le même temps et le même espace. Mais fonction que d’autres moyens remplissent souvent mieux que lui quand il s’agit d’informer, de questionner, de montrer, d’annoncer, de faire voir, de présenter, d’échanger et tout cela, comme on dit aujourd’hui, en temps réel. Ce n’est pas par paresse si on recourt au téléphone, à la radio, à la télévision mais par besoin d’une communication beaucoup plus « fidèle », plus rapide et plus interactive que ce que permet l’écrit. Ainsi, grâce au développement de techniques nouvelles, l’écrit est aujourd’hui progressivement déchargé d’une responsabilité qu’il exerçait « par défaut » mais qui est encore présentée comme sa fonction première. Ne voit-on pas l’argumentaire classique en faveur des stages d’alphabétisation reposer sur la nécessité de se diriger dans le métro, de remplir un chèque ou une feuille de Sécurité sociale, quand ce n’est pas rédiger un curriculum vitae ou lire une offre d’emploi ? Sans nier l’urgence de tels recours, on voit bien ce qu’ils ont, de nos jours, de conjoncturel, de contournable et de non spécifique à l’écrit et en quoi ce n’est pas à ce type d’usage que songerait un lecteur pour décrire ses engagements.

L’écrit est également proposé comme un moyen d’expression, ce qu’on ne saurait là encore contester. Mais pour qui et dans quelles conditions ? Un adolescent des quartiers Nord de Marseille possède déjà d’incontestables moyens de s’exprimer que personne ne reconnaît ou prend en compte, sauf s’ils deviennent gênants. A quel exclu fera-t-on croire que le monde attend dans l’urgence qu’il utilise l’écrit pour s’exprimer alors qu’il fait l’expérience quotidienne du mépris dans lequel on tient les formes d’expression qu’il met déjà en œuvre ? Cette invitation faite à propos d’un outil qu’il ne connaît pas et dont l’usage mystérieux, difficile et changeant est détenu par ceux-là mêmes qui lui dénient ses propres formes d’expression sonne comme un piège. L’écrit semble dès lors moins un moyen général d’expression qu’un moyen de domination, quelque chose dans un rapport de force. « Je pense, dit Bourdieu, que les intellectuels se sentent un devoir de donner à tous le droit de lecture, c’est-à-dire de les lire... » C’est sans doute encore plus vrai de la société dans son ensemble. L’usage de l’écrit comme moyen d’expression ne relève pas de simples capacités techniques mais bien de la reconnaissance pratique d’un statut théoriquement offert à tous. Même sans tenir compte de cette restriction importante mais qui s’inscrit dans une lutte de pouvoir et constitue donc un enjeu de la démocratie (« Il ne faut pas oublier, rappelle Bourdieu, que les institutions de liberté culturelle sont des conquêtes sociales au même titre que la Sécurité sociale on le salaire minimum. »), il ne semble pas que la spécificité de l’écrit réside dans ce qu’il serait d’abord un moyen d’expression. Il peut le devenir pour chacun dans des conditions statutaires bien particulières et qu’il convient de développer dans le même moment qu’on respecte toutes les formes d’expression et d’existence d’individus égaux et libres mais il n’est pas d’abord cela, même s’il est fondamental qu’il soit aussi cela. Et il l’est d’autant moins qu’on est tenu éloigné de sa maîtrise technique, ce qui est le cas, et pendant longtemps, pour tout débutant. En d’autres termes, la nécessité de s’emparer de l’écrit pour s’exprimer est encore moins forte que pour communiquer et ce d’autant plus que l’individu met en œuvre d’autres moyens qui ne sont déjà pas reconnus.

MOYEN D’EXPRIMER ET DE COMMUNIQUER QUOI ?

