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« Sur quels objets apprendre à lire ? »

Jean FOUCAMBERT

Extrait des A.L. n°82 (juin 2003)

Nous publions ce texte de Jean Foucambert, à l’origine contribution à un ouvrage collectif de l’Observatoire National de la Lecture sur les manuels de lecture au C.P. mais que le Comité scientifique de cet organisme « n’a pu malheureusement retenir » parce que, comme l’écrit son Président, malgré sa « qualité certes indéniable » il « s’éloigne par trop des positions bien connues que défend l’Observatoire national de la lecture », et que « sa rédaction manque de cohérence avec les autres contributions. »

L’usage du manuel de lecture est lié à une manière d’enseigner dont il est présumé qu’elle correspond aux nécessités de l’apprentissage des élèves. Il est aujourd’hui encore aussi déconseillé d’en douter qu’il l’était autrefois de rappeler devant nos professeurs de langue que, de l’autre côté du Rhin, des millions d’enfants apportent la preuve qu’il n’est en rien nécessaire d’être bon en grammaire française pour parler allemand. Il était en effet présumé nécessaire dans les collèges d’agencer un enseignement prenant appui sur la langue déjà connue, passant d’un code à l’autre par un système de traduction, empruntant ainsi une voie indirecte qui mettait de la langue première entre les messages [1] en langue seconde et leur signification. On ne se demandait guère ensuite comment les apprentis pouvaient bien passer de cette voie indirecte qu’on leur enseignait à la voie directe propre à tout fonctionnement linguistique ; et d’ailleurs bien peu devenaient bilingues de cette manière. Les Français n’étaient sans doute pas doués pour les langues. On confondait un artifice pédagogique avec un passage obligé de l’apprentissage. Les choses ont évolué et l’enseignement des langues étrangères a opté depuis pour d’autres solutions. Il faudra encore du temps pour qu’on accepte d’examiner de la même manière les postulats sur lesquels repose l’enseignement de l’écrit de la langue maternelle, dont les résultats ne cessent pourtant d’inquiéter mais qu’on continue d’expliquer par les carences des élèves et des familles ou l’acharnement, c’est bien connu, des maîtres à employer la « globale ». Sans développer ici des faits scientifiques qui n’auraient le pouvoir de questionner l’opinion que si cette opinion était elle-même construite sur des faits, il est possible d’avancer quelques observations relatives à l’apprentissage de la lecture, à partir desquelles rechercher quels critères permettraient d’apprécier les supports pédagogiques massivement utilisés, au cycle 2, pour enseigner la lecture.

I

Avant même de se distinguer entre eux selon leur origine ou leurs règles internes de fonctionnement, les systèmes d’écriture ont des caractéristiques et des fonctions communes qui les distinguent d’autres systèmes linguistiques, notamment de l’oral. Les langues écrites ont entre elles beaucoup plus de « choses » en commun que chacune n’en a avec la langue orale qui lui est ordinairement associée. Contrairement aux présupposés des méthodes conventionnelles d’enseignement dans les systèmes alphabétiques, il n’y a pas d’intersection fonctionnelle entre langue écrite et langue orale : elles ne produisent pas la même chose, elles ne communiquent pas la même chose [2]. Pour aller à l’essentiel, toutes les langues écrites ont en commun de permettre la production, la communication et la réception de messages (des textes) au moyen de signes visuels (graphiques), construits par la combinaison d’éléments selon un certain nombre de règles (la combinatoire). Ces messages, explorés à partir d’une activité volontaire du regard, sont permanents ; tous leurs constituants sont simultanément présents dans l’espace du support dans une disposition qui n’a pas pour objet de présenter la chronologie de leur production.

Certains groupes sociaux, au cours de leur histoire, ont ainsi inventé et fait évoluer un outil graphique pour des opérations intellectuelles spécifiques que la langue orale ne permet pas. Ces groupes humains n’ont pas d’abord élaboré des langages dont ils n’avaient pas besoin, se demandant ensuite ce qu’ils pourraient en faire, même si l’outil, une fois construit, ne cesse de suggérer des fonctionnements qui, en retour, le font évoluer. Ce qui est vrai au niveau des groupes sociaux l’est au niveau de l’individu qui apprend : la langue écrite se construit pour lui comme outil d’une « raison graphique » qui se développe par l’exercice d’une démarche intellectuelle spécifique, ou ne se construit pas. Il apprend à lire et à écrire parce qu’il apprend (en apprenant) à penser avec de l’écrit. On peut espérer que la psychologie étudie enfin les processus généraux par lesquels, quelle que soit la langue écrite, tout apprenti lecteur s’approprie l’outil de la « raison graphique », comme elle l’a fait pour comprendre les processus généraux de l’apprentissage de la parole, de tout « homme parlant », sans l’observer d’abord à travers une spécificité de sa langue orale, agglutinante, à flexions, etc. On sait encore bien peu de choses de « l’homme lisant », trop occupé, dans nos pays, à définir tautologiquement la lecture comme ce qui résulte de l’enseignement d’un mécanisme alphabétique.

La seconde remarque porte sur le fait que toutes les langues écrites peuvent être apprises dans l’ignorance d’une langue orale qui leur correspond. C’est vrai de l’écriture chinoise pour les Chinois ou pour l’étudiant français de l’institut des langues orientales, c’est vrai du kanji japonais, vrai de l’arabe dit aujourd’hui littéraire. C’est vrai pour tous ceux qui ont appris le grec ou le sanscrit afin exclusivement de le lire, vrai des rares sourds-et-muets à qui on n’a pas interdit d’utiliser la langue des signes afin d’aller à la rencontre de l’écrit, vrai de chacun d’entre nous qui souhaite, d’abord ou simplement, lire la presse ou des études en anglais, en espagnol ou en russe. C’est ce qu’a fait Champollion qui a « appris » à lire le système de l’écriture égyptienne à partir du même texte qu’il comprenait en démotique et en grec et dont il supposait que la version en hiéroglyphes avait la même fonction. Tous les apprentis lecteurs de quelque langue écrite que ce soit sont dans l’obligation de se comporter comme Champollion et d’effectuer un apprentissage linguistique, c’est-à-dire l’apprentissage d’une langue nouvelle en empruntant le chemin qui va de la compréhension d’un message écrit à la découverte du fonctionnement du code dans lequel il fonctionne. Tous, sauf ceux qu’on dirige, non sur le chemin du code graphique à partir de leur compréhension des messages écrits mais sur le chemin d’un système de notation entre deux codes à partir de la segmentation d’un message oral.

