Dossier : « Autour de la lecture et des BCD »

« BCD, Lecture(s) & Littérature(s) »

Yvanne CHENOUF

« Ce qui compte, c’est que les enfants associent la littérature à leur vie, la regardent non seulement comme un élément de leur expérience mais comme celui, rayonnant, qui peut tirer les autres des ténèbres où ils sont ensevelis (...) Ce serait une dernière raison pour pousser les enfants dans le fleuve de la littérature. C’est leur élément, comme la mer immense, tumultueuse, celui des petits poissons. De quelque manière qu’ils s’y prennent, ils sauront nager, » [1]

De la lecture et des livres au temps du confinement

Le confinement a institué un enseignement à distance pour lequel les élèves étaient diversement outillés. On a beaucoup parlé de la disparité du matériel informatique, moins des inégales compétences face à l’ordinateur (se servir d’un traitement de texte, d’une messagerie...), on a redouté la surexposition aux écrans, moins évoqué l’incapacité d’affronter, seul, la masse de documents écrits quotidiens (exercices à imprimer, à lire, à réaliser, à expédier). Dans le meilleur des cas, l’entourage familial a été mis à contribution [2] pour verbaliser les consignes, discuter des stratégies, parler des erreurs, commenter les résultats comme en classe où les aides se font essentiellement à l’oral. Le manque d’aisance à l’écrit n’a pas seulement gêné le travail scolaire mais aussi la lecture personnelle qui aurait pu ouvrir l’espace du confinement, préserver des relations avec les autres grâce à la fiction, aux documentaires, à la presse et soutenir le lien avec soi vers lequel les livres ramènent toujours. Combien d’enfants ont été prévenus, avant le confinement, qu’ils devaient passer à la médiathèque pour faire un stock de livres ? Cet isolement a profité à ceux qui savaient lire, tant pour expédier les affaires courantes (devoirs) que pour se figurer et assimiler cet événement inédit. Le rapport à l’écrit, moyen privilégié de relation au monde et d’accord avec soi, relève du milieu social, de la motivation personnelle mais aussi de l’école depuis sa création.

L’école et les bibliothèques

En 1831, le ministère de l’instruction publique fait composer et distribuer un grand nombre de livres destinés à répandre, jusque dans les moindres hameaux, les notions de morale et les premières connaissances usuelles. De 1833 à 1848, le gouvernement distribue plus d’un million de titres et, en 1862, le ministre Rouland publie un arrêté stipulant l’ouverture d’une salle de bibliothèque dans chaque école (souvent une armoire) et l’acquisition de livres en quantité suffisante (fonds municipaux et fonds propres). Les enseignants doivent envoyer au conseil supérieur de l’instruction publique leur liste de livres et un rapport annuel au ministre. Avec Victor Duruy, la création des cours d’adultes élargit le prêt aux familles ce qui diversifie le fonds. Ce culte républicain du livre perdure et des générations ont pu lire dans Le Tour de la France par deux enfants que les « bibliothèques scolaires sont les bienfaits de notre patrie » et que « M. l’instituteur prête des litres aux écoliers laborieux » [3]. Dans les années 70, tous les enfants entrent en 6e et le rapport à l’écrit, nécessaire pour accéder aux études supérieures, n’est acquis que par un tiers d’une classe d’âge (l’élite républicaine). Pour augmenter, généraliser les compétences de lecture il fallait rénover l’enseignement. La Bibliothèque Centre Documentaire (BCD) apparait, dans les années 80, comme un des « leviers de transformation de l’école » : la lecture (et l’écriture) n’est plus seulement l’affaire de la leçon de français, elle est transversale à toutes les
disciplines. La BCD doit donc être accessible toute la journée, pour faciliter les recherches, la lecture personnelle et la participation à des animations. Ce n’est pas seulement (et d’abord) un espace aménagé mais un projet d’équipe géré par des adultes (enseignants, animateurs, bibliothécaires, parents, habitants...) et des enfants. En 2002, l’enseignement de la littérature est inscrit au programme des écoles primaires et des listes de livres (par cycles) ainsi que des heures de formation (stages, universités d’été...) sont libérées. La lecture devient une discipline littéraire (les listes ne contiennent pas de documentaires) et la BCD, à côté des classes, est rapidement perçue comme une charge supplémentaire. Le plan récemment lancé par le ministère [4] (vademecum) risque de ne pas mieux réussir s’il ne développe pas, à côté de la « découverte des livres », les moyens de s’exercer, bien après le CP et le CEI, à une lecture experte (choix des textes, lecture critique...). Au temps des classes dédoublées, il n’est pas innocent que la salle de bibliothèque ait été d’abord réquisitionnée et les livres remis en classes. Le jeu (émancipation de tous par tous) n’en valait sûrement pas la chandelle.

