Dossier Les Chemins de la lecture

« Introduction Dossier : Les Chemins de la lecture »

« Comment sont utilisées les connaissances qu’on tire des appareils techniques qui nous les procurent ? Dans quel cadre théorique et dans quelle conception les fait-on entrer ? Est-on dans la croyance que ces faits, ces connaissances, les façons de les agencer sont indemnes de toute idéologie ? »

Jean-Claude AMEISEN

Le 17 mars 2013, à 22h50, la chaîne de télévision ARTE diffusait une émission réalisée par Jean Pierre Gibrat intitulée Les chemins de la lecture que les auteurs et la presse annonçaient ainsi :

Les auteurs (Jean-Pierre Gibrat & Stanislas Dehaene) : « Comment notre cerveau, conçu pour survivre dans la savane, apprend-il à lire ? Mélanges d’énigmes et de propositions scientifiques, Les Chemins de la Lecture nous conduit de l’invention de l’écriture aux dernières avancées des neurosciences. »

(college-de-France.fr/media/stanislas-dehaene).

Télérama (Hélène MARZOLF) : « Pour nombre d’humains, lire est aussi naturel que respirer. Pourtant, cette simple activité masque un nombre incalculable d’opérations inconscientes. Comment s’effectue le décodage des mots ? Quels circuits mobilise-t-il dans le cerveau ? C’est au cœur d’une arborescence de connexions complexes et mystérieuses que nous entraîne ce documentaire. En s’appuyant sur la parole de plusieurs spécialistes (notamment Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France) et sur des expériences réalisées dans différents instituts, il vulgarise les avancées des neurosciences et de la psychologie cognitive en la matière. L’occasion pour le novice de s’initier aux différentes parties du cerveau, d’appréhender le lien entre représentation visuelle et son, de découvrir les subtilités du « recyclage neuronal » [C’est nous qui soulignons] (permettant aux hommes de nouvelles activités cérébrales), de comprendre de quelle manière l’apprentissage de la lecture modifie la structures des ramifications neuronales. (...). »

Libération (Tiphaine SAMOYAULT) : « Sur Arte, un documentaire, parfois un peu mou du bulbe, présente des expérimentations scientifiques sur l’impact de la lecture sur le cerveau. (...) Conduit presque de bout en bout par Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, spécialiste de psychologie cognitive et d’imagerie cérébrale, le documentaire, diffusé sur Arte, s’attarde moins sur des cas que sur des expérimentations conduites sur le cerveau aux moyens d’IRM fonctionnelles visant à montrer d’abord où se situent précisément ces zones activées par les compétences lectrices (le lobe temporal gauche) et à indiquer ensuite que lire modifie et développe l’ensemble des circuits neuronaux du cerveau. (...) Ainsi, cette science n’intervient ni dans la guérison du monsieur tombé d’une échelle après avoir voulu tailler son arbre ni dans le traitement de l’analphabétisme. Elle y contribue sans doute, mais ce n’est pas montré. Elle compare les communications entre les réseaux du langage parlé et écrit ; elle montre comment une phrase écrite peut activer toutes les aires du langage parlé et comment la parole, inversement, agit sur les zones visuelles. »

Le Monde Télévision (Jean-Baptiste de MONTVALON) : « (...) Car il en est de la lecture comme de l’eau, de la lumière ou de tout autre miracle qui nous semble « naturel » : on en goûte, on en use, sans la moindre conscience de la complexité du processus qui l’a fait naître. Un passionnant documentaire de Jean Pierre Gibrat vient opportunément combler cette lacune en s’attachant à cette « remarquable prouesse ». Stanislas Dehaene, chercheur en psychologie cognitive et professeur au Collège de France, est l’un des principaux guides de ce détour en cuisine. Reprenons les mots là où on les avait laissés : au centre de vos rétines, dont les neurones vont fragmenter l’image en « un million de petits traits élémentaires ». À charge pour le cerveau ensuite de réunir ces éléments. Lorsque la forme visuelle des mots est reconnue, encore faut-il calculer leur prononciation et leur sens. Ce travail a lieu dans l’hémisphère gauche, le seul qui sache lire, où sont emmagasinés tous les mots de la langue parlée préalablement appris. « Nous entendons les mots que nous lisons » précise Johannes Ziegler, directeur de recherche au laboratoire de psychologie cognitive de Provence. (...). »

On lira dans les pages qui suivent...