Sur quelle hypothèse linguistique reposent en effet les méthodes d’alphabétisation ? Le principe sur lequel doit s’édifier progressivement le code dans lequel fonctionnent les messages écrits est à chercher dans la capacité où sont certaines unités du code graphique à entrer en relation avec les éléments pertinents de l’oral. Non certes pour découvrir toutes ces correspondances, chaque chose en son temps, mais pour poser d’entrée de jeu le principe fondateur qu’il s’agit d’apprendre à faire fonctionner. Il importerait que l’enfant comprenne très tôt, dans tous les cas d’abord, que les unités de l’écrit sur lesquelles il doit s’appuyer pour lire sont celles qui codent les unités sur lesquelles il s’appuie à l’oral. Ainsi les unités graphiques pertinentes seraient celles qui notent les unités phonologiques pertinentes. Certes, l’élève fera ensuite des rencontres qui le conduiront à enrichir sa représentation du système graphique (ses mésaventures en orthographe l’y aideront d’ailleurs involontairement !) mais ce qui doit être irrémédiablement imposé avec les premières relations grapho-phonologiques, c’est la construction du « principe » de lecture : prendre appui avec l’œil sur ce qui sert d’appui pour l’oreille. L’enseignement de ce processus indirect (qu’on ne devrait identifier avec certitude comme processus de lecture que s’il se retrouvait dans la lecture de n’importe quelle langue écrite) invite, en rupture avec ce qu’on sait de tout apprentissage linguistique, à rencontrer le code à partir d’un autre code et non directement à partir des messages ; et pousse des enseignants, des rééducateurs ou des orthophonistes à supposer l’existence d’un code « grapho-phonologique » [3] comme si l’écrit était une notation de l’oral...

La troisième remarque porte sur le recours à une langue « antérieure » lors de l’apprentissage de la lecture. Ce qui caractérise en effet le premier apprentissage linguistique (en général l’oral de la langue dite pour cela « maternelle »), c’est qu’il a évidemment lieu sans recours possible à une autre langue préalablement connue, ni pour élucider un message, ni pour échanger du métalinguistique. L’apprentissage se construit ici exclusivement à l’intérieur de la langue, avec l’appui d’échanges non linguistiques qui contextualisent, accompagnent, réagissent, finalisent et sanctionnent les messages et grâce à des opérations propres à l’apprenti qui lui permettent de construire le code à partir de la compréhension des messages. Ces opérations font que la langue s’apprend de l’intérieur d’elle-même, par des inférences (les hypothèses psycholinguistiques de Goodman), par des généralisations (« je ne te fais pas licite »), des reformulations, des recours progressifs au langage lui-même pour obtenir des éclaircissements sur son fonctionnement, etc., le tout à partir d’une compréhension introduite et portée, aussi longtemps que nécessaire, par le groupe social dans lequel ces messages sont produits. L’autonomie de la construction du code est donnée par l’hétéronomie de la compréhension. On apprend sa langue maternelle parce qu’on en comprend socialement les messages par des voies extra-linguistiques, jusqu’au franchissement d’un seuil où on dispose d’assez de savoirs linguistiques et communicationnels pour prendre l’initiative de leur extension : le moment vient où le processus est capable de s’auto-alimenter. Ce passage à l’autonomie linguistique est perçu par l’environnement (maintenant il sait parler), non comme la capacité à comprendre n’importe quel message mais comme celle de pouvoir se servir du langage pour réunir les moyens de le comprendre. [4]

La rencontre d’une langue écrite obéit, comme tout apprentissage linguistique, à ce principe de développement interne. Mais certaines caractéristiques matérielles des messages écrits, notamment la permanence et la simultanéité de tous leurs constituants, font qu’au-delà de la communication qu’ils assurent et qui, dans tous les cas, permet à l’apprenti d’accéder au code, il est davantage aisé de les « étudier », d’en « parler », de les prendre comme des objets à démonter et, par un travail de décontextualisation, d’isoler leurs éléments ; puis de découvrir les principes de leur fonctionnement et de leur combinaison (combinatoire). L’enfant, entre zéro et quatre ans, a fait ce travail avec l’oral dans des conditions plus difficiles, du fait de la volatilité des messages et de leur variation d’un émetteur à l’autre. L’écrit, lui, est constamment accessible et manipulable. [5] Outre un certain état d’expérience du monde, l’apprenti lecteur, le plus souvent, partage déjà avec son environnement une autre langue qui va servir de langue de travail afin d’étudier les messages écrits et d’accéder à travers eux au code graphique. Cette langue de travail (parler en français pour travailler sur le latin, en langue des signes pour des sourds dont la première rencontre avec le français est nécessairement écrite, etc.) est un puissant auxiliaire de l’apprentissage de la lecture, à condition de ne pas se tromper de fonction : il s’agit d’un moyen de ‘parler de’ et non de ‘substituer à’.

Dans le cas d’une écriture alphabétique, lorsque l’oral qui lui correspond sert de langue de travail, la distinction entre ‘parler de’ et ‘substituer à’ requiert une vigilance particulière. Comment distinguer, d’une part, la lecture à voix haute que peut faire l’enseignant ou l’information qu’il donne pour rattacher tel signifié à telle forme écrite (ça c’est cheval, ça c’est un futur) et, d’autre part, la démarche qui consiste à solliciter l’élève pour qu’il cherche ce que signifie tel élément écrit en le transformant d’abord en objet sonore, en lui faisant retrouver le signifiant oral ? Cette différence apparaît davantage si on transpose cette situation à ce qui se passerait si on travaillait sur un texte écrit en français avec des enfants portugais non francophones. On devrait utiliser l’oral portugais pour « dire » le texte, pour dire ce qu’il veut dire, on montrerait les mots pour en parler plus commodément en portugais, on échangerait en portugais sur le fonctionnement du code graphique français ; le portugais serait langue de travail comme le français oral l’a été pour tous les apprentis latinistes. Mais on ne proposerait évidemment pas de chercher le sens de tel mot écrit en le déchiffrant. On « se » parlerait pour comprendre l’écrit, on ne « le » parlerait pas ; et pour cause. Lorsque tout se passe entre l’oral et l’écrit alphabétique de la même langue, cette distinction saute, dans la pratique, moins aisément aux yeux.