Vue d’ensemble sur les livres

Les livres représentent bien des mystères pour qui n’en est pas familier. Pourquoi choisir celui-là plutôt que celui-ci, lequel lire en premier, comment affronter ces murs d’étagères ? A cela, le bibliothécaire de L’Homme sans qualité [5] répond : « Mon général ! Voulez savoir comment je puis connaître chacun de mes litres ? Rien ne m’empêche de vous le dire, c’est parce que je n’en lis aucun. (...) Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne jamais lire ; de toute la littérature qui lui est confiée que les litres et la table des matières... et les catalogues. » Et Pierre Bayard, qui approuve cette citation [6], d’enchaîner : « Être cultivé ce n’est pas avoir lu tel ou tel livre, c’est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu’ils forment un ensemble et être en mesure de situer chaque élément par rapport aux autres.... Ce qui compte dans chaque livre ce sont les livres d’à côté. » C’est à un système qu’il faut tout de suite confronter les enfants submergés par la quantité de livres. Poursuivons avec Pierre Bayard : « Les communications et les correspondances, c’est bien cela que doit chercher à connaître l’homme cultivé, et non tel livre en particulier, de la même manière qu’un responsable du trafic ferroviaire doit être attentif aux relations entre les trains, c’est-à-dire à leurs croisements et leurs correspondances, et non au contenu de tel ou tel convoi (...) les relations entre les idées importent beaucoup plus, dans le domaine de la culture, que les idées elles-mêmes. » [7] On a tendance, quand on éduque, à commencer par le simple. Mais qu’est-ce qui est simple pour un enfant habitué à conquérir le monde par ses faces dérobées, les plus escarpées ? Où se situe le début de son rapport à l’écrit ? Avec Perrault ou avec la porte du frigo où sont affichés magnets, liste de courses, post-it, cartes postales ? Ainsi, s’il est important de réunir, en BCD, « les ouvrages fondateurs ayant donné lieu à de multiples réécrilures : mythes, légendes, contes, récits, albums patrimoniaux et classiques... indispensables pour transmettre une culture commune et nécessaires pour comprendre les allusions qui y sont faites dans d’autres textes plus contemporains » [8], c’est la moindre des politesses que de demander aux enfants où ils en sont de leurs fondations, ce qu’ils ont déjà glané, rangé, compris de ces signes qui imposent silence au monde. « Chut ! elle lit » [9]

État des lieux

Engagé ensemble dans la même recherche (comprendre ce que les livres et journaux disent du monde), c’est important de débuter par un état des lieux : quels rapports les enfants ont-ils déjà avec l’écrit ? Tout de suite, on cherche les croisements, les correspondances (listes, tableaux, organigrammes). Dès la maternelle, on ouvre un cahier (individuel ou collectif) où sont recensés des écrits familiers des enfants : carte d’anniversaire, conditionnement de compote, mode d’emploi de LEGO, sachet d’emballage de fruits et de légumes... Une diversité de documents s’accumule, représentative des usages familiaux de l’écrit (parfois plurilingues). Ce matériau est précieux pour parler de soi (exposer ses acquis, s’exposer) et connaître les autres (ce qu’ils savent, aiment). Au bout d’un certain temps, certains écrits sont récurrents : faire-part de naissance, sachets de la boulangerie, publicité de jouets... Ces textes, dont la fonctionnalité est connue, c’est « la mer » dans laquelle évoluent les enfants. Ils apprennent à lire et à écrire en les reconnaissant, en les observant, en les rapprochant et ces classements croisent, parfois, ceux des livres (Dans le détail / Dans l’ensemble [10]). Peu à peu, on scrute la façon dont l’écrit prend les usages du monde à ses filets. Ainsi, alors qu’ils étudiaient la germination, des enfants ont été dépités par le peu de coopération du pépin de pomme (à côté du zèle des lentilles). Pourtant les livres sont catégoriques : d’un pépin sort un pommier (J’ai grandi ici, Pomme pépin pommier ; Pomme Pomme Pomme, La Pomme ronge, Le Secret [11]). Ils écrivent à La Main à la pâte (www.fondation-lamap.org) qui répond : « Pour germer, le pépin (graine) doit subir le froid humide. (...) Généralement, le pépin d’une pomme qu’on vient de manger n ’a pas subi suffisamment le froid humide et ne peut donc pas germer. A priori, des pépins mis deux mois dans un réfrigérateur et humidifiés devraient pouvoir germer. (...) souvent les graines sont momentanément en dormance et seule une condition particulière permet de la lever : ici le froid humide, ha dormance de certaines graines permet une germination à la bonne saison. » [12]

