Dossier Les Chemins de la lecture

« Quelques commentaires à propos de quelques affirmations péremptoires »

Thierry OPILLARD

« Quand nous lisons une région cérébrale bien particulière joue un rôle très important, l’aire occipito-temporale gauche l’aire de la forme visuelle des mots. C’est cette région et elle seule qui dans toutes les langues du monde dans toutes les écritures du monde, sert à reconnaître l’assemblage des lettres qui forme un mot écrit. Lorsque nous voyons un mot toutes les informations visuelles sont canalisées vers cette région de l’hémisphère à gauche. »

Quelle est la zone du cerveau qui s’occupe de la charge sémantique de ce mot ? Quelle est celle qui s’occupe de la charge syntaxique de ce même mot ? Qui s’occupe de la charge affective de ce mot ? Qui s’occupe des relations qu’il entretient avec les autres mots de sa phrase ? Quelle est la zone du cerveau qui prend en charge cette phrase dans l’ensemble organisé du texte auquel elle appartient ? Quelle est celle qui réfléchit au texte en le lisant ? Qui a permis d’anticiper la lecture de ce mot avant de le lire et de ne pas simplement vérifier qu’il s’agissait bien de lui ? Quelle est la zone du cerveau qui a permis de lui attribuer ce sens là, alors qu’il en a au moins cinq ? Quelle...

« L’étape essentielle de la lecture consiste à convertir les entrées visuelles, les lettres reconnues en une représentation de la prononciation du mot. C’est la transformation des graphèmes vers les phonèmes des lettres vers les sons. C’est ce qui se voit directement dans le cerveau.  »

(S. Dehaene)

Pourquoi les sourds qui vont lire cette phrase vont-ils encore être en colère ? Parce qu’ils vont être niés comme êtres humains capables de lire ? Ce qui se voit directement dans le cerveau, c’est le résultat d’un apprentissage, d’une formation, d’une déformation. Dirions-nous des femmes chinoises aux pieds contraints que leur apprentissage de la marche doit passer inévitablement par cette étape ? Dirions-nous que pour apprendre le ski, il faut obligatoirement passer par le chasse-neige et les multiples et lucratives étapes des écoles de ski ? Dirions-nous que pour apprendre à nager le siècle dernier, il fallait obligatoirement s’allonger sur un tabouret ? Dirions-nous que pour apprendre à conduire une automobile, il faut apprendre la mécanique ? Dirions-nous que, parce que le jeune basketteur fait ses premiers tirs « à la louche », il doit obligatoirement en passer par là ?

« Les lecteurs débutants ont besoin de décoder le mot sous forme phonologique avant de pouvoir le comprendre. Il faut l’entendre avant de pouvoir le comprendre.  »

(S. Dehaene)

C’est une affirmation inexacte. On ne peut que souhaiter à cet homme de s’approcher d’enfants et de les regarder.

«  On ne peut pas apprendre à lire de façon purement visuelle. Ce serait comme apprendre par cœur des idées et des milliers de mots. Peut être qu’il existe des gens capables de faire comme Dustin Hoffman dans le rôle de Rain Man mais un enfant dans des conditions normales ne peut pas apprendre dix mille mots par an par cœur. »

(J. Ziegler)

Quelques données statistiques de base qu’un grand scientifique ne devrait pas ignorer : les 70 mots les plus fréquents de la langue française représentent 50% de tout texte. Ajoutons-y les 500 mots suivants les plus fréquents, nous arrivons à 80% de tout texte. Ajoutons-y encore 5 000 mots et ce corpus constitue 93% des écrits existants. Le reste, mots rares statistiquement, généralement longs et composés de préfixes-racines-suffixes identifiables sont assez facilement inférables. Un enfant de 9 ans possède 1 200 mots de vocabulaire disponible en production, 4 500 mots en vocabulaire de réception. On est loin des 360 000 occurrences possibles du français écrit... La lecture est donc largement une activité statistique, tant du point de vue des mots qui vont être croisés par le lecteur, que du point de vue du traitement anticipateur et inférentiel appliqué à la phrase et au texte.

« Une fois que les enfants ont appris les 26 lettres et leur transposition phonétique, ils peuvent en principe décoder tous les mots qu’ils connaissent de la langue parlée qui sont déjà enregistrés dans le cerveau. »

(J. Ziegler)

Le nombre de mots qu’ils connaissent à l’oral et ne réussissent pas à déchiffrer n’est pas négligeable, soit parce qu’ils sont d’origine étrangère (week-end, football, skateboard, rhum), soit parce qu’ils ne sont désembiguables que par le contexte (fils, couvent...)