D’où une quatrième remarque. Rares sont les enseignants qui ont reçu, lors de leur formation initiale, une information sur la manière d’enseigner la lecture dans un système d’écriture non alphabétique, et rares ceux qui ont fait l’expérience collective de « la lettre en polonais » que propose le GFEN. Certains psychologues « spécialistes de la lecture » avouent même que l’interdit pédagogique qu’ils opposent à un enseignement initial de la voie directe ne repose sur aucune évaluation mais sur leur impuissance à le concevoir. L’alphabétisation (qui porte bien son nom) a été en effet un moyen simple, efficace et peu coûteux de doter tout travailleur d’un savoir suffisant quand ce n’est pas l’écrit lui-même qui forme la matière première de son travail. Les écritures non alphabétiques ne le permettent pas, ou moins. Pour l’écrit chinois, [6] on ne peut rien faire d’autre que d’apprendre d’abord à le lire, c’est-à-dire à faire dès le début ce qu’il faut savoir faire à la fin. N’en était-il pas de même pour l’arabe littéraire ou pour le latin ? N’est-on pas en train de découvrir qu’il en est ainsi de toute langue écrite, du moment qu’il s’agit d’apprendre à la lire ? Ce n’est, en effet, pas une bien grande audace intellectuelle que de se demander, ne serait-ce qu’une fois, si les facilités que les systèmes alphabétiques présentent pour « alphabétiser » ne se transforment pas en difficultés lorsqu’il s’agit de « lecturiser » (ce qu’implique la décision politique de faire suivre avec succès l’enseignement secondaire à la totalité d’une classe d’âge). Le principe alphabétique, en donnant le pilotage à un système linguistique extérieur, permet, sans paradoxe, d’utiliser l’écrit en faisant l’économie de savoir lire. Nous avons, à l’INRP, mis en évidence que plus la maîtrise des processus alphabétiques était précoce au cours du cycle 2 et plus, toutes choses égales par ailleurs, les résultats étaient faibles en lecture à la fin du cycle 3, comme si, plus tôt l’apprenti se dote des moyens simples de résoudre ses premières rencontres par un traitement alphabétique, moins il est tenu de développer les stratégies linguistiques nécessaires au traitement de l’écrit. [7] Cette facilité initiale autorise une alphabétisation suffisante pour traiter des écrits se différenciant peu dans leur « raison » et leur « fonctionnement » d’une communication orale différée ; elle ne constitue pas nécessairement un bon appui pour développer les processus que requiert un recours intensif, permanent et spécifique à la chose écrite. Les rapports de l’Inspection générale ne manquent pas de se féliciter de ce qui se pratique dans la majorité des cours préparatoires, sans s’assurer que les difficultés ultérieures ne s’enracinent pas dans l’enseignement initial d’un processus dévoyé (i.e. qui se trompe de voie). Ne pourrait-on faire un instant l’hypothèse que plus une langue écrite est alphabétique et plus il est « difficile » d’apprendre à la lire, du fait de la possibilité immédiate d’en faire autre chose et de manquer l’essentiel ? Pour l’école primaire qui se voit désormais dans la perspective du collège chargée de généraliser l’usage de l’écrit comme outil de pensée, d’assurer la maîtrise d’un langage nouveau permettant l’exercice de la « raison graphique », la difficulté institutionnelle n’est-elle pas dans la mise en question de ce qui a permis d’alphabétiser : voir d’abord dans l’écrit le système de notation d’un oral un peu soutenu ?

II

On peut supposer que les manuels de lecture influeront quelque temps encore sur les pratiques scolaires, de par la persistante précarité de la formation initiale et le faible nombre d’enseignants engagés dans des dispositifs de recherche-action. Le concept de manuel est lié à l’histoire de l’alphabétisation puis de l’école quand un maître, le plus souvent alphabétisé véloce, avait à mettre en œuvre (exécuter, appliquer) des démarches pensées par les « experts » recrutés, dès la fin du 19ème siècle, par les maisons d’édition parmi les responsables du ministère de l’instruction publique. Aujourd’hui, les enseignants formés dans l’enseignement supérieur, par nécessité lecteurs experts, éprouvent le besoin de sortir de ce rôle d’exécutants, mesurent le décalage entre ce que proposent les manuels et l’exigence d’accompagner un apprentissage linguistique en travaillant sur des textes qui confèrent déjà à l’apprenti un statut de destinataire et d’utilisateur d’écrit. Dans cette perspective, ils continuent d’avoir besoin d’être aidés afin d’aider l’élève à passer de la compréhension des messages à la découverte du fonctionnement du code graphique. Mais il leur faut cette fois des outils et non des objets préfabriqués, des outils pour produire, à partir des textes rencontrés, un appareil technique à leur demande. Aussi, l’urgence de réfléchir encore à l’avenir des manuels « de lecture » est-elle plutôt dans une perspective de transition, pour mieux en comprendre les limites et accélérer leur disparition...

1. L’intérêt d’un manuel devrait s’apprécier d’abord à la qualité d’écriture des textes proposés. Il n’y a, en effet, à lire dans un texte, donc il n’y a de quoi apprendre à lire, que pour autant qu’il y a de l’écrit (et non du transcrit), c’est-à-dire du pensé par l’écrit, à travers la confrontation d’un auteur entre son intention et un matériau pour faire exister une forme qui n’existe qu’à travers cette production. De même qu’on ne parle pas à un bébé pour lui apprendre à parler mais pour échanger avec lui sur les registres variés qui en font, avant même qu’il comprenne, un partenaire de la communication, de même les textes écrits ne sauraient être des prétextes mais d’authentiques objets ayant pour destination un lecteur et non un apprenti et pour origine un auteur et non un pédagogue. Des textes qu’on rencontre parce qu’on a déjà les besoins d’un lecteur, même si on ne sait pas encore lire, d’un lecteur qui s’informe, qui aime, qui redoute, qui veut tout comprendre des choses, des êtres, de la vie. Si l’écrit ne construit pas dès ses premières rencontres des points de vue qu’il est seul à pouvoir construire, à quoi bon apprendre à lire ? Seuls s’y investiront ceux qui, dans leur milieu familial, pressentent qu’il permet d’autres rencontres qu’un pléonasme de l’oral. Qu’on confronte, dans cette perspective, les textes des manuels aux ouvrages de la littérature de jeunesse, documentaires, albums et fictions, et on mesurera sur quelle réduction, donc sur quelle calomnie initiale de l’écrit, repose son enseignement.

Cette question des textes bute sur un présupposé pédagogique : l’apprentissage de la lecture devrait franchir des niveaux techniques qui le feront passer des compétences de base (identifier les éléments du message) aux compétences approfondies (saisir l’explicite du texte) puis aux compétences remarquables (avoir accès à l’implicite). Ainsi l’écrit des premiers temps, en réalité de tout le cycle des apprentissages, devrait épanouir les compétences de base, dans ce qu’elles ont de simple et de fondateur. Foin de ces empoignades avec ce qui résiste toujours à se dire et par lesquelles un texte se lisse et n’en finit jamais d’épuiser ses relectures. « Papa sort l’auto rouge du garage » témoigne bien assez, pour un débutant, du pouvoir de l’écrit, dont on pourra d’ailleurs aisément vérifier qu’il est compris en donnant à choisir entre 3 vignettes dans un cahier d’exercices, consommable et obligatoire. Ainsi, les processus techniques initiaux n’ont-ils pas pour fonction d’accomplir un acte de lecture (éprouver ce qu’un texte veut dire) mais de s’y préparer en identifiant les éléments, comme si un nouveau-né n’avait pas accès d’abord à ce que sa mère veut lui dire (le rassurer, l’encourager, attirer son attention, le mettre en garde, poser un interdit, etc.) bien avant de connaître chaque mot qu’elle emploie. Dès les premiers mois, le bébé n’a pas d’autres solutions que de prêter des intentions à ce qu’on lui dit. Ce sont les compétences remarquables qui sont à l’œuvre au début de tout apprentissage linguistique et c’est seulement à leur service, à partir d’elles, que se développent les compétences techniques. Sauf pour l’écrit ? Comprendre comment et pourquoi un auteur a écrit (donc rencontrer le non-dit) constitue l’objectif initiatique, au sens que c’est de cette exigence initiale que dépend l’initiation achevée.