Classer

A l’occasion de relectures (car les livres lus ensemble doivent longtemps « traîner » dans la classe pour être relus individuellement), certains enfants arrivent avec l’album J’ai grandi ici ouvert à une page qui les avait intrigués : dans un paysage qui semblait automnal, l’auteure avait déjà posé un flocon de givre, près du pépin dans la terre. Et soudain : « C’est la dormance ! Parce que le givre c’est l’eau et le froid. C.’est le froid humide. » On ne sait pas ce qu’a produit ce mot « dormance » dans la tête des jeunes enfants tentés par un rapprochement avec la Belle au bois dormant qui, ils en sont sûrs, « a mangé une pomme. » Que faire de cette erreur ? Ce qu’on fait généralement avec les enfants qui, après avoir observé et classé, appliquent en se trompant : « J’ai agrossi l’ours pour faire le papa ! » Risqué de dire à Jules que ce mot n’existe pas car il rétorque : « C’est comme agrandi ! » Ainsi la pomme a-t-elle conduit la classe à une chasse au trésor : que disent les livres de la culture du pommier ? Le butin fut monumental et les croisements infinis. Du fruit non centré sur le sachet de jus de pomme à celui de L’Aventure de la petite huile rouge (non centrée elle aussi), à l’orifice d’où s’écoule (indûment) un jus multi-fruits au trou qui, dans les fruits, suggère la présence d’insectes (Dans la pomme, Dans une toute petite pomme, Nom d’une pomme, Quel est ce fruit ?, Un petit trou dans une pomme, etc.), on en parle beaucoup des pommes dans la littérature de jeunesse. Pourquoi tant de livres sur ce fruit (et peu sur la groseille ou la mangue). Ces histoires sont-elles variées ? Si elles sont répétitives pourquoi les éditer ? Toute observation des livres débouche sur un observatoire et tout observatoire participe de la « vue d’ensemble » dont parle Pierre Bayard : pas une vue « panoramique » (tous les livres possibles sur la pomme) mais une vue structurée et critique. Qu’apprend-on de soi, du monde et de la langue avec ce fruit ? Petit à petit, à la BCD, grâce aux affichages, aux exposés, la pomme apparaît comme garde-manger des insectes, réserve de poison pour sorcières, piège de serpent, trésor des Hesperides (Enquêtes au jardin, Les Secrets de l’Olympe – La malédiction des Hespérides...), lanceuse d’alerte pour Newton, logo d’une firme informatique. Un éditeur s’est même appelé Le Pommier [13] pour relier nature et culture et rester à l’écoute « du bruit de fond du monde et de la voix des vivants » (Michel Serres). Si, au début, les enfants classent intuitivement...

... progressivement ils découvrent comment se retrouver dans n’importe quelle bibliothèque (classement Dewey). Pour l’instant, c’est le désordre de l’édition qui est pointé. À quelles intelligences, a quelles sensibilités s’adresse-t-on en proposant les mêmes livres aux enfants ? La mèche est vendue. Il ne reste qu’à l’allumer.