Force est alors de chercher ce que l’écrit serait seul à faire fonctionner et sur lequel doit nécessairement s’opérer sa rencontre. En quelque sorte, poser le problème autrement : oui, l’écrit est un moyen d’expression et de communication, mais de quoi ? De quelque chose qui n’existerait pas sans lui ? Il faut aller questionner bien en amont des fonctions de communication et d’expression auxquelles l’écrit ouvre simplement un registre nouveau : du côté des instruments de pensée et des outils qui permettent des opérations intellectuelles particulières, loin donc de ce qui peut déjà se communiquer et s’exprimer sans lui. On peut rencontrer une analyse de cette fonction dans des études d’anthropologues qui tentent de comprendre les différences entre les sociétés sans et avec écrit. Qu’on se rassure, il n’est pas question d’utiliser le même critère pour distinguer des sociétés « douées » de pensée de celles qui en seraient dépourvues (?), controverse qui ne manque jamais de s’ouvrir autour de la défense et l’illustration de l’oral, lorsqu’on cerne plus spécifiquement la spécificité de l’écrit. C’est bien de formes de pensée et non d’existence de la pensée qu’il est question ici. Tout le monde s’accordera, ne serait-ce qu’en psychologie avec Wallon et Piaget, sur l’origine de la pensée dans l’acte qui transforme le réel. Écoutons Buhler [5] : « On a dit qu’au commencement du devenir humain, il y a le langage ; c’est possible, mais avant lui encore il y a la pensée instrumentale, c’est-à-dire celle qui saisit les connexions mécaniques et invente des moyens mécaniques appropriés à des fins mécaniques, pour le dire brièvement : avant le langage, il y a l’action pourvue d’un sens subjectif, ce qui revient à dire pourvue d’un but conscient. »

Puis Henri Wallon [6] : « Mais un geste modifie, en même temps que le milieu, celui qui le fait, et c’est celle-ci la modification qui est le plus immédiatement saisie. [...] La représentation n’a pas été une sorte de luxe vis-à-vis du réel, une simple conscience contemplative du monde. Elle a été comme un prototype volontariste des choses. Les choses, telles qu’il fallait qu’elles existent, telles qu’elles devaient être modifiées pour les besoins collectifs et par la volonté du groupe. Le prototype n’en est donc pas le simple décalque, il en est comme la raison vivante. [...] La représentation commence par se référer non pas au général mais au générique. Elle n’est pas une abstraction qui conviendrait à une série d’objets dépouillés de leurs caractères strictement individuels. Elle est une existence en puissance, c’est- à-dire le contraire d’une abstraction. [...] Images et concepts s’impliquent mutuellement. Ils sont en puissance l’un dans l’autre. Le va-et-vient de la pensée entre les deux n’est pas un véritable déplacement, c’est une série d’orientations complémentaires. Le côté image, c’est l’appui de la pensée sur l’aspect sensoriel ou matériel des choses. Le côté concept, l’appui du sensoriel sur le principe des choses, sur ce qui dépasse leur apparence momentanée et les fait exister. Encore ici, c’est le générique qui mène au général. [...] Le mot commence par être une réalité, parce qu’il est un acte qui prend l’empreinte des choses et leur donne la sienne, à l’égal du geste qui modifie les choses et se modifie à leur contact. Il est aussi indispensable à l’activité mentale que la chose, il n ’a pas une moindre réalité qu’elle. N’y voir que le symbole de la chose, c’est encore opérer une dissection qui prive l’activité mentale de sa véritable vie. Le mot, comme le geste, peut avoir un double but : provoquer une modification du monde extérieur en y suscitant une action ; faire retentir en soi le monde extérieur par une sorte de mimétisme plastique. [...] Entre l’acte et la pensée, l’évolution s’explique simultanément par l’opposé et par le même. »

Cette pensée est travaillée de manière spécifique par le langage oral et le dialogue qu’il établit, la possibilité qu’il ouvre de reconstituer et de questionner l’événement, de le mettre à distance, de le « relativiser », en fonction de points de vue différents. L’échange oral et le dialogue direct détachent la pensée de l’acte qui lui donne existence et en fait un objet autonome qui en retour crée l’identité du sujet ; comme le note Bakhtine : « Je ne deviens conscient de moi, je ne deviens moi-même qu’en me révélant pour autrui, à travers autrui et à l’aide d’autrui. Les actes les plus importants, constitutifs de la conscience de soi se déterminent par le rapport à une autre conscience (à un « tu »). » Mais cet objet garde certaines des caractéristiques des paramètres de production de l’action. En particulier, cette nécessaire soumission à la durée, à la succession et à l’instant qui donne une existence éphémère à une pensée produite pour être perpétuellement remise en cause par le mot qui n’existe pas encore. Le dialogue et la confrontation arrachent la pensée à l’action, la font exister et disparaître dans le même moment, lui garantissent les conditions de son invention permanente, de son autonomie. C’est quelque chose en train de se faire qui n’existe jamais en entier, qui ne se rencontre qu’à travers l’infime partie qui passe dans l’instant où les mots lui donnent une réalité.