2. L’intérêt d’un manuel devrait s’observer ensuite à travers la diversité et la richesse des relectures auxquelles il convie. De part et d’autre de ce manuel, un enseignant et un apprenti. A l’enseignant de mettre en œuvre sur le texte ce qui manque encore à l’apprenti (à savoir, précisément, les compétences de base) afin de lui permettre d’exercer sans attendre les compétences remarquables. Le fait de ne pas savoir d’abord identifier les mots ne constitue jamais, en situation d’apprentissage linguistique, un obstacle. C’est à l’environnement, donc ici à l’enseignant ou au groupe hétérogène, d’apporter l’information ignorée, celle de l’explicite du texte, par exemple en en donnant lui-même lecture autant de fois qu’il le faut, en construisant des repères dans les marges du texte pour le structurer, en l’annotant, en en parlant, etc. Quand commence la Leçon [8], le texte est connu, par apport extérieur, dans son aspect formel, explicite. Il s’agit, dès lors, de comprendre comment et pour quoi il fonctionne. C’est cela qu’il s’agit d’apprendre à faire et c’est en le faisant que les compétences techniques vont trouver naturellement à s’exercer. On part d’une question de recherche, issue de la confrontation entre un horizon d’attente et l’explicite afin de se demander « comment ça marche ». Pour reprendre la formulation de Jean Ricardou, la lecture commence, au-delà de la rencontre de l’écriture d’une aventure, par la recherche de l’aventure de l’écriture : comment et pourquoi cet objet que je connais s’est-il et est-il fait ? La démarche n’est guère différente avec les enfants de 5-6 ans de ce qu’est la conduite de l’étude d’un texte au lycée : une investigation méthodique de la combinaison des éléments du texte afin de découvrir leur tissage. On peut donc imaginer que le manuel suggère à l’enseignant une étude experte du fonctionnement du texte, avec des pistes d’investigation pour les élèves, ainsi que des supports diversifiés pour les suivre : affiches pour le travail avec le grand groupe, formats plus réduits pour les petits groupes et le travail individuel. Par cette investigation collective, le territoire du texte prend l’allure d’une carte, avec des couleurs différentes qui en matérialisent la structure et visualisent des cheminements entre ses éléments. Les recherches successives ont provoqué d’incessantes relectures et donc l’identification (le plus souvent au début par apport d’informations de l’enseignant, de moins en moins au fil des mois) des constituants, repérés d’abord pour leur pertinence comme appuis et inducteurs d’hypothèse de compréhension : parties, paragraphes, phrases, groupes de mots, personnages, actions, lieu, anaphores, réseaux lexicaux, marques de renonciation, de la modalisation, rythmes, sonorités, etc.

Cette Leçon de lecture conduite en groupe a permis à chacun d’aller notablement plus loin que ce à quoi il accède seul lors de ses rencontres quotidiennes avec des textes qui ne font pas l’objet d’un investissement systématique sous la houlette de l’enseignant. Ce décalage entre ce qu’on peut faire en groupe et ce qu’on sait faire seul définit bien la zone proximale, nécessairement individuelle, où les progrès consistent à apprendre à réussir avec ses propres forces ce qui a été mis en œuvre à plusieurs. On se trouverait alors devant une autre fonction d’un matériel (manuel ?) pédagogique : systématiser, de manière individualisée, l’expérience des points d’appui graphiques qui ont permis au groupe de découvrir l’intention du texte lors de la leçon de lecture. Systématiser, c’est-à-dire à la fois en automatiser l’usage et les organiser en système. Est-ce possible sans l’expérience effective du groupe ? Car cette fois, l’attention porte moins sur le texte que sur ses éléments dans leur rapport avec ce qu’ils ont permis de découvrir. On est donc essentiellement dans une proposition pédagogique d’activités de classement et de différenciation du matériel lexical sur des critères textuels, sémantiques, grammaticaux, morphologiques, etc. Il s’agit bien de décontextualiser les éléments rencontrés et de les prendre comme objets d’observation, d’étude et de catégorisation à partir de leur rôle observé dans le fonctionnement du message. On attend donc d’un matériel qu’il intervienne dans la structuration de ce capital en proposant les éléments sous forme de listes et d’étiquettes, à partir du texte et en relation avec les textes antérieurs, afin de procéder à des classements et des reclassements, le même élément appartenant évidemment à une multitude de classes : être de tel texte, désigner un animal, être au pluriel, se conjuguer, dire la même chose ou le contraire que tel autre groupe, pouvoir « se substituer » sur l’axe paradigmatique, avoir le même radical, le même mode de dérivation, entrer dans le même type de phrases, etc. Manuel ou matériel produit à la demande afin de manipuler ?

3. Cette fréquentation du matériel graphique le fait connaître ; puis reconnaître [9]. L’attention va porter sur tel mot rencontré dans plusieurs parties du texte. On peut ainsi comparer les différents contextes où il apparaît, le rechercher dans des textes antérieurs, rassembler en quelque sorte les expériences linguistiques auxquelles il est associé. Ce mot, il en appelle d’autres qui créent des nuances de sens (du synonyme au contraire), des associations, des références, des glissements, d’autres encore qui lui ressemblent, dans leur forme ou leur sonorité, il appelle, par son absence, des constructions différentes, etc. Ce mot, ce même mot, peut avoir plusieurs visages selon qu’il se décline : quelle est la plus petite souche qui l’identifie (qui lui donne son identité) à travers sa forme au féminin, au pluriel, selon la personne, le temps, etc. Il existe des souches qui génèrent des dizaines de formes (en général un verbe) et d’autres qui n’en ont qu’une. On se trouve donc « connaître » des formes qu’on n’a encore jamais rencontrées [10], peut-être même qui n’existent pas. Ce mot, il se peut qu’il se « démonte » : à travers la dérivation, on a accès à d’autres mots sur lesquels on va travailler sans avoir besoin de les rencontrer dans des textes, mots de la même famille, de construction semblable (bonjour -> journal -> journalier -> familier ->...). Tous ces mots, activés à travers la mise en œuvre de ce qui se structure progressivement autour d’invariants linguistiques, vont être à leur tour recherchés dans le fonds, en perpétuel accroissement, des textes relus de la classe, leur contexte examiné. Ce qui invite à travailler de manière semblable sur les unités linguistiques au-delà du mot, etc. D’une certaine manière, il s’agit de décontextualiser tous ces éléments des circonstances de leur rencontre dans un texte pour les recontextualiser à l’intérieur de la langue, plus précisément de l’écrit, dans la mesure où les nébuleuses autour d’eux se spécifient en fonction des opérations intellectuelles qu’ils rendent possibles et de la familiarité avec les messages qui en résultent. Ce qu’on appelle le vocabulaire ou la grammaire n’est pas alors une base de données avec un système d’indexation pour atteindre les articles en rayon. Il n’v a pas de significations en attente d’être activées mais des réseaux qui les produisent à la demande. Identifier, se souvenir, c’est se remettre dans l’état d’une expérience antérieure, inséparable des composantes affectives, cognitives, culturelles qui l’ont progressivement constituée. [11]

