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« Et voilà le travail ! Les représentations du monde du travail dans la littérature pour la jeunesse » (Colloque - CRILJ)

Lu par Yvanne CHENOUF

« ET VOILÀ LE TRAVAIL ! LES REPRÉSENTATIONS DU MONDE DU TRAVAIL DANS LA LITTÉRATURE POUR LA JEUNESSE », LES CAHIERS DU CRILJ, N°4, NOVEMBRE 2012, 175 p, 10 € (www.crilj.org)

Ce numéro (publication annuelle [1]) rassemble les communications prononcées les 2 et 3 février 2012 au Conservatoire National des Arts et Métiers (Paris) à l’occasion d’un colloque organisé par le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse.

Le colloque organisé par le CRILJ a questionné l’évolution des discours dans la littérature pour la jeunesse concernant le travail (tremplin pour s’élever sur l’échelle sociale, possibilité d’affirmer la noblesse de sa condition), les travailleurs (tantôt grandis par l’activité productrice, tantôt exclus, exploités ou humiliés) et les rapports sociaux que toute production organise : solidarités ou luttes entre classes, division entre travail intellectuel et travail manuel, hiérarchisation entre les travailleurs selon leur formation, leur sexe, leur situation sociale... Si les communications n’ont pas toujours évité l’amalgame entre le métier comme fonction sociale ou geste technique générant parfois des corporations et le travail comme ensemble des activités humaines produisant les biens collectifs tout en transformant le milieu, elles ont, dans l’ensemble, été intéressantes ne serait-ce que pour les éclairages apportés sur un sujet si peu (ou mal) traité dans l’univers éditorial destiné à la jeunesse [2].

L’univers du travail, central dans la littérature pour la jeunesse du XIXe siècle, a permis d’explorer « l’émergence de la question ouvrière et le débat autour de l’entrée des plus jeunes dans le métier ». Par l’activité langagière, les romans ont soutenu la construction des identités professionnelles dans l’action : « La langue de métier ne se réduit donc pas à son rôle de communication, elle rassemble les gens de métier dans une intimité partagée en établissant un rapport symbolique à la matière, aux outils, aux collègues, à l’ouvrage à accomplir... » [3] Les romanciers évoqués (Emile Zola, Georges Sand, Alphonse Daudet) se rendent dans les usines pour magnifier, de façon lyrique, la force physique et intellectuelle des ouvriers, la beauté du travail bien fait, le lien entre savoir faire et formation et l’importance des utopies sociales pour défendre collectivement les droits et les valeurs liés à toute action de production ; ou alors ils dénoncent l’aliénation de l’usine sur les individus, la dureté et la violence de l’apprentissage. Les fictions accompagnent les évolutions de l’industrie et notamment leurs effets sur les ouvriers et notamment la mécanisation qui leur enlève, avec la maîtrise de l’ouvrage, tout intérêt pour la tâche et toute dignité. Au cœur des luttes, les personnages revendiquent de l’instruction, des responsabilités et de meilleurs salaires : des conditions justes pour exercer ce qui constitue au yeux des hommes les sources de survie, de civilisation et de réalisation personnelle. Le travail représente un enjeu littéraire parce qu’il est au cœur des ambitions humaines de comprendre et de maîtriser leur environnement tout en donnant du sens à l’existence. Avec la protection des enfants, la scolarisation des apprentissages professionnels, la littérature pour la jeunesse se modifie, oubliant, comme le rappelle Francis Marcoin dans son introduction, la position de Karl Marx selon laquelle « l’école sans le travail productif était considéré comme une impasse. ». Une réflexion désuète (voire incongrue) pour certains mais familière aux lecteurs de cette revue dont les colonnes rappellent constamment l’urgence d’éduquer les enfants au cœur des enjeux de la société [4].