L’écrit impose d’autres contraintes et donc permet d’autres opérations. « Le discours écrit, précise Bourdieu [7], est un produit étrange qui s’invente dans la confrontation pure entre celui qui écrit et « ce qu’il a à dire » en dehors de toute expérience directe d’une relation sociale, en dehors aussi des contraintes et des sollicitations d’une demande immédiatement perçue qui se manifeste par toutes sortes de signes de résistance et d’approbation. » A la différence de l’oral, l’écrit ne s’échange pas dans l’instant éphémère du temps mais dans la permanence de l’espace. Tout est donné en une fois donc tout doit être conçu pour être reçu en une fois. Pour mieux dire, si ce qui s’écrit dans l’instant met en question ce qui précède, alors ce qui précède doit être transformé pour rétablir une cohérence. L’écrit n’est pas le lieu de la pensée qui se crée mais de la pensée qui s’éprouve elle-même dans son unité. Et cette différence naît des contraintes mêmes de l’outil dans ce qu’il a de plus matériel : l’oral est donné dans le temps, l’écrit dans l’espace.

LA RAISON GRAPHIQUE

Jack Goody tente de rendre compte de cette réalité et de ses conséquences sur la manière de penser dans un ouvrage paru en 1979 aux Editions de Minuit : La Raison graphique, dont le sous-titre est clair : « La domestication de la pensée sauvage » ou l’analyse du rôle de l’écriture dans la transformation des processus de connaissance. La perspective choisie a pour effet d’obliger à resituer la pratique de notation du langage parlé dans l’ensemble des pratiques graphiques, développant ainsi la piste ouverte par Leroi-Gourhan : « Le graphisme débute non pas dans la représentation naïve du réel mais dans l’abstrait. »

J’emprunte ici quelques passages à l’introduction que Jean Bazin et Alban Bensa font à l’ouvrage qu’ils ont traduit.

« Il doit y avoir au-delà de la variété des systèmes d’écriture et des conditions sociales de leur utilisation : une certaine spécificité de la pensée écrite, du savoir graphique. (...) Pour avoir chance de la saisir et de la définir, il faut renoncer à ne voir ans l’écriture qu’un doublet visuel, qu’un corrélat objectif, qu’une « représentation » de la parole, comme le veut la tradition saussurienne. [...] Jacques Derrida a montré que la science du langage est, dès ses premiers pas, étroitement solidaire d’un « phonologisme » et d’un « logocentrisme » hérités de la métaphysique occidentale, comme « si l’écriture commençait, et finissait avec la notation ». Il faut au contraire considérer l’écriture comme accroissement des possibilités de manipulation du sens, comme outil indispensable à cet exercice de rumination constructive ». [...] C’est précisément cette « extériorité » du texte écrit qu’il convient de relier à l’avènement de ces modes de pensée « rationnels » abstraits et scientifiques. [...] L’écriture libère des contraintes propres à l’énonciation orale qui est toujours un acte circonstanciel interpersonnel et non strictement reproductible. [...] L’écriture est la possibilité du jeu de l’intellect sur la langue parce qu’elle est d’abord un dispositif spatial de triage de l’information (fiches, index, tableaux diagrammes...) : ce qui apparaît comme un simple enregistrement est en réalité une manière d’extraire les données des situations réelles dans lesquelles elles se sont manifestées, dé faire subir un changement de statut à la pratique et à ses produits. [...] Un permettant d’ordonner, d’assembler, de
reconstruire après coup ce qui dans la pratique est disparate et fragmentaire, l’analyse graphique a pour effet d’engendrer l’illusion d’une cohérence formelle parfaite. (...) C’est de l’activité de systématisation (élimination des contradictions et des ambiguïtés, classification stricte, présentation hypothético-déduclive...) que naissent les effets proprement idéologiques — travail qui consiste à engendrer des systèmes à partir des représentations et des catégories de la pratique (Marx).
 »

Du texte de Goody, quelques phrases pour donner envie de le lire en entier.