Il n’est pas question de faire, et à chaque fois, ce travail pour tous les éléments d’un texte. Mais d’apprendre à le faire. Un travail systématique pour regarder comment « apprendre des mots » aura en quelque sorte valeur d’exemple et d’exercice (au sens de s’exercer) afin de développer un regard et de créer autour d’eux de nouveaux réseaux qui les mettent en relation, cette fois, à l’intérieur de la langue et non plus des textes. Cette création s’entraîne par des investissements de l’enseignant, un déplacement de l’attention du message vers le code, quelque chose qui relève de la technologie, comme on disait autrefois dans l’enseignement technique. [12] Cette investigation technologique met en œuvre une terminologie spécifique, du fait de la nécessité d’appeler les choses par leur nom. Qu’il s’agisse de l’écriture, du texte, du lexique ou de la syntaxe, la nécessité de décontextualiser conduit à passer de ce qu’on peut redire ou désigner du doigt dans une situation particulière à la catégorie, à la classe d’événements dans lesquelles il fonctionne. On parlera de l’auteur, de son point de vue, du personnage principal, du narrateur, du début du texte, du paragraphe, du nom, de l’imparfait, de telle lettre, du préfixe, de la terminaison, du pluriel, etc. Ce sont les mots du métier, du métier de lecteur et du métier d’apprenti-lecteur, les mots dont on se sert pour opérer sur les différents niveaux des constituants d’un texte. Pour le jeune enfant, ces mots prendront progressivement un sens dans les expériences linguistiques auxquelles ils sont associés. Il n’est pas question d’enseigner l’imparfait au C.P. et pourtant ! On ne saurait lire Jojo la mâche d’Olivier Douzou (éditions du Rouergue) sans s’arrêter sur sa première phrase : « Noire mâche, elle s’appelait jojo. » et se demander quel horizon d’attente est ainsi ouvert qui serait totalement différent avec « Notre mâche, elle s’appelle jojo. ». Comment nommer ce qui fait la différence ? Pas plus qu’il n’y aura de leçon sur les possessifs ou le narrateur, bien qu’on s’interroge encore sur [notre], le tout premier mot : qui fait (font) ainsi irruption dans notre vie ou voudrai(en)t nous faire croire que nous avons Jojo en commun ? Et pas de leçon non plus sur les anaphores, mais quelle est donc cette « chose » déjà trois fois désignée dans la première phrase et toujours aussi mystérieuse ? Ce qui se passe avec [s’appelait] se retrouve dans la phrase qui suit : « Elle était très vieille notre Jojo. » le même imparfait que dans « il était une fois... » au début de tant d’histoires rencontrées. Ainsi se manipule quelque chose d’abstrait qu’il sera pratique d’appeler par son nom et le mot [imparfait] n’est, somme toute, pas plus éloigné de l’expérience d’un enfant que le mot « température » quelques années auparavant. Encore a-t-il fallu exercer cette décontextualisation à travers de nombreuses manipulations pour construire ce regard technique sur la langue et les textes.

4. La question de la reconnaissance des formes écrites, on l’a rappelé précédemment, est aussi ambiguë que celle de leur connaissance préalable. Au cours de la lecture, il s’agit bien de reconnaissance. Un mot est ou non identifié dans l’instant où il est vu à sa place nécessaire dans le texte : le travail à la bêche pour découvrir quel signifiant oral pourrait bien lui correspondre, travail qui interrompt la lecture en tentant de le connaître malgré tout alors qu’on ne le reconnaît pas, n’est pas un chemin (une voie) que l’enseignant doit encourager lorsqu’il s’agit de lire. Il lui suffît de fournir lui-même l’information, au plus vite, tant qu’il est utile de la fournir. Pour autant, la question de l’autonomie du lecteur se pose et l’environnement ne manquera pas de se lasser d’avoir à répéter plus de 3 ou 4 fois que Jojo indique comment s’appelle la mâche [13]. La lecture implique d’apprendre à reconnaître le mot d’abord comme élément du message compris, non de le connaître d’abord pour comprendre ce message. Mais c’est la même chose de l’oral et de tout apprentissage linguistique ! Arbitraire du signe oblige, le sens des mots ne se déduit pas de l’examen prolongé de leur signifiant [14] : il s’infère progressivement de leur contribution à des messages différents dont la compréhension est portée par l’environnement social, voire par l’information sur eux que donnent directement cet environnement et indirectement les dictionnaires à disposition. La question est bien de les différencier dans les conditions ordinaires de leur rencontre. [15] Il s’agit donc bien d’apprendre directement à les reconnaître. Là encore, le maître ne va pas travailler sur tous les mots de la langue à raison de 5 par jour mais va proposer d’exercer, sur quelques-uns d’entre eux chaque jour, les compétences techniques auxquelles le lecteur a recours dans le prélèvement d’indices graphiques nécessaires à leur reconnaissance. On n’est plus ici, comme précédemment pour la décontextualisation des mots, dans la construction du système de la langue écrite, mais dans l’entraînement du lecteur.

Au cours de la lecture, la reconnaissance des mots se fait, à partir d’une anticipation, au moins et à la fois, sémantique et syntaxique, pendant le cours instant d’une fixation entre deux déplacements de l’œil. Lorsqu’on passe plus d’1/3 de seconde sur un mot, c’est que les procédures de reconnaissance ont échoué et qu’on met en œuvre d’autres procédures pour tenter de le connaître. Le contrôle du temps de présentation [16] est un bon moyen d’isoler les procédures de reconnaissance afin de les entraîner, étant admis qu’elles ne sont pas une accélération des procédures de connaissance. Cette reconnaissance instantanée ne fait pas appel à l’identification successive des graphèmes mais à une décision qui prend appui sur la silhouette globale du mot à laquelle tous les éléments contribuent impérativement et sur une anticipation complexe qui détecte sans peine une faute de frappe dans : « J’aime les poires lorsqu’elles sont formes. ». On connaît la diversité des situations d’émergence et d’entraînement de ces procédures
de reconnaissance à base de repérage rapide, dans des listes ou des textes, d’éléments parmi d’autres proches sur le plan sémantique, syntaxique, morphologique, etc. Mais cette attention aux procédures perceptives exige de prendre en compte également la taille des unités à discriminer. Les méthodes alphabétiques supposent que l’œil balaie la ligne avec un faisceau de vision nette correspondant en gros à 3 lettres : le cerveau stockerait dans une mémoire de travail ces parties de mots sans signification en attendant de pouvoir comparer leur somme aux formes emmagasinées dans un lexique mental. Dans le même temps, elles admettent que, dans la lecture courante, il y a au moins un mot par fixation oculaire, donc davantage d’éléments utilisés que d’éléments vus net au centre de la rétine. Peu importe ici les polémiques sur le nombre moyen de mots par fixation chez le lecteur expert, ce qu’on peut retenir, c’est que l’empan de lecture est, de toute façon, plus large que l’empan de vision nette ou, dit autrement, que le lecteur identifie des mots dont, totalement ou en partie, il ne distingue pas nettement les éléments. [17] On est loin de tout savoir sur cette question mais il semble au moins indispensable d’inciter, par des exercices spécifiques, le lecteur à travailler sur des empans de lecture qui ne se confondent pas avec sa zone de vision nette, un peu de la même manière qu’à bicyclette l’apprenti devient maître de son équilibre et de ses trajectoires seulement s’il cesse de fixer le mètre qui précède sa roue et que, levant la tête, il organise sur des bases différentes sa prise d’équilibre. C’est à travers plusieurs relectures du même texte exagérément découpé en empans amples sur lesquels on s’impose de ne faire qu’une seule fixation que peut s’opérer cette réorganisation des prises d’informations, ainsi que sur des tris rapides de groupes de mots ayant des apparences peu différentes et/ou des natures contrastées.

