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« D’ici là un genre d’utopie »

Lu par Yvanne CHENOUF

D’ICI LÀ, UN GENRE D’UTOPIE, CHRISTIAN BRUEL, KATY COUPRIE, ÉD. THIERRY MAGNIER, 80 pages, 2016

Katy Couprie a (presque) commencé sa carrière d’auteure chez Christian Bruel (les éditions du Sourire qui mord [1]) puis, on l’a retrouvée chez Thierry Magnier où elle a publié, entre autres, un Dictionnaire fou du corps [2] (objet, avec Bêta... civilisations [3], d’une surprenante mesure de censure de la part de la ville de Paris). Aujourd’hui, le trio est reformé : Christian Bruel et Katy Couprie signent chez Thierry Magnier un livre aussi novateur qu’intemporel. Novateur dans la confection (ni album, ni récit illustré, ni roman graphique), intemporel par son thème (la création littéraire d’une utopie sociale). Thème rarement traité.

D’ici là... est un livre encré, satiné, troublant, rugueux et sophistiqué. Sur la couverture, les informations (en lettres vert fluo, pixellisées) sont comprimées dans d’étroits cartouches noirs obligeant à plisser les yeux. Occupant la seule partie lisse de cette surface balayée d’impulsions électriques, une sorte de fiche T expose un titre légèrement blasé (D’ici là) à peine réenchanté par le sous-titre (un genre d’utopie). Comme sur un écran de contrôle, un couple avance dans le décor luminescent d’une aube incendiaire ou d’une nuit fauve : une humaine et un loup, elle, yeux baissés, chevelure volumineuse, souriante, attachante, lui, regard en biais, dépeigné, aux aguets, attirant. Planning administratif et caméra de surveillance ; il ne reste qu’à identifier le pouvoir, à ouvrir les yeux.

On est un peu avant midi dans le Vieux Monde aux abords d’un de ces quartiers sensibles qui inquiètent la gouvernance au point qu’elle y patrouille. Un faisceau de lumière traverse le champ de vision (constant sur toutes les doubles pages contenant du texte) ; démesure des objets (15 tonnes), imprécision des formes, absence de bruit, panne probable (androïde désactivé), tout est prêt pour l’apparition d’un OVNI. C’est un ouvrage non paginé (80 pages) sous tension permanente. Une double page sur deux est recouverte d’une image somptueuse annotée d’un bref message électronique, l’autre double page associe trois éléments : des vignettes en noir et blanc (image, schéma, décompte électronique...), des fiches blanches surmontées d’un onglet vert fluorescent (définition, citation, message personnel, photo, légende, commentaire, code secret, tweet...) et un récit réparti sur des pavés neutres (types fiches T) reliés entre eux comme par un de ces circuits électroniques qui font passer le courant mais peuvent aussi en inverser le cours.

Ainsi, cette zone opaque est-elle commune à l’auteur, à l’illustratrice et aux personnages qui « grâce à un minuscule implant », puisent dans leur espace mental ou dans le cyberespace des pensées, des souvenirs, des visions et les publient. Deux groupes se disputent la transformation du Vieux Monde : l’un, par des voles politiques traditionnelles, rêve au Grand Soir et à l’effondrement du « capitalisme tardif » ; l’autre, formée de communautés alternatives, compte sur la multiplication de « petites structures de résistance ». Deux adolescentes, Sacha et Adriana, appartiennent à ces deux univers Idéologiquement séparés (les parents d’Adrlana doutent de l’efficacité des fractions autonomes) ce qui met en péril l’avenir de leur amour. L’Illustratrice puise dans une vaste banque d’images de quoi coréaliser le propos, l’interpréter, l’orienter, en augmenter la rêverie. La richesse de la carte graphique multiplie les points de vue et s’oppose au manichéisme (images, pictogrammes, photos, schémas, plans rapprochés, couleurs contrastées, sombres, acides, ardentes) ; le récit soutient sans équivoque l’utopie « partage des ressources, de la production et des savoirs », sans naïveté non plus (« Jour après jour, d’innombrables liens entravent le Vieux Monde. Mais le géant reste redoutable quand il s’ébroue. ») et contre l’univocité du sens en variant les sources des discours (narration, Information, exemple...).

Un art numérique au service d’un art de vivre crépite de bout en bout associant deux mondes distincts, le présent et l’Ailleurs : D’ici là [4]. Ici où les inégalités sont obscènes et l’aliénation croissante, là où tout pourrait être « ordre, beauté luxe, calme et volupté » [5].