« Les énoncés, parce qu’ils sont matérialisés sous forme écrite, peuvent désormais être examinés, manipulés et réordonnés de façon très diverse. La sémiotique de l’écrit n’est pas un redoublement matériel de la sémiotique du parlé. L’écriture assure le passage du domaine auditif au domaine visuel, les éléments apparaissent dans un contexte très différent, hautement abstrait : c’est une décontextualisalion. [...] La parole qui est à sens unique cède la place aux systèmes graphiques qui autorisent une circulation dans les deux sens. Saussure insistait sur la linéarité du langage parlé (« le signifiant étant de nature auditive, se déroule dans le temps seul »), ce qui le conduit à ignorer l’usage spécifique que crée la dimension spatiale et visuelle de l’écrit pour échapper aux contraintes de la succession temporelle. [...] Le corps-à-corps avec les mots a une tout autre allure quand les mots sont là, physiquement, sur la page devant moi, que je peux faire des ratures, des déplacements, des substitutions, que je peux me livrer sur eux à un travail de méditation et de réflexion. Et cette attitude de réflexion en vient aussi à s’imposer à la composition orale elle-même. [...] L’écriture mus donne une sorte de liberté d’expression par rapport à vos propres pensées. Il est difficile de stocker la pensée, en raison de son caractère fugitif, pour la restituer ultérieurement. L’écriture nous donne justement l’occasion de nous livrer à ce genre de monologue que la conversation si souvent empêche. Elle permet à l’individu d’exprimer ses pensées en long et en large, sans interruption, d’y apporter corrections et ratures, de rechercher la formule adéquate. Après la notation initiale, c’est l’examen visuel qui permet la révision du texte et son éventuelle reformulation. Il faut mesurer ce que nous devons à l’écriture du point de vue de la connaissance de ce que nous pouvons faire de notre esprit et de ce que notre esprit peut faire de nous. Je voudrai en particulier insister sur l’importance de cet aspect interne de la communication dans ¡’élucidation de nos propres pensées. [...] Dans des conditions sociales et technologiques qui peuvent varier, l’écriture favorise des formes spéciales d’activité linguistique et développe certaines manières de poser et de résoudre les problèmes. [...] Si on accepte de parler d’une « pensée sauvage », la liste, la formule et le tableau furent les instruments de sa domestication.

[à propos de la formule] : C’est l’existence d’un système de notation très éloigné de la parole qui rend possible la pensée et les opérations mathématiques... Il est clair que l’invention d’un système de notation est une condition nécessaire de ce genre de procédures hautement abstraites, décontextualisées et arbitraires représentées typiquement par la formule, lui formule (cf. le passage de la formule à la formalisation) suppose une manipulation dans l’espace, la parole seule en est incapable, l’écriture le peut. Sa dimension spatiale et visuelle permet le développement de ce genre de manipulation. [...]

[à propos des listes de convives, des registres, menus, recettes comme des plans d’organisation de l’action, prescriptions, expérimentations, anticipations de l’action...] : J’accorde plus d’importance an tableau et à la liste, lui liste est en relation directe et étroite avec les processus cognitifs. En effet faire ce genre de liste relève de ce processus plus général qu ’est la planification de l’action, puis d’opérer (en communiquant ces plans) des transactions portant sur ces produits de la pensée symbolique ».

A travers ces citations ressort clairement l’idée que si la pensée existe authentiquement au niveau de l’action et prend son autonomie à travers le langage oral, elle change de nature grâce au langage écrit : pour la première fois, elle existe sous la forme d’un objet permanent que la pensée peut prendre à nouveau comme sujet d’investigation. Dès lors, parce qu’elle n’est plus en train de se faire, elle peut être examinée sous l’angle de sa cohésion, de sa cohérence, de son unité, de son fonctionnement, de son pouvoir de systématisation, de sa fonction idéologique.