5. Nous abordons enfin la question de l’écriture [18], non parce qu’il s’agirait d’une étape où trouve à se réemployer (pour produire) ce que la lecture a fait découvrir (pour recevoir), mais parce que la production est nécessaire au cours même de la réception : toute lecture active, en même temps qu’elle l’inhibe, au niveau même de son processus, une prévision d’écriture dont se nourrit, dans l’instant et par contraste, la poursuite du traitement du texte. L’anticipation en lecture n’est, en effet, rien d’autre qu’une prédiction d’écrit qui, inséparablement aboutit et échoue : c’est parce qu’elle aboutit que la lecture garde sa cohérence nécessaire avec l’horizon d’attente ; c’est parce qu’elle échoue qu’elle fait évoluer l’horizon d’attente. C’est par ce décalage même que s’opère la compréhension, en tant que ce qui permet de passer d’un état à un autre. Aborder cette question maintenant fait donc revenir sur tout ce qui vient d’être dit en insistant sur ce principe fondateur de toute pédagogie de l’écrit : la lecture, ça se travaille en écrivant autour du texte.

Ainsi, la seule rencontre [19] du titre de l’album de Bill Martin : Par une sombre nuit de tempête, paru chez Milan convoque déjà, par association, similitude ou contraste, d’autres titres ou d’autres débuts, réels ou imaginés : par un beau matin d’été, par un chaud après-midi d’automne, etc. qui lui donnent sa spécificité tout en ouvrant une certaine attente. Une fois la structure [par un + adjectif + moment de la journée + saison ou époque] explicitée, des variantes seront écrites : par une matinée brumeuse, et, pourquoi pas ? Si par une nuit d’hiver un voyageur... d’italio Calvino !

Le retour sur le mot [nuit] donnera naissance à une fiche rédigée par un groupe multi-âges de cycle 2 :

NUIT : C’est un mot de 4 lettres. Il commence par N. Il finit par T. Il contient le mot NU. Il finit comme BRUIT. C’est un nom féminin/singulier. C’est le contraire de JOUR. C’est le temps entre le moment où le soleil se couche et le moment où le soleil se lève. C’est comme OBSCURITÉ. On peut le ranger dans les mots du temps. Une nuit blanche, c’est une nuit où on ne dort pas. La nuit des temps, c’est il y a bien longtemps etc

La recherche bibliographique relative à l’auteur et à l’illustrateur aboutit à cette note d’un autre groupe :

Nous avons trouvé deux livres écrits par Bill Martin publiés aux éditions Mijade : « Ours Brun dis-moL » et « Ours Blanc dis-moi... ». Nous avons trouvé deux livres illustrés par Banry Root : « L’arbre qui chante », etc

Toujours avec l’idée de produire un horizon d’attente, une attention particulière est accordée aux illustrations et aux mots des 4 premières pages. Les images réunies et étudiées sont décrites :

Dans ces quatre premières images, Barry Root nous montre l’intérieur de la maison. Les couleurs sont très sombres : marron, gris, vert, bleu foncé, noir. Un personnage apparaît : un petit fantôme à l’air triste et malheureux. Il pleure ? Il se plaint ? La lumière du dehors éclaire le plancher etc

Puis on va tenter, en liaison avec ce que suggèrent les illustrations, d’écrire un texte utilisant strictement tous les mots des 4 premières pages dont le groupe prend connaissance sur une liste par ordre alphabétique avec indication de la fréquence. Et le texte produit va être comparé au texte réel. Il est assez clair que ce travail collectif met en scène (pour la prendre comme objet d’étude) une démarche de prédiction d’écriture que chaque lecteur entreprend individuellement, bien que de manière moins systématique, lors de sa rencontre d’un texte.

La double page suivante va confirmer ce qui s’est découvert dans ce travail initial et dans les 4 premières pages effectives quant au fonctionnement général de l’album : « On expose, rappelle Monique Eymard, une situation rie départ, puis on présente un personnage, interpellé par un autre, lui-même interpellé par un autre, etc. L’action se déroule d’un personnage à l’autre jusqu’à ce que tous subissent le même sort et qu’on revienne à l’état initial. Ces textes en boude s’appellent des « randonnées » et rien qu ’à la BCD nous avons trouvé : Quel radis dis donc, chez Didier Jeunesse, Cric Crac, à L’école des loisirs, Les bons amis, au Père Castor Flammarion, Un tout petit coup de main, chez Kaléidoscope, La moufle, chez Actes Suri Junior, etc. ». Par leur structure et leurs récapitulations, ces textes facilitent l’anticipation et procurent une jubilation qui donne envie de les « dire » et donc de les organiser pour une mise en scène avec un script : « Il faut un narrateur qui expose la situation de départ, qui précise qui parle à chaque paragraphe, qui constate l’action, qui raconte la fin de l’histoire. Chacun des onze personnages pose une question au précédent, annonce sa dérision, récapitule ce que font les autres, insiste sur ce qu’il fait ».

Là encore, on voit bien comment une structure, textuelle cette fois, s’est dégagée par décontextualisation. Une part importante du travail de lecture aura porté sur son démontage et la constitution de listes : les personnages, les actions, les décisions et donc aussi des réorganisations (des réécritures) dont les plus jeunes sont déjà capables à partir des étiquettes de ces listes pour reconstituer et réordonner ce qui va ensemble, essayer des variantes, etc. Une « randonnée » peut alors être suggérée dans l’école en cherchant quel point de vue on va adopter et quelles impressions on veut provoquer chez ses lecteurs. Un cahier des charges est collectivement élaboré (écrit) qui oblige à se demander quels sont les « personnages » de l’école, quelle est « l’action » qu’on les voit faire qui les caractérise le mieux, comment ils vont la dire quand ce sera leur tour, comment on pourra passer d’un personnage à l’autre selon une logique qui établit sans la dire (l’implicite) une cohérence : géographique, hiérarchique, temporelle, etc. Commande est alors passée à l’adulte ou aux élèves de cycle 3 qui présenteront, quelque temps plus tard, une première version, facilement lue à partir du travail réalisé lors de l’établissement du cahier des charges et qui crée par excellence son horizon d’attente en même temps qu’une familiarité avec les mots eux-mêmes. La lecture porte immédiatement sur l’adéquation entre l’intention et l’effet grâce à une analyse des moyens mis en œuvre dans le texte. On est (alors qu’on ne « sait » pas encore lire ?) en pleine lecture savante, celle qui examine l’implicite à travers l’analyse du dispositif textuel. Et qui propose des réécritures, des suppressions, des ajouts, des remplacements, des déplacements, bref la manipulation d’un matériau qu’aucun apprenti isolé n’est en mesure de constituer mais dont la lecture provoque, à partir d’une insatisfaction ou du surgissement d’un autre possible, de nécessaires réécritures...