Quelques univers artistiques sont plus particulièrement étudiés, qu’ils soient éloignés dans le temps (Hector Malot, Charles Vildrac) ou contemporains (Thierry Dedieu pour sa collection « Les métiers quand tu seras grand », publiée au Seuil). À la lecture de ces articles on comprend que le temps n’est pas le seul élément différenciateur : en substituant l’humour au lyrisme, les auteurs contemporains [5] n’ont pas seulement changé de ton, ils ont remplacé les utopies (donc la possibilité d’avenir) par une lucidité séduisante mais peu fertile en propositions (« une dénonciation ironique de notre société consumériste et une réflexion sur le sexisme. », p.118). Parce qu’elle s’adresse à des lecteurs jeunes et plutôt aisés (les autres sont au travail ou n’ont pas accès aux livres), la littérature du XIXe siècle présente souvent le travail des enfants comme une riposte à la malchance sociale (condition d’orphelins, revers de fortune familial), situation éphémère ou secondaire (mais toujours exotique), valorisée pour ses vertus initiatiques ; Robinson Crusoe reste la souche de ces romans de formation qui encensent le développement des qualités individuelles (détermination, courage, probité) et collectives (possibilité pour des êtres différents de se rencontrer, de se comprendre, d’entretenir des liens de fraternité, à condition que chacun reste à sa place ou en gagne vertueusement une meilleure) [6].

Parmi les nombreux sujets abordés dans cet ouvrage, deux projets éditoriaux, éloignés dans le temps et dans les intentions, retiennent l’attention. Le premier présente les défis que s’est fixés la jeune révolution soviétique [7], en 1920, quand, dans un pays qui comptait plus de 70% d’analphabètes, le pouvoir a décidé de financer un département de littérature pour enfants de haute qualité afin de soutenir la réalisation de ses utopies : « Aujourd’hui, écrit Maxime Gorki, un bon livre pour enfants fera bien plus qu’une dizaine d’articles polémiques. » Avec des tirages supérieurs à ceux des adultes (25 000 contre 3 000), cette production, dirigée par Maxime Gorki et Nadejda Kroupaskaïa, pédagogue et femme de Lénine, auxquels sont associés des noms prestigieux (Vladimir Maïakowski, Boris Pasternak...), poursuit des objectifs ambitieux où l’éducation n’est pas séparée de l’art, comme l’illustre cette phrase de Vladimir Tatline : « Il faut transformer le travail en art et l’art en travail. ». Le travail, thème central, met en scène des héros positifs, acteurs du développement industriel et agricole de leur pays, auxquels les jeunes lecteurs sont supposés s’identifier. À la question de savoir si cette entreprise est un échec ou une utopie, Béatrice Michielsen répond : « Du point de vue des arts plastiques et de l’art du livre pour enfants plus particulièrement, l’utopie soviétique a inspiré des œuvres fortes, des albums féconds dont l’énergie et la beauté n’ont pas cessé de rayonner en nous. » (p.58). Elle incite ceux qui voudraient se faire un avis à aller sur le site des bibliothèques spécialisées de la ville de Paris où ces albums, numérisés, sont consultables 8. La seconde expérience concerne la collection des « Bibliothèques de Travail » fondée par Célestin Freinet (qui a rencontré Nadejda Kroupaskaïa), étudiée dans la période allant de 1932 à 2006 par Claude Dumont qui fut coordonnateur des BT2. On sait le rôle de la pratique documentaire dans ce mouvement pédagogique, son intérêt pour les individus (développement de l’autonomie) et la collectivité (construction de points de vue, partage des savoirs, débats nourrissant la correspondance scolaire). On sait aussi la place des enfants dans cette production où toutes « les mièvreries et les niaiseries » sont bannies et où le travail est associé à la formation intellectuelle à une époque où leur séparation divisait les citoyens. Les enfants ne se limitent pas à étudier le travail, ils en vivent les réalités au cœur de leur projet éditorial : organisation, adaptation aux technologies nouvelles, réflexion sur les valeurs liées à la production, dans une ambition pédagogique claire : « L’avenir est à une société sans classe où l’exploitation des prolétaires aura cessé, où les machines modernes auront libéré l’homme des tâches les plus pénibles et les plus dangereuses, où le travail de chacun sera valorisé par son utilité sociale. » (p.109). La fin des BT est objectivement liée aux pressions économiques mais plus profondément due au manque de soutien de l’institution scolaire que l’engagement des enfants dans la production gêne : selon quels critères évaluer des élèves qui passent l’essentiel de leur temps à s’interroger sur la manière dont leur société produit, diffuse et rétribue le travail ? Comment leur faire croire à la vertu de l’effort scolaire quand, au quotidien, tout leur montre les effets des orientations politiques mondiales contre lesquelles Célestin Freinet a proposé une autre école, un autre statut de l’enfant : « Les tenants de l’ultralibéralisme ont imposé leur idéologie et fait évoluer le rapport au travail dans un sens opposé à celui espéré par les défenseurs de la culture ouvrière qui s’était forgée dans les luttes. » ? Des classes associées à l’ICEM continuent de proposer des blogs ou des sites pas seulement ouverts à la consultation mais, espérons-le, à la reproduction. (www.icem-pedagogie-freinet.org)