« Les enfants qui ont des difficultés à apprendre ce principe alphabétique parce qu’ils ont des difficultés avec les lettres ou avec les phonèmes élémentaires auront également des difficultés lors de l’apprentissage de la lecture. »

(J. Ziegler)

Ils auront des difficultés lors de l’apprentissage du déchiffrement. Si l’on est dans la croyance que ce déchiffrement est une étape obligatoire pour accéder à la lecture et qu’on ne met rien en place qui a trait à l’apprentissage de la lecture, alors, évidemment, l’échec au déchiffrement ne peut qu’arrêter dans la tête de l’enseignant la progression de l’élève.

« Les bons lecteurs se recrutent ainsi parmi ces êtres qui ne voyaient hier devant les signes linguistiques que formules magiques et enchantement et liant avec précision les lettres et les sons. » (voix off)

Il y a pourtant des enfants qui lisent couramment, en comprenant parfaitement, sans déchiffrer, en étant incapables de déchiffrer. Mais le problème n’est pas avant tout technique, sinon, les lecteurs et les non-lecteurs se recruteraient indifféremment dans toutes les couches de la société ; or, la corrélation de la difficulté est si étroite avec la CSP, avec le patrimoine culturel, qu’on ne peut pas, qu’on ne doit pas tenir de tels propos. La compétence « maîtrise des relations entre lettres et sons » est tellement travaillée à l’école que c’est celle qui est la plus réussie dans les items des évaluations nationales, c’est bien que le problème est ailleurs.

« Notre cerveau de primate s’est adapté par un étrange bricolage neuronal pour créer un circuit très efficace afin d’accéder au langage par la vision. » (voix off)

Et bien alors, pourquoi le parasiter avec les circuits dédiés au langage oral ? À moins de croire qu’il est indifférent d’utiliser l’un ou l’autre parce qu’ils seraient homothétiques. À moins de n’avoir pas perçu que si les groupes humains se sont dotés de l’écrit à l’instant HØ de leur Histoire, c’était pour s’inscrire justement dans l’Histoire, c’était pour se penser autrement, pour penser autrement, pas seulement avec d’autres mots, mais avec d’autres concepts inaccessibles à l’oral. C’était pour passer d’un monde au passé fuyant et à l’avenir immaîtrisable à une planification espérée de son destin. Il est bien question d’un autre univers mental.

« Lorsqu’on facilite l’acte de lecture en évitant ce mouvement des yeux tout simplement en présentant les mots 1 par 1 au centre d’un écran d’ordinateur on peut améliorer la vitesse de lecture de l’ordre de 500 voire 1 000 mots par minute chez de très bons lecteurs. »

(S. Dehaene)

Cette obsession des petites unités, ici les mots, là les syllabes ou autres phonèmes et graphèmes, révèle le parti pris épistémologique cartésien qui gangrène la pensée occidentale ; résoudre des sous-problèmes d’un problème complexe avant d’aller plus avant vers la compréhension et la maîtrise de cette complexité. Or l’humain fonctionne à l’inverse de cette démarche. L’enfant est un expert du décryptage de la complexité qui l’entoure, embrassant le monde dans sa totalité, lui attribuant de plus en plus finement du sens par tâtonnement, mais passant d’abord par le sens, fusse intuitivement. Aux antipodes de l’assèchement du sens et de la sensibilité au texte que provoque l’oralo-vision séquencée et linéaire du déchiffrement.

« À partir du moment où notre cerveau a retenu la forme visuelle du mot écrit, le travail de lecture n’est pas fini pour autant, il faut encore que le cerveau calcule la prononciation de ce mot et également son sens c’est le plus important dans l’acte de lecture. » (S. Dehaene)

Il ne faut pas forcément, sinon, comment aurions-nous fait pour savoir lire des langues dont il ne reste que l’écriture et dont la ou les prononciations ont disparu avec les derniers humains qui les ont parlées. Comment aurait fait Champollion ? On le sait, l’oralisation ou la subvocalisation, cette oralisation intérieure, sont un obstacle limitatif sévère à la lecture ; si on veut devenir lecteur, il faut faire tout autre chose et en tout cas, pas cela.

« Notre capacité d’apprendre à lire, pose une énigme que j’appelle le paradoxe de la lecture, comment se fait-il que nous soyons capable d’apprendre à lire alors que cette activité n’a été inventée qu’il y a environ 5 400 ans chez les babyloniens ? »

(S. Dehaene)

Comment se fait-il que nous soyons capables de conduire une voiture, inventée il y a à peine plus de cent ans ? Comment se fait-il que nous soyons capables de nous servir d’ordinateurs ? Et d’IRMf ? Alors que nous avons le même cerveau que dans la savane !

« Quelques commentaires à propos de quelques affirmations péremptoires »