Colporter

Ainsi, pourquoi certains livres de la maison (connus, aimés, lus) ne sont pas à l’école ? Qui décide des bons livres ? Exemple d’une animation qui met en relation toutes les lectures, même celles que l’école néglige : le colportage [14]. Deux par deux, les enfants présentent un livre qu’ils connaissent à une autre paire d’enfants qui, elle aussi, a un livre à présenter. Cette double présentation (pas cette lecture) est limitée dans le temps (environ 5 minutes). A la fin, les duos rencontrent d’autres duos pour la même opération. Lorsque cette situation est rodée, chaque paire repart, non pas avec son livre mais avec le livre qui lui a été présenté (souvent découvert à cette occasion). Au cours de ces colportages, chacun consolide son répertoire qui ira en s’amplifiant si on émaille les activités de la journée de livres (lus ou évoqués) : fictions mais aussi documentaires, journaux, poésie, théâtre. Quels livres choisit on souvent, jamais ? Toute pratique, même la plus experte, a ses partis-pris, ses zones d’ombre.

Parcourir

Il existe « un ordre » des livres qui trie, de façon invisible, son public (par génération, sexe, moyens financiers, tradition culturelle...) et il faut voir la production comme une montagne avec « ses lignes de continuité et de discontinuité, ses sédimentations et ses décrochements, comme les strates en géologie » [15], ses failles aussi. La présentation de livres (quotidienne et spontanée) se fait régulièrement en parcours organisés. Ces parcours sont infinis. On peut les faire, par exemple, à partir des contes (base de l’essentiel de la production contemporaine). Boucle d’or est un des contes les plus réécrit (après Le Chaperon rouge) : on ne jette pas la fillette dans la gueule du loup (elle va seule chez les ours), on ne l’installe pas dans l’attente du prince charmant (elle rencontre un ourson qui pourrait être son ami), on met en tension la normalité des ours et la curiosité de la fillette, etc. Construire un parcours c’est révéler des points de vue, des façons d’écrire, des redites et des créations.

Avec Pinocchio, on aborde la question du mensonge différent de la ruse [16]. Depuis Ulysse on a, en littérature, une bande de menteurs plus ou moins habiles. Le renard (tenant du titre depuis Le Roman de Renart, « Le corbeau et le renard ») a des concurrents : beaucoup moins doué est le loup (chaperon rouge, chevreaux, « Le loup » de Marcel Aymé) et bien moins visible est le chat (chat botté) mais bien plus futée est la poule tombeuse de renards (Gare au renard, Poule rousse, La Soupe au caillou). Pinocchio permet aussi d’évoquer la misère, fil rouge du conte (peu de livres sur ce sujet [17] alors que 14% des Français vivent sous le seuil de pauvreté). Pinocchio permet enfin de réfléchir au lien entre humains et robots : un bout de bois peut-il devenir humain ? Au cinéma (Intelligence Artificielle, Spielberg) et au théâtre, ce thème est souvent traité (Contes et légendes, Joël Pommerat).

Pour ne pas être qu’un regroupement thématique stérile sur le plan des apprentissages la lecture en réseau doit : 1) aider à la résolution de problèmes de compréhension ou d’interprétation rencontrés lors de la lecture. Lire d’autres livres (du même auteur, autour du même thème...) peut aider à lever les difficultés. 2) aider à construire une culture littéraire (autour d’un auteur, d’un genre, d’un personnage, d’un éditeur...), à élaborer un cadre cognitif apte à traiter l’information avec efficacité [18].

Le réseau mobilise une expérience culturelle qu’il transforme. Il permet d’observer les tendances de la production : thèmes/personnages récurrents (quel privilège donné aux animaux dans les albums !), failles (thèmes non traités pour taire des réalités épineuses : religion, argent...) Chaque livre est un creuset où l’auteur (scientifique, littéraire) tente l’alchimie d’y faire transmuter ses savoirs et ses interrogations, sa réalité et ses utopies. Par ses silences, chaque texte parle aux initiés. Les profanes n’ont plus qu’à se former en se déportant. Ou, selon Jean-Claude Passeron, transformer leur indifférence pour les livres en rejet affirmé.
« Les livres que je lisais se rapportaient toujours à des endroits où je n’avais jamais mis les pieds. Et réciproquement, les lieux qui m’étaient familiers... étaient dépourvus d’écho dans le registre éclatant, prestigieux, sacralisé de la littérature. Ce qui était notre expérience, notre vie, n’existait qu’une seule fois, dans les choses elles-mêmes. (...) On sentait bien qu’il y avait deux univers : le nôtre, entouré d’une sorte de malédiction, de relégation inexpliquée, et un autre, dépositaire de toutes les clartés, de toutes les perspectives, vers quoi il semblait qu’il serait peut-être bon de se transporter. » [19]