Toute une partie de cet ouvrage est consacrée à la production éditoriale actuelle (avec des zooms sur certains métiers, étrangement limités aux professions de l’éducation ou de la santé, majoritairement occupés par des femmes dont l’accès au travail reste problématique). Des albums pour les tout petits aux romans pour les adolescents, les représentations peinent à rendre compte de la complexité sociale et à imaginer d’autres univers alors que les effets de la mondialisation ne semblent pas moins inspirants que les débuts de l’industrialisation. Pour les tout petits, même si certaines initiatives éditoriales tentent d’ouvrir l’échantillon des professions (migrants, saisonniers...), même si l’injustice est évoquée (domination patronale surtout représentée dans le monde animal), même si le sexisme est (mollement) dénoncé, l’ensemble privilégie des travailleurs isolés (souvent stéréotypés), liés à des objets (outils, véhicules, uniformes) ou à des impératifs sociaux (éboueurs œuvrant pour l’écologie) dans l’espoir de favoriser des projections et, à terme, des vocations. Face à la pénibilité de certains métiers manuels, l’école demeure une échappatoire, pas un outil de transformation. Pour les adolescents [8], même la science-fiction échoue à imaginer des mondes neufs fondés sur d’autres rapports entre les hommes : « Aucun auteur ne propose une construction imaginaire développant un monde donné comme idéal ou comme meilleur possible dans une visée critique ou réformatrice. Toutes ces œuvres sont des contre-utopies, c’est-à-dire la présentation d’une société imaginaire donnant à voir la dissolution totale de l’individu et la mise en scène d’un pouvoir fort, voire totalitaire. » [9] Les fractures sociales (riches/pauvres, dominants/dominés), radicalisées, sont le fait d’adultes autoritaires exerçant un pouvoir absolu (état policé) sur les individus les plus faibles (déterminations génétiques) dans la sphère publique et privée. [10] La connaissance, apanage des privilégiés, doctrine et outil d’émancipation, « ne se partage pas, elle est le lieu des ségrégations, qu’elles soient d’ordre économique ou intellectuel », p.140). Le travail, moyen de survie et/ou de contrôle domine ces fictions en créant des atmosphères si effrayantes qu’on table sur une réaction de la part des lecteurs pour « espérer que nous pourrions être autres que nous sommes, tout en comprenant que c’est à partir de nous-mêmes et du monde que tel qu’il est qu’il faut toujours travailler. » [11] Pas étonnant que les fins, ouvertes, libèrent des « scénarios possibles » conduits par un héros solitaire « capable de développer ses potentialités face à l’adversité et donc de changer le monde. » (p.146)

On ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage pour ses diverses approches d’un thème qui fait rage dans le monde et occupe si mollement les fictions destinées à la jeunesse. Angoissés par l’avenir professionnel de leurs enfants, touchés dans leur quotidien, les parents évitent les œuvres se référant au travail et les auteurs (les éditeurs) peinent à sortir du milieu scolaire pour scénariser les rapports des hommes entre eux. Le confinement progressif de la production dans l’univers familial et psychologique trahit le désarroi des adultes face à une réalité sociale dont la maîtrise est confisquée par l’organisation mondiale du travail. On sort de cette lecture déçu, énervé, remonté plus que jamais prêt à se (re) mettre au boulot. C’est donc une lecture fertile.

