Dossier : « Autour de la lecture et des BCD »

« De la lecture populaire »

Jean-Yves SERADIN

Deux extraits d’ouvrages d’Anne-Marie Thiesse, l’un déjà ancien, Le roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Epoque (Seuil Points Histoire 2000, 1ère édition 1984, Editions du Chemin Vert) et l’autre récent, La fabrique de l’écrivain national. Entre littérature et politique (Gallimard 2019) invitent certains laudateurs de la lecture à sortir de ce qu’on pourrait appeler leur lectocentrisme : la fréquentation des livres ne les a pas aidés à la nécessaire auto-analyse de leurs pratiques culturelles. Dans les salons littéraires ou les librairies, il est fort amusant d’observer certains habitués des lieux, totalement dans l’entre soi ! Combien peut-être déroutante une grande surface de bricolage quand on n’est pas très habile avec un marteau ou un tournevis ! Mais, si cela peut être gênant d’en sortir sans avoir trouvé ce qu’on était venu chercher, découragé par l’offre pléthorique, cela peut être pris avec humour car, sur le plan symbolique, on ne se sent pas atteint. Dans les lieux d’offre de livres, il n’en va pas de même. La honte affleure parfois car on sait ne pas disposer du capital culturel suffisant pour s’y repérer. Tout alors revient en mémoire : le vécu familial, la scolarité défaillante puisque les informations diffusées par l’école n’ont pas été capitalisées, ne contribuant pas à construire la curiosité qui permet le choix d’un livre. Le lieu paraît alors hostile aux non initiés. Plein de cruauté parfois : ainsi, une libraire ricanait avec son employé car une cliente demandait un ouvrage pour son enfant édité chez 14-18 ! Ce qu’écrit Anne-Marie Thiesse sur le lectorat populaire du début du XXe siècle garde sa pertinence.

S’affranchir de lieux intimidants

« Le public populaire fréquente peu les librairies (commerces exclusivement réservé à la vente de livres), ce qui ne peut s’expliquer seulement par le petit nombre de ces établissements. En fait, si l’expansion de la lecture ne s’est pas accompagnée d’un accroissement en proportion des librairies mais de la multiplication des débits de presse et des « points de vente » des imprimés dans des lieux destinés à d’autres usages (épiceries, bazars, papeteries), cela tient, justement, aux difficultés des lecteurs non cultivés à pénétrer dans des lieux où ils peuvent à tout instant être exposés au ridicule de l’ignorance et se trouver égarés dans un domaine dont ils n’ont pas la maîtrise pratique. [...]

Les philanthropes et les éducateurs du XIXe et du XXe siècles ont fait d’ailleurs l’expérience des effets d’auto-exclusion engendrés par le sentiment d’indignité culturelle, à travers l’expérience des bibliothèques publiques : il ne suffisait pas que les livres fussent gratuits, ou presque, pour attirer les foules à demi-instruites dans le bâtiment où ils étaient conservés. Les circuits populaires du livre ne se caractérisent donc pas seulement par le coût modique des ouvrages en vente, mais aussi parle fait que ceux-ci sont présentés au milieu d’autres objets d’usage courant et n’exigent pas de l’acquéreur éventuel une démarche spécifique.

Le succès de la diffusion par le colportage a tenu probablement au fait que les volumes proposés étaient apportés sur les lieux mêmes de la vie quotidienne, mêlés parfois à des produits utilitaires. [...]

Les mutations historiques dans la structure du circuit populaire de distribution n’excluent donc pas une constante : l’absence de distinction nette entre ce qui relève du domaine culturel et ce qui n’en est pas. C’est là aussi ce qui caractérise le plus exactement la manière dont est pratiquée la lecture. » (Seuil, p.25-27).

« L’humus de la culture populaire »

Anne-Marie Thiesse revient sur la réflexion menée par Antonio Gramsci dans la prison fasciste où il a été enfermé de 1926 à avril 1937. Il sera libéré deux jours avant sa mort. Gramsci invite à s’appuyer sur la lecture populaire, à l’époque il s’agissait surtout de romans-feuilletons, donc à la reconnaître et à écouter ceux qui la pratiquent activement. Thiesse rappelle que tous les propos sur le caractère aliénant de la littérature populaire sont erronés puisque « l’aliénation, si aliénation il y a, ne saurait être créée par ces romans, puisqu’elle est inscrite dans le rapport au monde social d’une classe à laquelle est déniée la domination théorique de ses pratiques (culturelles en l’occurrence) » (Seuil 2000, p. 47). Elle rejoint l’historien Michel de Certeau qui dénonçait les prétentions pédagogiques de ceux qui croient détenir le monopole de la pensée : « Portée à croire ses propres modèles culturels nécessaires au peuple en saie d’une éducation des esprits et d’une élévation des cœurs, l’élite émue par le « bas niveau » des canards ou de la télé postule toujours que le public est modelé par les produits qu’on lui impose. » (L’invention du quotidien I. Arts de faire, Folio 2002.)