Interpréter

Tout texte étant « un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, un mécanisme paresseux qui veut qu’on l’aide à fonctionner » [20], il est diversement interprétable selon l’âge du lecteur, son expérience culturelle, son point de vue. A la BCD, lieu de réunion d’enfants venus de toutes les classes, les débats d’interprétation (négociations publiques de sens [21]) sont coutumiers. Qu’est-ce que les livres, depuis qu’on les publie, nous aident-ils à comprendre ? Pourquoi tant d’animaux ? Servent-ils à nous représenter (La Fontaine), à nous rapprocher de la nature (Père Castor), à évoquer notre besoin d’animal (Crin Blanc, Boule et Bill repris dans Les Deux goinfres ou L’Arbre en bois de Philippe Corentin à L’école des loisirs, 1997, 1999), à admirer des espèces (Le Blaireau [22], à fantasmer leurs relations (Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler [23]), à faire rire (Journal d’un chat assassin, [24] Chien pourri [25]) ou à nous faire prendre conscience de nos devoirs envers les bêtes (Porculus [26], Une Ferme [27], Jefferson [28]) ? Chaque lecteur a son avis, chaque hypothèse est recevable à condition qu’elle soit justifiée par des retours au texte [29]. Il n’y a pas si longtemps, les insectes étaient répugnants (peu traités). Aujourd’hui qu’on sait que notre survie dépend de leur quantité on les protège... d’autant plus qu’ils finiront dans nos assiettes.

Le carnet de lecteur

Un des outils privilégiés pour mettre ses idées au clair avant un débat est un carnet sur lequel chaque lecteur projette ce qui joue, entre sa propre subjectivité, le texte, l’auteur et les personnages. Jour après jour, des traces sont laissées sur les pages qui peuvent être reprises des jours ou des semaines plus tard. Ces notes, qui représentent ce qui s’est déposé dans le for intérieur du lecteur au cours du temps passé à lire et à débattre, fixent des références culturelles (collectives) et des inclinaisons personnelles. Tout n’est pas intéressant au cours de ces opérations d’ingestions, de coupages, de collages, de mastications et tout ne sera pas mémorisé de la même façon : la bibliothèque intérieure se constitue ainsi par accumulations, sélections, associations, transformations et oublis.

Un carnet de lecteur n’est pas aisé à mettre en place : il a besoin de temps dédiés, d’aides et de débats. Au bout d’un certain temps des constantes se détachent qu’on recueille et qu’on les partage. Dans mon carnet : ►je note toujours les références d’un livre (titres, noms d’auteurs, d’éditeurs) ►je relève des extraits, je m’exerce à transformer des parties de texte ou à les imiter ► je commence souvent mes phrases par : j’aime que ou quand, je ne comprends pas pourquoi ou comment, j’aimerais (ou je n aimerais pas) ressembler à ou vivre l’aventure de... ► je parle de mes émotions, mes réactions (ce livre me fait penser à, ce personnage est différent des autres, c’est la première fois que je ressens ça ou pour une fois, cet auteur me déçoit..) ► je découvre, peu à peu, ce que j’aime lire : ce livre est pour les bébés ou c’est trop dur, je le reprendrai plus tard, décidément j’adore le suspens, j’ai découvert la poésie et ça m’a bien plu. C’est court ► je dessine, je colle...

On peut commencer par réaliser des pages ensemble en échangeant des idées : comment noter le titre, l’auteur, que faire du personnage (le dessiner, commenter son attitude, dire ce qu’on aurait fait à sa place...), comment représenter le décor (dessin, liste de mots), comment formuler les questions et les hypothèses, comment savoir choisir une citation... Comment disposer l’écriture et l’image ? Le recours à un spécialiste d’arts plastiques est intéressant pour que les pages soient aussi agréables à faire qu’à regarder.