Nous voici à notre tour, au terme d’une randonnée, revenus à l’état initial, lorsque nous disions : il n’y a à lire dans un texte, donc il n’y a de quoi apprendre à lire, que pour autant qu’il y a de l’écrit, c’est-à-dire du pensé arec l’écrit, à travers le difficile travail d’écriture, par la confrontation de l’auteur entre son intention et un matériau. C’est en ce sens que l’écriture n’est pas une étape dans la pédagogie de la lecture mais son constituant, l’outil permanent de la prise de notes en marge des textes, de leur décontextualisation afin de lister, classer et reclasser leurs éléments, le moyen de construire une anticipation qui va au devant du texte. Si la lecture ne s’exerce que par relecture et l’écriture que par réécriture, c’est sans doute que la lecture est elle-même réécriture. L’indispensable part du lecteur ! Ce qui caractérise l’écrit, et donc nécessairement son apprentissage, c’est, à travers sa permanence, le fait que la pensée y est nécessairement reprise comme objet de pensée, ouvrant ainsi l’exercice spécifique de la « raison graphique ». Alors, les manuels constituent-ils encore aujourd’hui un support adapté à l’utilisation de ces outils complexes dont l’enseignant a besoin pour accompagner techniquement la rencontre experte de l’écrit ? La réponse est à chercher dans la compréhension de ce qu’est un apprentissage linguistique...

« Sur quels objets apprendre à lire ? »

[1Il faut entendre le terme message dans son acception linguistique, non pas de correspondance ou d’information brève (vous avez 3 messages sur votre répondeur) ni de contenu (je n’ai pas de grand message à délivrer) mais de l’objet lui-même, dans sa matérialité, tel qu’il fonctionne par et dans le système qui a permis de l’élaborer. À l’oral, le message « archétypique » a la forme du dialogue ; à l’écrit, c’est le texte, mot de la famille de tisser, tissu, du latin texere qui signifie entrelacer, tramer, au sens propre et figuré (ourdir). Le message écrit n’est pas du « transcrit », du « noté » mais du fabriqué par un travail particulier pour construire une « texture », une « tissure ». Donc, aussi bien un roman que la mention ’défense d’afficher’ qui, telle quelle, ne peut correspondre à un message oral autonome, isolé, et qui rien est en aucun cas la transcription.

[2Cette question du lien entre un langage et les opérations intellectuelles spécifiques qui rend possibles et qui l’ont créé est déterminante. Ainsi de la raison graphique dont parle Jack Goody. De la même manière, lorsqu’Alain Connes dit qu’on ne peut comprendre les mathématiques qu’en en faisant, il suggère que ce qui est pensé avec le langage mathématique n’est pas concevable dans un autre langage. On peut certes en parler, on peut parler autour et à propos mais ce qu’on en dit n’est dans le meilleur des cas qu’une transposition, une espèce de métaphore, en aucun cas la même chose dans un autre médium. On peut évidemment prononcer la première phrase de la Recherche du temps perdu ; ainsi dite, elle n’aura pourtant aucune relation (autre que grapho-phonologique) avec ce qu’elle fait exister dans le texte. C’est comme si on pensait rendre compte du Guernica de Picasso en en décrivant le cheval ou d’un divertimento de Mozart en comptant le nombre de mi bémols.

[3Comment faire comprendre qu’il n’existe aucun message, ni oral ni écrit, produit par un code linguistique de nature grapho-phonologique ? Le code par lequel s’élabore un message écrit n’est pas plus grapho-phonologique que le code dans lequel fonctionne un message oral n’est phono-graphologique ! Il y a deux codes distincts, l’un pour l’oral, l’autre pour l’écrit. En étudiant, dans une perspective comparative ces deux codes, on peut, selon le système d’écriture, observer synchroniquement plus ou moins de « correspondances » mais qui, même dans le cas où elles sont nombreuses et régulières, ne concernent qu’un aspect infime et non fonctionnel de chacun des deux codes, comme en témoignent les milliards de bébés de par le monde qui apprennent à parler sans savoir déjà lire et les 80% d’élèves de 6ème en France dont on estime qu’ils ne savent pas utiliser efficacement l’écrit malgré (ou à cause de) l’enseignement des correspondances entre les deux codes !

[4Cette idée d’autonomie est pourtant une des sources de la croyance dans la vertu de la voie indirecte et du principe alphabétique pour ce qui concerne l’enseignement de la lecture. Il semblerait qu’à un moment (maintenant il sait lire), l’élève a acquis la possibilité d’accéder à la signification de n’importe quel mot écrit, pour peu que ce mot soit connu de lui à l’oral. Il s’agit pourtant d’une tout autre autonomie que l’autonomie linguistique dans la mesure où elle ne repose pas sur un travail interne au code de l’écrit mais sur le recours à un code externe. On devrait parler dans ce cas d’hétéronomie linguistique plutôt que d’autonomie.

[5Ce n’est pas de la provocation de soutenir que, techniquement, il est plus facile d’apprendre à lire une langue que d’apprendre à la parler. Deux conditions sont cependant nécessaires : l’une que l’enseignement permette à l’apprentissage de respecter les modalités d’un apprentissage linguistique ; l’autre qu’il soit reconnu à l’apprenti un statut préalable de destinataire et d’utilisateur d’écrit, c’est-à-dire que soit reconnue la spécificité des opérations intellectuelles auxquelles il accède avec la maîtrise d’un nouveau langage, l’entrée dans l’exercice d’une nouvelle « raison » qui a un lien avec une théorisation et un pouvoir intellectuel dont le partage social reste problématique.

[6L’exemple du développement industriel du Japon est significatif. Il réussit son alphabétisation de masse grâce à du grapho-phonologique (le kana) tandis que les « Intellectuels » utilisent le « kanji » ; il est alors tenté par le tout kana et découvre alors qu’à généraliser un principe de transcription, on rabat les usages de l’écrit sur ceux de l’oral, au risque de voir se perdre les opérations intellectuelles spécifiques à l’écrit, à la raison graphique. Il s’empresse de réintroduire du kanji dans les textes quotidiens.

[7Principe alphabétique et lecture, Jean FOUCAMBERT in Les Sciences de l’Éducation pour l’ère nouvelle, n°34, fév. 2001, Université de Caen.

