Dossier : « Autour de la lecture et des BCD »

« Du lisible au visible »

Jean-Yves SÉRADIN

UNE RÉVOLUTION DE LA LECTURE AU XIIe SIÈCLE

Les médias reviennent actuellement sur la figure du grand penseur qu’était Ivan Illich avec la parution de l’ouvrage de Jean-Michel Djian : Ivan Illich. L’homme qui a libéré l’avenir (Seuil 2020). Ici, un des ouvrages d’Illich parmi les moins connus, Du lisible au visible. Sur l’art de lire de Hugues de Saint-Victor (Cerf 1991), sera évoqué, car l’auteur revient sur la révolution qu’a connue la lecture au milieu du XIIe siècle, lorsque « la page se transforma soudain de partition pour pieux marmotteurs en un texte optiquement organisé pour des penseurs logiques » (Illich 1991, p.7). Il y commente le Didascalicon de Hugues de Saint-Victor (1094-1141), écrit autour de 1128, « premier livre rédigé sur l’Art de Lire » (Illich p. 11) : « J’espère par là tirer de la transition de la lecture monastique à la lecture scolastique quelque lumière sur une transition bien différente, qui s’accomplit en notre temps » (Illich p. 10). Lors de cette révolution du lire, deux aspects, encore inscrits dans les pratiques actuelles, peuvent être repérés : la nécessaire maîtrise de la lecture visuelle et la « confiscation » de l’écrit par les « lettrés »

Le perfectionnement concerne le découpage du discours écrit en paragraphes, le système des gloses, la répartition en chapitres, l’adoption des séquences numérotées, l’invention de l’index alphabétique, (les avancées techniques complètent la séparation des mots en latin qui leur est antérieure (VIIe siècle dans les Iles britanniques, XIe siècle en France, en Allemagne, en Lorraine). A cette nouvelle présentation des textes s’ajoute un changement de conventions sur l’ordre des mots en latin.

« La nouvelle présentation des textes, en écriture séparée, conjuguée au nouveau latin scolastique, d’une syntaxe plus facile à analyser, facilitait la capture de sens et réduisait l’importance de la mémoire orale comme composante de la lecture : à la lecture orale de l’Antiquité, la fin du Moyen-Age substituait définitivement la lecture visuelle de textes désormais plus simples dans leur graphie et leur syntaxe » (Saenger 1997, p.156 [1]).

Grâce à cette révolution scribale, le texte se détache du discours et devient une entité visuelle. Il se prête alors beaucoup mieux à une attitude critique et objectivante, car « l’œil, avec la richesse de ses terminaisons dans le cortex, peut faciliter les facilités analytiques plus facilement que ne peut le faire l’oreille » (Vandendorpe 1999,p. 61 [2]). Le texte n’est alors plus perçu comme simple transcription de la voix et sera travaillé comme un tableau. Grâce aux indices graphiques, le lecteur entre dans un nouvel espace artificiel et échappe à la linéarité de la parole, libéré du rythme du son, disposant alors d’un outil intellectuel incomparable, car la lecture devient plus commode et plus efficace. Combien d’heures fallait-il auparavant pour entrer pleinement dans une œuvre conséquente ? Avec cette révolution, Illich souligne qu’un changement radical touche alors le lecteur : son statut social avant et après ce tournant n’est plus le même.

« Le lecteur monastique - chantre ou marmotteur - cueille les mots dans les lignes et crée une ambiance sociale auditive, publique. Tous ceux qui, avec le lecteur, sont immergés dans ce milieu d’écoute sont égaux devant le son. Peu importe qui lit, comme peu importe qui sonne la cloche. [...] Cinquante ans après Hugues, il n’en va pas de même. L’activité technique du déchiffrement ne crée plus un espace auditif, et donc un espace social. Le lecteur feuillette désormais les pages. Ses yeux reflètent la page bidimensionnelle. Il concevra bientôt son propre esprit par analogie avec un manuscrit. Ure deviendra une activité individualiste, un rapport entre un être et la page » (Illich 1991, p.101).

