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« La fin de l’éducation ? Commencements... » (Jean-Pierre Lepri)

Lu par Jean-Marie KROCZEK

« LA FIN DE L’ÉDUCATION ? COMMENCEMENTS… », JEAN-PIERRE LEPRI. ÉDITIONS L’INSTANT PRÉSENT, 2012, 140 p., 12€

Avec ce titre énigmatique et quelque peu provocateur : La fin de l’éducation ? Commencements... Jean-Pierre Lepri rompt, par le ton et par le sujet traité, avec toute la littérature publiée ces derniers temps sur l’éducation. Pur produit conforme au système « dominantsoumis » qu’il est bien placé pour mettre à nu, Jean-Pierre Lepri docteur en éducation et en sociologie a exercé les fonctions d’instituteur, de formateur d’enseignants, d’inspecteur et d’expert international. Il appartient à un cercle de réflexion pour une éducation authentique (CREA-Apprendre la vie).

Son livre inclassable et iconoclaste subtilement illustré par DuBouillon débute par une préface d’André Stern, auteur de Et je ne suis jamais allé à l’école, publié par Actes Sud. Zoé Neill (petite-fille du fondateur de Summerhill, A. S. Neill) signe la postface. Une première partie intitulée « première fin de l’éducation » analyse les finalités affichées de l’éducation confrontées aux finalités réelles. Le lecteur trouvera un grand intérêt à lire les réponses à la question posée à un groupe d’étudiants en sciences de l’éducation, à l’occasion d’une recherche sur le curriculum caché : « Qu’ai-je appris à l’école sans qu’on me l’ait ouvertement enseigné ? », ainsi que la liste des finalités observées par l’auteur lui même. On relève des distorsions impressionnantes entre les intentions officielles et la réalité observée constituée de connaissances et d’attitudes implicites. À l’école on apprend bien autre chose que ce qui figure dans les objectifs généraux des programmes : l’espace contraint, le modèle du bon élève auquel il faut se conformer coûte que coûte, la dépendance, la peur, la dépossession de la maîtrise de soi-même...

Le chapitre suivant (seconde fin au sens de disparition) de l’éducation analyse, au plan juridico-moral, relationnel, social et humain la relation éducative. « Le schéma inégalitaire, hiérarchique, caché, parfois même nié, inhérent à toute éducation constitue le fond du problème ». Avec le dernier chapitre (vivre sans éducation), on mesure la difficulté de décrire, ici et maintenant, cette ‘éducation’ authentique que l’auteur appelle de ses vœux. Le chapitre est, en fait, un vibrant plaidoyer pour les apprentissages diversifiés et marquants qui s’effectuent sans enseignement : « apprendre c’est vivre et inversement » Il développe les conditions auxquelles les capacités d’apprentissage naturelles se développent en dehors de l’école. Quant aux commencements, ils n’occupent que huit petites pages, preuve qu’il n’est pas facile de penser une alternative à l’éducation.

Les encadrés : «  De la conscience, Du besoin, De l’enseignement, De la vie, Du changement, Du juste  » sont conçus comme des outils intellectuels censés éclairer certains concepts clefs développés par Jean-Pierre Lepri. Ils éloignent parfois du texte de base qui est avant tout le récit d’un changement, d’une transformation intérieure d’un homme qui a consacré un demi-siècle au service de l’éducation et qui reconnaît avoir pu se tromper.

La profusion du paratexte est à l’image de la complexité d’une pensée qui ne peut se satisfaire de la linéarité, en témoignent les différentes formes d’écrits qui accompagnent le cœur du texte : bibliographie sélective, références nombreuses en bas de page, postface, remerciements, renvois à des articles disponibles sur internet et en annexe référence au site www.education-authentique.org sur lequel on peut trouver une bande annonce du livre.

L’auteur possède une grande culture, il a énormément lu, les citations en cascade, les notes en bas de page abondent et donnent parfois le tournis. Il manie le paradoxe avec une grande dextérité, certaines formules se rapprochent du slogan : « l’échec de l’école est une réussite », « l’éducation, personne n’y échappe, très peu en réchappent ». Il pratique un remue méninges permanent d’où finit par émerger une pensée réflexive originale qui se veut une réponse aux questions suivantes :

 Quelle fin (quelle disparition) prévisible pour l’éducation ?
 Alors, vivre sans éducation ?
 Moins bien ? Mieux ?
 Pourquoi ? Comment ?

Il faut bien avouer qu’à toutes ces questions pertinentes dont les réponses appellent un programme ambitieux, le lecteur n’entrevoit que les prémices sous la forme d’écoles hors les murs et d’écoles alternatives, les bonnes intentions de ces modèles se substituant aux propositions concrètes et mobilisatrices en rupture avec l’école capitaliste d’aujourd’hui.

Si à la lecture du livre, des points de convergences peuvent se faire jour avec les conceptions que développe l’AFL notamment quant au diagnostic réalisé sur le fonctionnement de l’institution scolaire, les limites des réformes (« on re-forme, on ne touche pas le fond » des refondations, des améliorations, des innovations qui ne remettent pas en question le système dominant-soumis), en revanche les solutions de rupture proposées apparaissent encore floues et imprécises et s’éloignent quelque peu du projet de l’AFL : à savoir la transformation de l’école pour en faire un lieu de résistance permanente qui ne sépare pas la production des savoirs de l’implication dans la production d’un autre état. La vision de Jean-Pierre Lepri doit beaucoup à celle d’Yvan Illich et à celle de John Holt, pédagogue, fondateur de la revue Grandir sans école. Il ne s’agit pas, pour lui, de préconiser une énième éducation alternative mais de concevoir une société sans école et sans éducation par l’éducation authentique qui est l’alternative à l’éducation et dont les réseaux d’échanges réciproques de savoirs pourraient constituer un exemple concret.

Jack Goody a montré comment l’écriture détourne et transforme considérablement la parole qu’elle est sensée représenter. Elle modifie les modes d’apprentissage et de mémorisation autrefois associés à la voix ; elle permet la constitution d’un stock par-delà du temps immédiat. Elle métamorphose les rôles traditionnels de la mémoire par l’enregistrement. Elle permet enfin l’abstraction, l’isolement de mots, la possibilité de rendre tout à coup visible la nature jusque-là uniquement auditive, rythmique, continue, impalpable, magique de la langue.

(Pascal QUIGNARD, Petits traités, Tome II, Clivages)

Mais la vieille qui de sa main rude, le soir avant un voyage, donne au mulet une botte de foin de plus ; le marin qui, lorsqu’il achète les vivres de bord, prévoit la tempête et le calme plat ; l’enfant qui enfonce son bonnet quand on lui a montré qu’il peut pleuvoir, ces gens-là sont mon espérance, ces gens-là entendent raison. Oui j’ai confiance en la douce contrainte de la raison sur les hommes. La séduction est trop grande, qui émane d’une preuve. Presque tous y succombent, à la longue, tous. Penser fait partie des plus grands plaisirs de la race humaine.

(Bertolt BRECHT, La vie de Galilée, L’Arche éditeur)
« La fin de l’éducation ? Commencements... » (Jean-Pierre Lepri)