L’ECRIT, c’est alors l’outil de la pensée réflexive. En cela même qu’il rend possible une pensée sur la pensée, il est tout autre chose qu’une transcription de l’oral, lequel, de par son évanescence, permet d’appliquer la pensée à l’action dont tout part. Apprendre à lire et à écrire, c’est rencontrer l’usage d’une fonction de second degré. L’écrit est ainsi le langage de l’abstraction et de la pensée théorique si on donne à ce mot son sens originel. La « théorie » est, on le sait, le discours du « theoros », personnage chargé d’observer certains événements extérieurs pour en rapporter le cours aux habitants de la cité grecque. On imagine le theoros se rendant sur les lieux de l’action, préoccupé du choix du meilleur lieu où se placer... Sur quelle hauteur se mettra-t-il pour tout voir et tout comprendre... ? Quel point de vue adoptera-t-il pour que tout entre en perspective et trouve une cohérence... ? La théorie, le discours du theoros, c’est alors ce qu’on rapporte avec soi (com-prend) en fonction du point de vue choisi, ce qui met de l’ordre dans ce qui ne serait sans cela qu’une juxtaposition d’éléments conjoncturels où s’épuise le sens. Et le citoyen grec écoutant cette théorie, la comparant à sa propre expérience ou au discours d’autres theoros, s’interroge bientôt, moins sur l’événement objet (prétexte) du propos que sur l’endroit où l’auteur a choisi de se mettre pour avoir vu les choses ainsi ; et de là, sur les raisons de ce choix...

L’ECRITURE est ainsi le moyen de construire un point de vue, une vision du monde, de replacer chaque fait dans un ensemble simultanément présent, d’établir un système, donc de donner un sens aux choses, de dire LE sens. Non de représenter mais de présenter, non un pléonasme de la réalité mais son traitement, son interprétation par le recours à un instrument dont la nature impose des contraintes propres et oblige à des opérations spécifiques.

LA LECTURE est alors ce qui va à la recherche du point de vue, qui pousse à son questionnement, à l’investigation des moyens qui ont permis de l’élaborer, à la confrontation avec ses propres points de vue, à son rapport à l’outil qui permet de les élaborer. Ainsi s’entend le propos de Vygotski [8] : « La recherche montre que dans les traits essentiels de son développement le langage écrit ne reproduit nullement l’histoire du langage oral, que la ressemblance entre les deux processus porte plus sur l’apparence extérieure que sur le fond. Le langage écrit n’est pas non plus la simple traduction du langage oral en signes graphiques et sa maîtrise n’est pas la simple assimilation de la technique de l’écriture. [...] Le langage écrit est une fonction verbale tout à fait particulière qui, dans sa structure et son mode de fonctionnement, ne se distingue pas moins du langage oral que le langage intérieur ne se distingue du langage extériorisé. Comme le montre la recherche, son développement, fût-ce minime, exige un haut niveau d’abstraction. C’est le langage sans l’intonation, sans l’expression, d’une manière générale sans tout son aspect sonore. C.’est un langage dans la pensée, dans la représentation, mais placé du trait le plus essentiel du langage oral - le son matériel.

Cet élément à lui seul modifie complètement l’ensemble des conditions psychiques qui s’étaient créées pour le langage oral. L’enfant à cet âge a déjà atteint à l’aide du langage sonore un certain niveau, assez élevé, d’abstraction par rapport au monde concret. Il se trouve maintenant devant un problème nouveau : il doit faire abstraction de l’aspect sensible du langage lui-même, il doit passer au langage abstrait, au langage qui utilise non les mots mais les représentations des mots. Sous ce rapport, le langage écrit se distingue du langage oral tout comme la pensée abstraite se distingue de la pensée concrète. Ce seul fait suffit à expliquer qu’il ne puisse évidemment reproduire les étapes du développement du langage oral ni correspondre au niveau de développement de celui-ci. Comme le montrent les recherches, ce caractère abstrait du langage écrit, le fait que ce langage est seulement pensé et non prononcé représente justement l’une des plus grandes difficultés que rencontre l’enfant dans le processus de maîtrise de l’écriture.