Retour à la lecture et l’écriture

À la BCD, la lecture et l’écriture sont centrales. Sans cesse, on revient sur ces processus qui permettent d’accéder à (ou de créer) des réalités fictives ou réelles. On ne reçoit pas un message écrit comme on reçoit un message oral. A l’oral, le discours est linéaire, l’auditeur découvre l’information mot à mot, il dépend du locuteur (débit, articulation, vocabulaire, syntaxe, digressions, accent parfois...). A l’écrit, tout est disponible sur les pages, le lecteur a le temps d’observer la mise en page, les titres, les sous-titres, les images, les légendes, la typographie. Comme le dit le narrateur de La Course en livre, dans un livre tout compte (conte) :
« Le texte, les écritures, les. , les pancartes, les dessins de poussin, et même rien d’écrit, c’est, c’est pareil. Ça raconte. » [30] Un bon lecteur n’est pas naïf quand il commence sa lecture : par tout un réseau de signes, il est davantage en situation de retrouvailles que de découvertes [31]. D’emblée, il est actif, il relie les mots, les phrases (les images quand il y en a) à ses hypothèses qui se confirment ou s’infïrment sous l’influence (secrète) de l’auteur. Comme le lecteur a tout son temps (l’écrit est permanent contrairement à l’oral) il va à son rythme : lecture lente (retours en arrière, relectures) ou rapide (sauts de passages ou de pages, lecture en diagonale), abandon. Il s’attarde sur le choix du vocabulaire, l’agencement des phrases, l’articulation des paragraphes, repère les implicites, les références et nourrit le texte de ses propres expériences (concrètes, culturelles, imaginaires). Il interprète, découvre la mobilité du sens au fil des relectures et des débats, s’appuyant aussi bien sur le fond que sur la forme. Lire est un art tant qu’on fait mystère de son fonctionnement. Renvoyer les enfants à leur « goût » et à leur « plaisir » sans parler des conditions de leur émergence laisse aux lettrés tout le temps de se reproduire.

Instituer les lecteurs [32]

La rencontre avec les livres ne peut être ponctuelle mais s’inscrire dans la durée et dans des situations variées.
Les processus culturels mettent du temps à se transformer : les savoirs nouveaux s’ajustent aux savoirs déjà là de manière progressive. Jean-Marie Privât cite l’histoire du vaisseau Argo dont les Argonautes remplaçaient peu à peu, chaque pièce, au gré des tempêtes, des usures et des bricolages plus ou moins inspirés et forcés. En sorte qu’ils eurent pour finir un vaisseau entièrement nouveau, sans avoir à en changer ni le nom ni l’allure générale.

La lecture ne se limite pas à la rencontre avec un texte ou un livre, elle est prise dans un écheveau de vie : on va au zoo, au cirque, au parc d’attraction, au cinéma, au restaurant, en vacances, on lit. T.a lecture se développe au cœur de sociabilités et c’est à plusieurs qu’on parvient à définir ses goûts, par imitation des plus grands (la filiation du jeune âge) et en se distanciant des modèles imposés pour adopter ceux « de son âge » (l’affiliation de l’adolescence).

La lecture est une pratique culturelle qui se nourrit d’elle-même. Elle résulte de médiations diverses qui apprennent autant à se déplacer dans un livre (construire des itinéraires, revenir sur ses stratégies) qu’à se repérer dans les lieux de lecture (médiathèque, librairie) : « la lecture s’accroît à mesure qu’elle s’assouvit, puisque chaque nouvelle appropriation tend à renforcer la maîtrise des instruments d’appropriation et, par-là, les satisfactions attachées à une nouvelle appropriation. » [33]

La lecture ne doit pas être exclusivement légitimiste. Tous les élèves n’ont pas été familiarisés avec les mêmes formes de lecture : la littérature est surreprésentée à l’école alors qu’elle est absente de bien des vies et la lecture fonctionnelle, pour apprendre et pour faire, négligée à l’école est la raison d’être de bien des gens. Il faut, dit Jean-Marie Privât partir des pratiques des enfants et les doter de « métalangages ».