[8Cette « leçon » est décrite dans l’ouvrage « La Leçon de Lecture » coédité par l’INRP et l’AFL pour rendre compte de la recherche conduite entre 1989 et 1998 sur une démarche pédagogique autour de la voie directe.

[9Ces verbes auraient besoin d’être précisés. Les modèles en usage (ou en cours d’élaboration pour la psychologie cognitive) sont le plus souvent « computériens » en ce qu’ils envisagent une base de données et un système d’indexation qui évoluerait, au cours de l’apprentissage de la lecture, d’un adressage indirect pour « connaître » d’abord le mot à un adressage direct pour le « reconnaître » ensuite. Tout cela rejoint, pour l’ordinateur comme pour le cerveau, l’ancienne pédagogie des langues où il fallait se constituer « du » vocabulaire, c’est-à-dire stocker de nouvelles entrées. D’où, pour le cerveau comme pour l’ordinateur, une affaire de place en mémoire, de capacité à accumuler, de « mémoire ». À regarder le bébé en train d’apprendre ou l’expert quadrilingue féru de botanique, on serait pourtant tenté de ne pas y voir une affaire de place mais une affaire de pensée ; et de richesse d’expérience. L’élève qui a, comme on dit, plus de vocabulaire qu’un autre n’a pas une meilleure mémoire au sens où il aurait mieux que son voisin conservé des mots entendus ; il s’est trouvé impliqué dans d’autres situations où la communication orale de son environnement a accompagné un exercice intellectuel diversifié afin de différencier et de mettre en relation. On peut supposer qu’il en va de même à l’écrit ou dans une langue étrangère. Le « vocabulaire » n’est pas un préalable à l’expérience de la langue mais sa conséquence. Les mots sont connus parce qu’ils ont déjà beaucoup servi et non parce qu’on les a « appris ». En revanche, ce qu’on doit apprendre, c’est à s’en servir !

[10Certaines de ces formes générées peuvent être identiques à des formes qui n’ont pas la même souche. « Les poules du couvent couvent » est une réalité linguistique permanente sur les formes les plus simples !

[11cf. Damasio

[12et qu’il a perdu lorsque la technologie est devenue une « matière » dans l’enseignement général. Dans la technique, l’apprenti apprend à manier des outils en maniant des outils. L’outil est rapidement l’occasion d’un retour réflexif sur le geste technique qu’il permet et devient en lui-même objet d’investigation, isolant des fonctions à travers la manière qu’ont d’autres outils de les exercer. Se construit ainsi une grammaire technique du geste et de l’objet, du sens et du matériau. Introduite dans l’enseignement général, la technologie a cessé d’être ce retour réflexif sur les outils de l’action effective pour devenir une observation d’objets techniques sans action.

[13Il ne faut pas oublier qu’au moment où on commence à travailler sur les éléments du texte, celui-ci a été raconté et dit par l’enseignant plusieurs fois, que tous les enfants savent que Jojo est le personnage principal, qu’au cours de la discussion le mot a été écrit au tableau. Lorsqu’on le retrouve au début du texte, des choses vont être dites sur les diminutifs construits par répétitions de 2 ou 3 lettres (Riri, Lulu, Dédé, Tintin) avec la majuscule initiale qui marque un nom propre et qui permet de le distinguer d’autres mots (papa). Le texte entier de l’album va être parcouru pour surligner l’apparition de Jojo, puis les repérages de tous les elle qui la remplacent, puis le listage de tous les verbes qui la suivent, etc. C’est parti !

[14Aussi, on travaillera longuement sur des mots sous l’angle de leur morphologie afin de se servir des préfixes, des mots de même famille, de la conjugaison, etc.. L’apprenti doit parvenir rapidement à dire quelque chose d’un mot et décrire fonctionnellement les parties qui le composent.

[15On sous-estime généralement le fait que les textes font appel à des mots qui ne sont pas (ou très mal) connus à l’oral et que l’apprenti fera progressivement connaissance avec eux, comme à l’oral, par inférence à partir du sens probable du message auquel ils contribuent. Le sens d’un mot se construit au fil des rencontres, ce qui veut dire qu’on le « reconnaît » avant de le « connaître ». C’est une compétence linguistique dont on ne peut faire l’économie à l’écrit.

[16Cette question de temps a toujours suscité beaucoup d’incompréhension dont on peut parfois soupçonner la sincérité. La vitesse de lecture est un bon révélateur de la nature des opérations techniques qui traitent l’écrit, comme le délai de réponse en calcul mental. L’introduction de la vitesse dans la stratégie pédagogique est un moyen de rendre impraticables certaines opérations pour permettre que s’en développent d’autres. Le souci essentiel de la vitesse de lecture n’a rien à voir, sauf pour ceux qui ont lu trop vite les travaux qui s’y réfèrent, avec une lecture rapide qui tendrait à accroître la productivité des cadres dans l’administration supérieure de l’éducation nationale. Il faut regretter que ses responsables ne fassent pas la différence entre la nécessité de lire longuement les textes et le fait de lire lentement, un peu comme s’ils confondaient la longue écoute d’une oeuvre musicale avec le passage du disque au ralenti. On ne peut lire longuement un texte que si on lit vite, c’est-à-dire si on traite le signal graphique comme un signifiant et non comme le codage d’un signifiant qu’il faut retrouver. Le contrôle de la vitesse n’est pas une finalité mais un moyen pédagogique pour aider l’apprenti à développer les procédures techniques propres à un système linguistique qui, alphabétique ou non, est utilisé directement par l’œil.

[17Cette question est sans doute décisive : des études de plus en plus nombreuses suggèrent le rôle de contextes, (en amont syntaxique, en aval graphique) larges dans la variation de la nature des indices utilisés lors d’une fixation oculaire. Si bien qu’on ne saurait se limiter à la reconnaissance de mots isolés et qu’il faut travailler aussi au niveau d’empans de lecture plus amples. L’invalidation dans des textes officiels de certains outils pédagogiques proposant d’élargir l’empan de lecture (et non la zone de vision nette !) au prétexte qu’on aurait la preuve scientifique que leurs présupposés sont infondés relève de l’incompétence ou de la malhonnêteté intellectuelle : on est, à coup sûr, chez le lecteur expert, loin d’un seul mot par fixation et ce qui s’effectue pendant une fixation semble préparé par des informations périphériques dont l’éloignement exclut qu’elles soient vues autrement que sous la forme d’une silhouette, donc en dehors de toute correspondance grapho-phonologique.

[18Il ne sera rien dit ici de l’écriture en tant que calligraphie mais il est évident que cet apprentissage moteur joue un rôle fondamental dans la connaissance de l’écrit.

[19Nous emprunterons cet exemple au bulletin n°22 de la collection L.A.C. : La découverte de l’écrit à travers un album dans une classe multl-âges conçu par Monique Eymard. Ce document indispensable est disponible auprès du Centre-Lecture de Grenoble, 109 bis galerie de l’Arlequin. Le Centre-lecture a évidemment été fermé à la rentrée 2000.