Pour moi, le style – qui n’exclut pas la simplicité, au contraire – est d’abord une manière de dire trois ou quatre choses en une. Il y a la phrase simple, avec son sens immédiat, et puis, dessous, simultanément, des sens différents qui s’ordonnent en profondeur. Si on n’est pas capable de faire rendre au langage cette pluralité de sens, ce n’est pas la peine d’écrire (...) L’artiste du langage est celui qui dispose les mots de telle manière que, selon l’éclairage qu’il ménage sur eux, le poids qu’il leur donne, ils signifient une chose, et une autre et encore une autre, chaque fois à des niveaux différents.

Jean-Paul SARTRE
« Et voilà le travail ! Les représentations du monde du travail dans la littérature pour la jeunesse » (Colloque - CRILJ)

[1Numéros déjà parus : N°1, novembre 2009, Peut-on tout dire (et tout montrer) dans les livres pour enfants ?, N°2, novembre 2010, Album, que fais-tu, que dis-tu ?, N°3, novembre 2011, Littérature du grand large : aventures et voyages

[2De mémoire, les derniers thèmes du salon de littérature et de presse pour la jeunesse de Montreuil ont été et seront : le jeu, les princes et les princesses, l’aventure, les héros...

[3Christa DELAHAYE & Régis OUVRIER-BONNAZ « Les représentations de l’apprentissage des métiers dans quelques romans pour la jeunesse au XIXe siècle », pp.20-39

[4Voir, entre autre, sur le site de l’AFL (www.lecture. org), de Jean FOUCAMBERT, « Les collégiens formateurs dans la cité » (espace collège) ou « Produire ici pour consommer ailleurs », A.L. N°35, septembre 1991

[5La Culotte du loup (Stéphane SERVANT / Laetitia LE SAUX, Didier, 2011), Ma petite usine (RASCAL / Stéphane GIREL, Rue du monde, 2005), Le Canard fermier (Martin WADDELL/Helen OXENBURY, L’école des loisirs, 2003), Le Gentil petit lapin (Michaël ESCOFFIER, Kaléidoscope, 2009), Les Petits mots d’Alfonso (Catherine CHARDONNAY / Renaud PERRIN, Albin Michel, 2008)...

[6Divers Tours de France dont le roman scolaire de G. BRUNO (Le Tour de France de deux enfants, Belin, 1976)

[7Béatrice MICHIELSEN, « Ce que disent les albums constructivistes pour enfants », pp.54- 598.http://bspe-p-pub.paris.fr/Portail/Site/ParisFrame. asp ?lang=FR (Une fois dans ce catalogue, cliquer sur les onglets violets à gauche de l’écran puis sur « collections numérisées », sur « albums pour la jeunesse » et sur « livres soviétiques jeunesse ».

[8Sélection fondée sur les lectures des lecteurs en 2011, notamment dans le cadre de prix littéraires

[9Laurence ALLAIN-LE FORESTIER & Anne-Rozenn MOREL, « Le monde du travail dans les romans de science-fiction pour les adolescents : entre création et tradition », pp.138- 139

[10Les auteurs renvoient à un article de Joëlle TURIN (« La littérature de jeunesse et le adolescents. Evolution et tendance ») accessible sur : bbf.enssib.fr/ consulter/06-turin.pdf

[11Thierry HOQUET, « L’avenir s’invente ici. La science-fiction utopique entre clôture des possibles et pluralité des mondes », Europe, « Regards sur l’utopie », mai 2011, p.239