La lecture est un processus infini qui s’entraîne pour se maintenir à haut niveau. La BCD n’est pas seulement lieu de « plaisir », d’« émotions » et d’extériorisation. C’est aussi le lieu du travail, de l’effort, de la répétition, de l’analyse, de la réflexivité.
Quand ces conditions sont réunies, alors chaque enfant peut emprunter ses propres chemins sur un espace éditorial qui aura été cartographié : parce que lire (un documentaire, un roman, un poème, un journal) c’est toujours sortir de soi pour aller vers les autres et revenir à soi. Alors, observez-les nager dans l’élément qu’ils préfèrent : le sens.

« A 3 ans, Matilda avait appris toute seule à lire en s’exerçant avec les journaux et les magazines qui traînaient à la maison. A 4 ans, elle lisait couramment et se mit tout naturellement à rêver de livres. Le seul disponible dans ce foyer de haute culture, La Cuisine pour tous, appartenait à sa mère et, lorsqu’elle l’eut épluché de la première page à la dernière et appris toutes les recettes par cœur, elle décida de se lancer dans des lectures plus intéressantes. » [34]

« BCD, Lecture(s) & Littérature(s) » (pdf)

[1Pierre BERGOUNIOUX, « Comme des petits poissons », La littérature dès l’alphabet, Gallimard, dir. Henriette Zoughebi, 2002

[2Parents, grands-parents, frères, sœurs, proches ont été sollicités pour savoir utiliser outils de communication à distance

[4Vademecum « Bibliothèque d’école » : https://eduscol.education.fr/cid134962/des-lieux-pour-lire.html

[5L’Homme sans qualités, Robert MUSIL, Seuil, 1995

[6Dans Comment parler des livres qu’on n’a pas lus, Minuit, 2006, p.26

[7idem, p.26

[8Vademecum, p.13

[9Chut ! elle lit, Béatrice Poncelet, Seuil, 1995

[10Dans l’ensemble, Elisa Géhin, Les Fourmis rouges, 2013 / Dans le détail, Elisa Géhin, Les Fourmis
rouges
, 201

[11Pour les bibliographies thématiques voir à la fin de l’article

[12Extrait du site Main à la pâte, réponse de Bernard Langellier, formateur à l’IUFM d’Alençon

[14Sous l’Ancien Régime, des marchands transportent dans les bourgs et les hameaux des articles de mercerie et des petits livres bon marché. Relais de propagande politique, ils ont souvent été contrôlés avant d’être interdits, sous Napoléon III.

[17Voir le livre regroupant les
conférences du colloque que le CRIL) a organisé sur la pauvreté en 2018 : La Pauvreté à l’œuvre dans la littérature pour la jeunesse (www.crilj.org)

[19https://www.telerama.
fr/livre/pierre-bergounioux-l-ecrivain-qui-veut-follement-conserver-la-memoire,77598.php

[20Lector in fabula, Umberto Eco, Livre de poche, 1979

[21Pourquoi nous racontons-nous des histoires, Jerome BRUNER, Retz, 2002

[22La Rencontre, Alla W. Eckert, Hachette, 2001 (de
la liste cycle 3 : aventure entre un animal discret et un enfant en marge)

[23Luis Sepulveda, éd.

[24Anne Fine, L’école des loisirs, 1994

[25Série de Colas Gutman et Marc Boulavant, L’école des loisirs, depuis 2013

[26Arnold Lobel, L’école des loisirs, 1971

[27Philippe Dumas, L’école des loisirs, 2010

[28Jean-Claude Mourlevat, Gallimard, 2018

[29À l’Association Française
pour la Lecture, 5 DVD sur ces débats entre les enfants, le texte et l’auteur (www.lecture.org)

[30La Course en livre, Claude Ponti, L’école des loisirs, 2017

[31« Quand elle paraît, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’informations (...) elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle et dès son début crée une certaine attente de la « suite », du « milieu » et de la « fin » du récit, attente qui peut être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l’ironie... », Hans-Robert JAUSS, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1974 (pp.50-51)

[32Jean-Marie Privat, « L’institution des lecteurs » : https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1993_num_80_1_2355?q=L%27institution+des+lecteurs

[33L’Amour de l’art, Pierre Bourdieu, Minuit, 1966

[34Matilda, Roald DAHL, Quentin BLAKE, Gallimard, 1988