C’est ce texte livres que qui façonnera l’esprit scolastique dont le raisonnement si élaboré et si complexe ne peut être suivi qu’avec l’aide d’éléments visuels, et la relation texte-esprit sera le fondement nécessaire de la culture de l’imprimé. Les exigences de la science scolastique souligneront les avantages de la lecture silencieuse, la rapidité et l’intelligibilité. Dans la postface à l’ouvrage d’Erwin Panovfsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Pierre Bourdieu cite Robert Marichal pour expliquer que « si un lecteur non averti compare un manuscrit des IXe, Xe, ou XIe siècles, un beau manuscrit, cela va de soi d’une œuvre en prose à un manuscrit également soigné de la Somme théologique (écrite entre 1265 et 1273 par Thomas d’Aquin), il aura je pense, l’impression que le premier est plus clair, moins rébarbatif que le second, mais s’il les regarde de plus pris, il s’apercevra que le second permet de suivre beaucoup mieux la pensée de l’auteur » (p. 155-156 [3]).

La création de l’imprimerie apparaît comme le prolongement de ces changements des XIIe-XIIIe siècles. Au travail manuel des scribes succède la reproduction mécanique d’un prototype composé à la main (Illich 1991). La révolution du lire précède celle du livre, et la césure capitale n’est pas le XVe siècle, mais quelques siècles auparavant lors du passage d’une « lecture nécessairement oralisée » à une « lecture possiblement silencieuse » (Cavallo et Chartier 1997, p.33).

La lecture silencieuse existait avant cette révolution, sans doute dès le Ve siècle avant Jésus-christ dans le monde grec, mais elle était ressentie comme un phénomène exceptionnel. Les textes antiques n’étaient pas écrits pour être parcourus plus ou moins cursivement, mais bien pour être entendus, mêmes si certains pouvaient les lire silencieusement. Jesper Svenbro utilise la première page de Zazie dans le métro pour expliquer ce que pouvait être la lecture dans le monde grec et comment le « lecteur » faisait intervenir sa voix pour reconnaître ce qui est opaque à première vue. Queneau écrit « DOUKIPUDONKTAN ».

« Nous nous trouvons là en face de plusieurs anomalies, si nous tenons compte de notre manière normale de lire, explique l’historien : 1°) la phrase est écrite en scriptio continua (ce qui est un trait caractéristique de l’écriture grecque) ; 2°) elle est écrite non pas de façon étymologique, ce qui est la règle en français, mais de façon phonétique (ce qui est normal en grec) ; 3°) elle appartient par sa syntaxe au langage parlé (ce qui est le cas de toute phrase grecque avant la formation d’un idiome écrit sensiblement différent du langage parlé). Pour ces trois raisons, le lecteur français se sent comme dépaysé lorsqu’il rencontre la phrase D0UKIPUD0NKTAN pour première fois. En effet, il se trouve dans une situation qui ressemble à celle du lecteur en Grèce » (Svenbro 1997, p.54 [4]).

Des scribes monastiques, cette possibilité de lire en silence gagnera ensuite les milieux universitaires, avant de devenir une pratique commune des aristocraties laïques et lettrées. Vers le milieu du XIVe siècle, au sein de l’aristocratie française, la lecture silencieuse sera utilisée pour les textes en français. « La trajectoire se poursuit après Gutenberg, inculquant progressivement chez les plus populaires des lecteurs une manière de lire qui ne suppose plus l’oralisation. Une preuve a contrario d’une telle évolution est donnée par la situation des sociétés occidentales contemporaines où la catégorie d’analphabétisme désigne, non pas seulement la partie de la population qui est totalement illettrée, mais, plus largement, les lecteurs encore nombreux quine peuvent comprendre un texte qu’en le lisant à haute voix » (Cavallo et Chartier 1997, p.32 [5]).

« Du lisible au visible » (pdf)

[1SAENGER Paul, 1997. « Lire aux derniers siècles du Moyen-Age », Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (sous la direction de), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Seuil, p. 17-174.

[2VANDEN DORPE Christian, 1999. Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture, La Découverte

[3PANOVFSKY Erwin, 1992 (Traduction et postface de Pierre BOURDIEU). Architecture gothique et pensée scolastique, Les Editions de Minuit

[4SVENBRO Jesper, 1997. « La Grèce archaïque et classique. L’invention de la lecture silencieuse » Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (sous la direction de), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Seuil, p.47-77

[5Cavallo Guglielmo et Chartier Roger, 1997. « Introduction » Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (sous la direction de), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Seuil, p. 7-46.