Les membres des classes populaires ne sont donc pas les victimes passives de leurs lectures. Richard Hoggart (La culture du pauvre. Etude sur les styles de vie des classes populaires, Editions de Minuit 1970) parlait de la « consommation nonchalante » des femmes des classes populaires « qui lisent la publicité que d’un œil », attitude susceptible d’être interprétée comme un mécanisme de « défense passive » contre un conditionnement. De multiples travaux confirment cet état de fait. Bridget Fowler, par exemple, (The alienated Reader. Women and Popular Romantic Literature in ihe Twentith century, Cambridge University Press,1991), dans une recherche menée en Écosse en 1986-1987, mettait en évidence l’attitude « active » de la plupart des lectrices de « romans à l’eau de rose ». Elles ne sont pas les victimes crédules de leurs lectures, comme le souligne aussi Thiesse (2000).

Dans l’extrait qui suit, Gramsci souligne tout l’intérêt du terreau qu’offre la lecture populaire. La démarche pédagogique consisterait alors non pas à une rupture culturelle, mais à une reconnaissance critique de la culture d’appartenance. Le mot reconnaissance est important. Pour promouvoir la lecture, s’appuyer sur les pratiques culturelles des élèves, sans a priori, aujourd’hui cela peut être un jeu vidéo, une série télé et... parfois des livres, apparaît nécessaire : il s’agit d’éprouver la culture du jeune en la confrontant à la culture des pairs et à la culture promue par l’école. Donc, engager l’élève dans un travail sur sa propre culture en l’ouvrant à la pluralité des langages et des mises en perspective. Mettre du lien entre sa culture et l’ambition culturelle nourrie par l’enseignant.

« Constatant la résistance du capitalisme aux crises économiques qui’, selon la vulgate marxiste alors en vigueur, auraient dû entraîner sa chute, Gramsci met l’accent sur la notion d’« hégémonie » culturelle. Il souligne que les dominés sont conduits à partager la représentation du monde favorable aux dominants, ce qui instaure un consensus servant les intérêts de cette classe dominante et consolidant sa position. Le renversement de situation au bénéfice de la classe ouvrière suppose donc la formation d’un autre « bloc historique ». A la « guerre de mouvement », menée par les révolutions du XIXe siècle et la révolution bolchevique, doit se substituer désormais en Europe occidentale et orientale une « guerre de position » : il faut donc combattre les appareils idéologiques au sentie de la classe dominante et transformer les représentations sociales des classes subalternes. [...]

L’originalité de Gramsci est de mettre au cœur de sa problématique la littérature populaire, celle des romans-feuilletons de grande diffusion, dont il a une connaissance poussée. Cette littérature à laquelle est usuellement refusé le statut
de littérature nationale, est régulièrement fustigée par les intellectuels, des plus conservateurs aux communistes, comme opium du peuple. Mais, affirme Gramsci,

C’est seulement à partir des lecteurs de romans-feuilletons qu’on peut sélectionner le public suffisant et nécessaire pour créer la base culturelle d’une nouvelle littérature. Il me semble que le problème doit être le suivant : comment créer un corps d’écrivains qui, du point de vue artistique, soient au roman-feuilleton ce que Dostoïevski était à Eugène Sue et Soulié ou, pour le roman policier, ce que Chesterton est à Conan Doyle et à Wallace, etc. ?

Gramsci rejette donc l’association entre processus politique révolutionnaire et avant-garde esthétique :

Le préjugé le plus répandu est le suivant : la nouvelle littérature doit s’identifier avec une école artistique d’origine intellectuelle, comme ce fut le cas pour le futurisme. Les prémisses de la nouvelle littérature doivent être historiques, poli-
tiques, populaires ; elles doivent tendre à élaborer ce qui existe déjà de façon polémique ou de toute autre façon, peu importe : l’important est que cette nouvelle littérature plonge ses racines dans l’humus de la culture populaire telle qu’elle est, avec ses goûts, ses tendances, etc., avec son monde moral et intellectuel, même s’il est arriéré et conventionnel.
 » (Gallimard 2019, p. 282-284).

Les travaux d’Anne-Marie Thiesse rappellent la nécessaire dimension diachronique de toutes les politiques de promotion de la lecture. Comme l’écrivait Jean-Claude Forquin, la « culture du pauvre » n’est pas une culture pauvre, mais une culture autre. « C’est donc bien aussi d’une pédagogie autre qu’il a besoin, d’une pédagogie qui parte du milieu de l’enfant et des présupposés de sa culture et de son langage, au lieu de lui opposer la dénégation qui vient d’une sur rassis tance disqualifiante. » [1].

« De la lecture populaire » (pdf)

[1FORQUIN Jean-Gaude, 1976. Recension de « Berstein (Basil). Langage et classes sociales, codes socio-linguistiques et contrôles social » dans Revue française de pédagogie, 35 (1), 44-48. Citation p.48.