Dans l’univers de Sacha (nommé L’Usine sans doute à cause de sa nature expérimentale), entre deux et cent quatre ans, on habite des espaces modulables, chacun pouvant vivre « seuls, en duos, en groupes, en bandes », la famille n’étant plus, comme le dit la dernière fiche, « la norme » car « tout doit être repensé ». On mange bio, les tâches domestiques et mécaniques sont confiées à des robots (Imprimables en trois dimensions, de plus en plus performants mais toujours sous contrôle des utilisateurs), l’Information ainsi que la culture sont accessibles à tous et toutes, les questions communes sont débattues dans des collectifs où les enfants sont d’emblée intégrés : « Grandir est une aventure collective et rien d’essentiel ne doit rester ignoré ». Plus de contraintes exercées au nom du corps : on peut être conçu « à l’ancienne ou par biotechnologie », vieillir et rester un citoyen actif, survivre à un attentat avec son propre cerveau mais dans un corps en silicone, vivre librement sa sexualité, changer de partenaire, changer de sexe... Rien de ce qui relève du choix personnel « à condition de ne pas faire de mal à autrui » n’est administrable pour des individus liés par la même détermination « ni commander, ni obéir, même à une majorité ». C’est dans cet esprit, qu’avec La Compagnie, Sacha participe à des performances théâtrales et des parades festives dont la fonction est de recenser et de déminer les comportements sociaux violents, de « dénoncer l’écart persistant entre l’égalité proclamée et des rôles et positions sociales toujours assignés (ou interdits) en Jonction du sexe, des orientations sexuelles et des apparences » [6]. Le Vieux Monde confie à des casseurs le soin de briser ces mouvements sociaux, orientant le récit vers un suspense opposant Sacha (superbe) et Devil (beau à se damner). L’enjeu ? Empêcher le Vieux Monde de s’emparer des imaginaires et de remplacer la pensée créative par la croyance. La dernière phrase nous associe aux combats des utopistes : « Sacha, Cheyenne et Geeko sillonnent le territoire (...) Sacha vit toujours intensément. Elle prend juste le temps de grandir un peu moins vite. Comme pour nous permettre de les rejoindre, d’ici là ».

Cette fiction tire l’utopie du rêve éveillé pour la plonger dans une réalité. Il ne faut pas la lire comme une anticipation de l’avenir (même si nombre des propositions ne sont déjà plus virtuelles) mais comme un outil critique permettant de lire autrement les représentations, d’écrire autrement les rapports entre les êtres vivants dans le monde qui les accueille. On le sait, pour l’avoir beaucoup lu [7], l’utopie est toujours menacée de dystopie : l’évolution d’un rêve en cauchemar, d’une organisation sociale épanouissante en institution d’un système dictatorial. Contre ce risque, tout l’appareil narratif se mobilise : si le texte a un point de vue (le bien collectif n’est pas l’ennemi du bien privé), s’il juge sévèrement la maquilleuse qui renoue, par amour, avec le sexisme, il n’omet pas les contradictions (les parents d’Adriana, « de toutes les luttes contre ¡’exploitation », n’imaginent pas son émancipation sexuelle mais lui laissent le choix de patienter intelligemment jusqu’à sa majorité) et ne pose pas l’organisation politique comme seul moyen de lutte (Sacha et ses amis, « en congé provisoire de la Compagnie, travaillent arec un groupe d’architectes nomades au développement local d’habitations en phase arec les nouvelles façons de vivre ensemble sans domination d’aucune sorte »). Les images veillent au risque de réversibilité (passage d’un projet émancipateur au programme totalitaire - le bonheur parfait). C’est ainsi qu’on peut lire l’alternance de fonds sombres et lumineux, la présence de négatifs (envers photographique d’une réalité), de plans rapprochés comme si toute réalité, même Innovante, devait sans cesse être observée à la loupe pour court-circuiter la propagation des dérives à leur naissance. C’est ainsi qu’on apprécie les monologues qui font vivre l’utopie de l’intérieur (par ceux qui la vivent), pas seulement de l’extérieur (par ceux qui la professent). La variété des moyens graphiques (¡coniques et scripturaux) est un garde-fou contre la prophétie : l’utopie n’est pas un modèle mais un discours spéculatif qui grandit sur les insuffisances du quotidien, provoque des décentrements, exige de réfléchir aux conséquences des choix présents sur le futur. L’opacité et la phosphorescence de ce livre rappellent que l’innovation ne se décrète pas par un programme prédéfini mais se cherche à travers un magma de clartés et d’ambiguïtés. Le nouvel homme « viril et tendre, efficace, cultivé, séduisant » fait « presque peur ». Les nombreux procédés utilisés pour ce livre (dont l’humour) entretiennent une logique forte en évitant de tomber dans une cohérence ankylosante. En se fixant sur les personnages davantage que sur la cité Idéale, Il rappelle que les mondes meilleurs, depuis la nuit des temps, se nourrissent de notre capacité à convoquer nos imaginaires à tous les niveaux : sociaux, politiques, écologiques... Ici et maintenant, ce livre y participe luxueusement car « on ne veut bien que ce que l’on imagine richement ».

« D’ici là un genre d’utopie »

[1Robert Pinou (1991), Anima (1991), Pas de pitié pour les poupées B. avec Thierry Lenain (1991), Petites musiques de la nuit avec Christian Bruel et Xavier Lambours (1992), Je suis le chien (1993), Nie, Nac, Noc avec Claude Lapointe (1994).

[2Dictionnaire fou du corps, Katy Couprie, Alessandro Ruggeri, Thierry Magnier, 2012.

[3Bêta... civilisations, volume 1, Jean Harder, Actes Sud, 2014.

[4D’ici là est une revue en faveur d’un ensemble éditorial réunissant le texte, l’image et le son : http://revue-dicila.net/revue/

[5L’invitation au voyage, Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire.

[6Définition des fonctions de la « Grande Parade du Genre ».

[7Le Meilleur des mondes (Aldous Huxley, 1932), 1984 (George Orwell, 1949), Fahrenheit 451 (Ray Bradbury, 1953), Un bonheur insoutenable (Ira Levin, 1970) etc.