Le langage écrit, nous apprend ensuite la recherche, est plus abstrait que le langage oral sous un autre rapport encore. C’est un discours sans interlocuteur : situation verbale tout à fait inhabituelle pour l’enfant. Le langage écrit implique une situation dans laquelle celui à qui est adressé le discours soit est totalement absent, soit ne se trouve pas en contact avec celui qui écrit. C’est un discours-monologue, une conversation arec la feuille blanche, avec un interlocuteur imaginaire ou seulement figuré, alors que la situation du langage oral est toujours celle de la conversation, lu langage écrit implique une situation qui exige de l’enfant une double abstraction : celle de l’aspect sonore du langage et celle de l’interlocuteur ; lui recherche montre que c’est là la seconde difficulté majeure que rencontre l’écolier pour maîtriser le langage écrit. Il va de soi que le langage, privé de sa sonorité réelle, qui est seulement imaginé et pensé et nécessite une symbolisation des symboles sonores — c’est-à-dire une symbolisation au second degré — doit être plus difficile pour l’enfant que le langage oral, tout comme l’algèbre est plus difficile que l’arithmétique. Le langage écrit est précisément l’algèbre du langage. Et, de même que l’assimilation de l’algèbre n’est pas une répétition de l’étude de l’arithmétique mais représente un plan nouveau et supérieur du développement de la pensée mathématique abstraite, laquelle réorganise et élève à un niveau supérieur la pensée arithmétique qui s’est élaborée antérieurement, de même l’algèbre du langage — le langage écrit — permet à l’enfant d’accéder au plan abstrait le plus élevé du langage, réorganisant par là-même aussi le système psychique antérieur du langage oral. »

Cette définition du langage écrit (un processus tout autre que le langage oral quant à la nature psychique des fonctions qui le constituent... l’algèbre du langage, la forme la plus difficile et la plus complexe de l’activité verbale intentionnelle et consciente) peut sembler ambitieuse et bien éloignée de la réalité et des possibilités d’un enfant de six ans, comme elle l’est, de fait également pour une majorité d’adultes des pays industrialisés. Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’écrit est cela et n’a pas d’autre nécessité comme moyen de communiquer, d’exprimer ou de rencontrer si ce n’est précisément de communiquer, d’exprimer et de rencontrer la spécificité qu’il permet seul d’élaborer.

Mais après tout, pourquoi toutes ces précautions ? Oui, l’écrit est le langage nécessaire à des opérations intellectuelles précises. Oui, apprendre à le manier, donc à lire et à écrire, c’est entrer dans l’usage de ces fonctions. Oui, c’est difficile, oui, c’est autre chose que ce que l’école a enseigné pendant longtemps, quand la société avait seulement besoin que le plus grand nombre de travailleurs, afin de produire et consommer à la chaîne, accrochent leur cerveau au vestiaire. Oui, il faut que tout le monde s’y mette car, comme le disait un instituteur : « maintenant, il ne suffit plus de leur apprendre à lire, il faut aussi qu’ils comprennent... ». Et ce n’est pas simple que tout le monde s’y mette sans se désavouer, d’autant plus que le champ de la lecture est lui-même un enjeu contradictoire où il n’est pas facile de repérer ce qui détermine les engagements de chacun.

QUELLES CONDITIONS POUR APPRENDRE CETTE ALGÈBRE ?

[...] Toutefois, si pour des éducateurs conquérants l’écrit devient directement un outil de pensée — et non d’abord le substitut d’une communication orale — il appartient aujourd’hui encore à la panoplie des privilégiés à qui les dominants ont donné mission d’accomplir ce travail afin de bien révéler « le » sens du monde : dans l’histoire, une infime minorité, des clercs, des intellectuels regroupés autour des pouvoirs qui les sélectionnent — ou des contre-pouvoirs qui les contestent. Il est facile d’observer notamment comment, très rapidement mais de manière évidente, dès la fin du XVIIe siècle, la montée économique de la bourgeoisie a intégré l’impérieuse nécessité de maîtriser l’écrit, moins individuellement pour compter et signer des actes de commerce — ce que les employés font de mieux en mieux à sa solde — que, selon la belle expression de Françoise Parent [9], « pour s’affirmer, pour se nommer, pour explorer sa situation et répondre au discours tenu sur elle, pour transformer ¡’écrit en instrument de sa lutte afin de prendre pied dans la responsabilité et le pouvoir ». Il ne s’agit pas alors de partager la lecture existante mais de la révolutionner, d’en faire une lecture de la remise en cause. L’enjeu est bien dans cette nécessité, apprendre à découvrir, derrière l’apparence et le conjoncturel, du permanent, du structurel et de la loi et garantir l’exercice de cette arme à tous les acteurs des luttes sociales.