  p.48 la transcription intégrale de l’émission par Dominique Saitour, permettant ainsi d’en connaître fidèlement le contenu filmique et la totalité de ce que les différents intervenants ont pu dire. Si nous accordons autant d’importance à ce documentaire, et surtout à sa première partie sur la lecture proprement dite, c’est qu’il a été l’occasion pour Stanislas Dehaene, relayé par quelques-uns de ses collègues, psychologues cognitivistes menant des recherches sur le fonctionnement cérébral à l’aide de la neuro-imagerie, de tenir (et de diffuser à destination du grand public par le biais de la télévision) un discours connu et qui n’a guère changé depuis la parution de son livre Les neurones de la lecture (Odile Jacob, 2007), à savoir le concept de «  recyclage neuronal  » et, pour reprendre les termes mêmes du livre une «  nouvelle science de la lecture et de son apprentissage  » qui a eu l’oreille du ministre de l’éducation De Robien et de ses successeurs de droite. Ces derniers, il faut avoir cela présent à l’esprit, ont trouvé là de quoi fonder et alimenter leurs directives en matière d’enseignement de la lecture, directives qui se sont traduites par une « déferlante alphabétique et combinatoire », l’obligation de pratiques ineptes, la disparition des quelques avancées dans l’enseignement de la lecture et... les résultats rapidement obtenus qu’ont révélés les évaluations comparatives internationales ! (voir L’enseignement de la lecture. A.L. N°120, déc. 2012, pp. 48-69). « Nous entendons ce que nous lisons » affirme Johannes Ziegler, résumant l’émission, niant l’évidence, ignorant un siècle d’études de l’acte lexique, refusant le caractère idéo-visuel de la lecture accomplie. Dans l’émission, il n’est question que de lecture de signes, de mots et de phrases, délaissant ce que permettent la spécificité du langage écrit et sa différence radicale avec le langage oral : la permanence d’un ensemble construit et cohérent qu’on appelle un texte sur lequel s’exerce l’acte véritable de lecture.

p.54 quelques commentaires ou interrogations de Thierry Opillard sur des affirmations extraites du film, affirmations pour le moins discutables quand elles ne révèlent pas un manque patent d’informations sur le sujet traité. Nous avons déjà fait état dans nos colonnes des travaux de Stanislas Dehaene. D’abord dans un texte de Georges Plancat, en 2006, Voyage à travers les connexions neuronales de Stanislas Dehaene [1], où l’auteur rendait compte de la conférence au Collège de France Les sciences de la lecture et de son apprentissage et s’interrogeait avec humour sur ce qu’allait faire M. Dehaene dans cette galère, à moins qu’il y ramât de son plein gré, on ne sait. Ensuite dans une longue note de lecture de Jean Foucambert sur l’ouvrage Les neurones de la lecture, intitulée N’insistez pas Stanislasssss ! [2], où l’auteur fait crédit avec espoir et ironie à Stanislas Dehaene de pouvoir adopter un jour un regard sur la lecture s’il se penche sur les travaux de ceux qui l’ont étudiée.

p.57 le rappel, pour mémoire, par Nicole Plée, de l’essentiel de l’article et de l’argumentation de Jean Foucambert, argumentation qui vaut pour le livre mais aussi pour le film qui nous occupe ici, tant le discours est le même notamment à propos du concept de « recyclage neuronal » et de, pour reprendre les termes du livre « la nouvelle science de la lecture et de son apprentissage ».

p.60 Jean-Christophe Ribot [3], témoin malheureux de la genèse du film, s’interroge sur les revirements idéologiques de S. Dehaene et sur les partis pris des auteurs et du réalisateur, sur le fait que ce documentaire ne nous renseigne que sur une infime partie de ce qui est en œuvre dans la lecture. L’ambition du réalisateur d’un film scientifique est de faire comprendre, rappelle J.-C. Ribot, qu’un protocole expérimental s’inscrit dans un enjeu plus large, à la fois historique et idéologique.

p.67 Thierry Opillard prend l’exemple du communiqué de presse annonçant triomphalement la preuve que l’alphabétisation allume à la fois les neurones des aires visuelles et les neurones des aires auditives et montre comment une iconographie hâtive peut induire une fausse représentation de ce qu’est réellement la lecture.

On lira aussi, au fil des pages de ce dossier...

Des encadrés exprimant les réactions des parents d’élèves d’une école élémentaire après la projection du film, montrant l’impact du discours d’un professeur au Collège de France sur des personnes pas spécialement averties en matière de pédagogie de la lecture.

& Les conclusions d’une étude anglo-saxonne montrant le manque de fiabilité de la plupart des recherches en neurosciences et en expliquant les raisons.

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[1A.L. N°96 (décembre 2006) page 39

[2A.L. N°101 (mars 2008), page 28

[3Jean-Christophe Ribot est cinéaste. Il est le réalisateur, sur une idée d’Yvanne Chenouf, de la série de DVD Lecteurs à l’œuvre.