Car l’écrit joue ce rôle central à la fois comme instrument d’investigation et de construction théorique et comme moyen d’imposition et de domination. Il faudrait ici le temps de montrer en quoi ce rapport à l’écrit distingue bien la bourgeoisie de la classe qu’elle a combattue, elle qui refusait de fonder sa domination sur la naissance, elle qui affirme encore que ce qu’elle représente est universel, elle qui devient une classe en refusant d’être une caste mais qui masque le principe de sa domination en affirmant l’égalité de ce à quoi chacun peut prétendre par son mérite. Il faudrait montrer en quoi cet usage a donné à l’écrit les fonctions et les formes qu’on lui connaît aujourd’hui, y compris littéraires, au point d’apparaître comme la seule forme possible d’usage de l’écriture et de la lecture. Montrer également comment le mouvement ouvrier dans son propre combat contre la bourgeoisie a choisi de s’emparer lui aussi de cet instrument pour penser ses luttes et comment ce projet a suffisamment inquiété pour que la bourgeoisie, dans le but explicite de « mettre fin à l’ère des révolutions », s’est attaquée « à l’autodidaxie, à toutes ces pratiques éducatives directes et mutuelles qui ne supposent pas l’école, son ordre hiérarchique et son échelle de valeur » [10], et s’est proclamée « l’éducateur » du peuple, réalisant ce que Robespierre dénonçait déjà un siècle auparavant : « Le sort du peuple est à plaindre quand il est endoctriné précisément par ceux qui ont intérêt à le tromper et se constituent ses précepteurs. C’est comme si un homme d’affaires était chargé d’apprendre l’arithmétique à ceux qui doivent vérifier ses comptes. » Montrer enfin de quelle manière a été imposé par l’école cet équilibre entre la fabrication d’une population aisément manipulable par de l’écrit standardisé et d’une minorité contrôlée productrice de ce qui doit faire loi : ce partage calculé entre la multitude alphabétisée et une élite auto-décrétée lettrée, partage masqué sous la même appellation de lecture pour des savoir-faire et des manières d’être totalement opposées [11]. [...]

LES OBSTACLES

La difficulté de la lecture n’est pas dans l’acquisition technique d’un système de notation. Elle est dans l’éloignement du plus grand nombre du statut qui appelle le traitement de l’expérience quotidienne par une technologie spécifique de l’intellect. Que fait-on aux individus, enfant ou adulte, ouvrier ou professeur, analphabète ou alphabétisé véloce, pour qu’ils soient à ce point résignés à ce que les choses soient comme elles sont et persuadés qu’elles ne sauraient être autrement, qu’il n’y a rien à comprendre, rien à changer, rien à faire jaillir de différent, rien de plus à aller chercher de l’autre côté du miroir pour que le monde se transforme ? « L’acte de lecture, dit Robert Escarpit, sa motivation est presque toujours une insatisfaction, un déséquilibre entre le lecteur et son milieu, que ce déséquilibre soit dû à des causes inhérentes à la nature humaine (brièveté, fragilité de l’existence), au heurt des individus (amour, haine, pitié) ou aux structures sociales (oppression, misère, peur de l’avenir, ennui). En un mot, il est un recours contre l’absurdité de la condition humaine. Un peuple heureux n ’aurait peut-être pas d’histoire, mais il n’aurait certainement pas de littérature car il n’éprouverait pas le désir de lire... » Ajoutons qu’un peuple maintenu dans l’impuissance et la résignation, en éprouve encore moins ! Est dans l’impuissance celui pour qui tout événement s’explique par le hasard des conjonctures. Est dans la résignation celui que les dominants ont convaincu que le nécessaire était fait et que son malheur était inhérent à la force des choses ! Vaincu serait plus exact, vaincu par, selon Bourdieu, « celle forme de violence qui s’exerce sur un agent social arec sa complicité. [...] Pour dire cela plus rigoureusement, les agents sociaux sont des agents connaissants qui, même quand ils sont soumis à des déterminismes, contribuent à produire l’efficacité de ce qui les détermine dans la mesure où ils structurent ce qui les détermine. El c’est presque toujours dans les ajustements entre les déterminants et les catégories de perception qui les constituent comme tels que l’effet de domination surgit. Mais, poursuit-il, « les intellectuels sont sans doute parmi les plus mal placés pour prendre conscience de la violence symbolique (notamment celle qu’exerce le système scolaire) parce qu’ils l’ont eux-mêmes subie plus intensément que la moyenne des gens et parce qu’ils continuent à contribuer à son exercice. » [12] Violence sociale dite déjà par Aragon :

« J’en ai tant vu qui s’en allèrent
Ils ne demandaient que du feu
Ils se contentaient de si peu
Ils avaient si peu de colère. »

Le non-lecteur est là, du côté de cette aptitude transfusée à se résigner, du côté de cet à quoi bon, de ce renoncement. Etre lecteur (mais y en a-t-il aujourd’hui autant que de consommateurs d’écrit ?), c’est le contraire de la fuite et de l’évasion, de l’hédonisme ou de l’acte gratuit. Du reste, serions-nous là à échanger de part et d’autre de ce livre s’il s’agissait de convertir les milieux populaires à des émois ou des loisirs de professeurs, de racoler quelques clients supplémentaires pour un éditeur ou de faire miroiter la clé de la réussite scolaire à quelque Rastignac de Zone d’Education Prioritaire ? Non, l’enjeu est tout autre, on le pressent, à l’échelle de l’individu comme de la collectivité : la bataille pour la lecture a partie liée avec la démocratie et l’égalité, la justice et la liberté, avec l’ambition d’une promotion collective et avec de grands mots qu’on a quelque timidité à associer encore à l’entreprise éducative, sinon déjà quelque ridicule... Ce qui caractérise le « pas encore lecteur », qu’il soit enfant ou adulte, c’est d’avoir été jusque là tenu à l’écart de ce que l’écrit est seul à pouvoir approcher derrière la profondeur des engagements. Le pas ou peu lecteur sera tenu à l’écart de cette urgence le temps qu’on lui enseigne les « mécanismes de base ». Il n’a guère de risque de l’éprouver en découvrant sous l’image de son manuel que « papa sort l’auto rouge du garage », que « Aline est dans le pré » et que « Madani va à Paris ». Car rien de tout cela n’est de l’écrit, rien ici qui aide à explorer l’expérience pour en repousser les contraintes. Cette absence d’écrit dans le pourtant inscrit n’offre rien à lire, donc rien pour apprendre à lire. Mais alors quand et comment apprendra-t-on ? Avant, pendant, après, jamais ? Est-il respectueux d’imaginer qu’un enfant pourrait exercer de la raison graphique au vu de pareilles insignifiances ? Il y faut d’autres enjeux, d’autres ambitions, d’autres urgences, d’autres ferveurs ! Et ne s’y essaieront que ceux qui ont au moins l’intuition dans leur environnement de ce pouvoir qu’a l’écrit de transformer la vie dès lors que le monde est là, neuf et plein de ses mystères, de ses résistances, de ses charmes et de ses limites... Comment le système éducatif s’assure-t-il des conditions d’existence et d’exercice d’un tel statut engagé dès le plus jeune âge et pour tous les enfants ?

« Il est aussi vain
d’écrire spécialement pour
le peuple que pour les
enfants. Ce qui féconde
un enfant, ce n’est pas
un livre d’enfantillages. »

Marcel PROUST, Contre Sainte-Beuve, posth., 1954
« Du côté de l’écrit »

[1PENNAC Daniel, Comme un roman, Gallimard.

[2BOBIN Christian, Une petite robe de fête, Gallimard.

[3A.L. n°26, AFL.

[4in La notion de pacte, AL n°11, AFL.

[5BUHLER cité par VYGOTSKI in Pensée et langage, p.126, Paris, Les Éditions Sociales, 1985.

[6WALLON Henri, De l’acte à la pensée, Paris, Flammarion, 1978.

[7BOURDIEU Pierre, Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987.

[8VYGOTSKI, Pensée et langage, Les Éditions Sociales, 1985.

[9PARENT Françoise, Les Cabinets de lecture, la lecture publique à Paris en 1820, Paris, Payot, 1982.

[10PLENEL Edwy, L’État de l’école en France, Paris, Payot, 1985.

[11En 1860, sans être jamais passés à l’école, 80 % des ouvriers parisiens recourent à l’écrit au sein de leurs luttes sociales. En 1871, la Commune de Paris... Et les milliers de massacrés et de déportés par Thiers. Puis Jules Ferry qui pense (!) que « c’est l’absence d’éducation chez le prolétaire qui crée le sentiment et la réalité de l’inégalité... ».

[12BOURDIEU Pierre, Réponses, Paris, Éd. Du Seuil, 1992