Langages

« Quand un langage s’impose »

Nadine Le CLÈRE

DES MATHÉMATIQUES DANS UN PROJET DE RENCONTRE DE L’ŒUVRE D’UN AUTEUR

Les enfants de 4 ou 5 ans d’une classe de maternelle ont travaillé sur les albums de l’auteur Philippe Corentin [1], avec l’intention de produire un bestiaire pour la BCD. Ils ont ainsi contribué à la constitution de l’observatoire de l’école comme « un dispositif d’aide à la conscientisation ». Le temps d’immersion dans la vingtaine de livres dure les deux premières semaines. Le matin, la classe est scindée en 2, un groupe reste en regroupement pour des activités de découverte, de tri... où les échanges verbaux sont nécessaires. L’autre en activités individuelles reprend les activités qui ont été menées en collectif autour du projet, pendant ¾ d’heure environ suivi d’une mise en commun : 10min.

L’après-midi, à partir de la 2ème semaine, la classe se répartit pendant un quart d’heure en deux groupes de 6-7 enfants sur la réalisation du bestiaire. Puis, il y a un temps de lecture et de présentation d’album, suivi de débat. Les enfants peuvent consulter librement des albums pendant les temps d’attente (rangement des ateliers, accueil du matin, temps libres des après-midi...). Au bout du compte, le temps moyen par enfant et par jour est de 1h30.

Les découvertes des albums se succèdent avec des lectures parfois suivies de relectures. Dès lors, l’oral s’amorce comme l’expression de premiers constats. Le groupe s’assure de son état d’information et de perception. Il décrit, donne des significations aux sensations. Peu à peu, ces débats provoquent des recherches, du feuilletage exploratoire, l’affichage de commentaires, ces écrits intermédiaires, pour se souvenir, pour faire des liens, où la pensée se réfléchit : l’entrée fouineuse dans l’œuvre. L’exploration libre des albums permet aux enfants d’échanger, de compléter, voire de confronter leur point de vue dans des discussions entre pairs. La complexité de la tâche amène le groupe à trier les livres en manipulant dans un premier temps les albums. Les échanges se font plus exigeants avec la recherche de termes justes. Déjà, les points de vue se croisent, on s’accorde sur ce qui se différencie ou se ressemble, sur ce qu’on peut laisser de côté.

La recherche de l’efficacité et du confort enclenche l’idée de travailler avec leurs étiquettes-titres. La taille des livres rend difficile la lecture de cette nouvelle représentation de nos recherches. Nous recommençons avec les images des couvertures. On quitte l’objet pour travailler avec sa représentation. Le matériau du projet se transforme. Les actions de comparaison, de différenciation puis de classement se développent. Ces opérations mentales, agissant sur la pensée « sauvage », pour reprendre Goody, lui accordent un agencement pour construire un point de vue différent sur l’expérience.

La parole, comme un travail d’écriture opère un premier défrichage. Cette langue qui permet la communication, dès lors qu’elle sort du discours pour construire dans le dialogue, devient langage. On arrête des critères, on sélectionne, on retient des constantes, on ordonne, on classe ou on catégorise tout comme dans le langage mathématique.

Dans un premier temps, les notes sont organisées de manière spontanée en colonnes. Cette forme de raisonnement abstrait renforce le classement et la comparaison des observations. Une logique s’installe, le groupe a une vision différente de son ouvrage. La manipulation, le pétrissage du matériau a opéré, comme un travail d’écriture, un déplacement de point de vue du groupe sur son projet, son intention de départ. Ainsi, les opérations intellectuelles soulevées par le travail du langage oral sont remplacées et englobées par celles, spécifiques, du langage écrit. Le groupe se dote progressivement des moyens de conscientiser l’apprentissage, de théoriser dès la transformation commencée. Il rejoint l’intention de l’enseignante de ne plus être que de simples auditeurs d’histoires, de se construire un regard critique et d’enrichir ses références culturelles. Le groupe s’inspire désormais de l’univers de l’auteur, de son style et de son humour pour produire une sorte de pouvoir sur la production écrite et devenir lecteur [2].

Il s’est avéré que les listes permettaient de classer les albums par personnage. Et les enfants se sont intéressés aux interactions entre les protagonistes : qui rencontre qui et dans quel album ? Là, les listes n’étaient pas efficientes. Alors le groupe s’est essayé au tableau à double entrée mais l’outil n’était pas satisfaisant non plus. En effet un personnage peut se trouver dans plusieurs albums et, en même temps, dans un album se rencontrent plusieurs personnes. Alors l’enseignante se souvient des « maths modernes » et relance la manipulation en utilisant les concepts d’inclusion, d’exclusion en matérialisant les ensembles de documents par des cerceaux, un cerceau par personnage.

Après avoir cherché quels personnages se rencontraient, le groupe a placé, après de nombreux tâtonnements, les cerceaux les uns par rapport aux autres. Puis les albums ont pris leur place. Le langage oral et les outils mathématiques sont utilisés pour élaborer des solutions à une question.

Le groupe s’est alors efforcé de schématiser le résultat de sa manipulation. La représentation vise alors à « symboliser » les objets et les actions. On s’éloigne de l’image en la joignant à l’action. On opère le passage du concret à l’abstrait. L’accès à un certain degré d’abstraction permet une communication rationnelle avec soi ou/et avec les autres. On quitte l’action et l’image pour approfondir le travail de la pensée.

Les enfants ont utilisé un langage supplémentaire, ils ont, d’une certaine manière, écrit en disposant des cerceaux puis des vignettes-couvertures puis réécrit pour trouver la meilleure organisation des ensembles, et ensuite ils ont fait une première lecture : croisement des personnages (réponse à la question de départ). En observant les enfants l’enseignante a remarqué qu’ils en ont aussi réalisé une seconde lecture, de manière spontanée, ils ont vu certaines choses qu’ils n’avaient pas vues auparavant et qu’ils ne recherchaient même pas : ► Les loups et les souris ne sont jamais des personnages isolésLes loups, les humains et les souris ne sont jamais ensemble ►Les humains apparaissent dans de nombreux albums (12 fois)La grenouille est un personnage que l’on retrouve dans de nombreux albumsCertains personnages n’apparaissent jamais seuls : les lapins, les merles, les grenouillesLes personnages se croisent beaucoup chez les animaux ►Les humains ne croisent jamais les lapins, les cochons, les escargots et les merles.

Les enfants n’ont évidemment pas pris connaissance des signes d’inclusion, d’exclusion, d’appartenance. Une connaissance fonctionne d’abord comme un outil permettant d’élaborer des solutions, avant d’être identifiée comme objet pouvant être étudiée pour lui même, notamment dans son fonctionnement et ses relations avec d’autres objets de connaissances. Les mathématiques ont été un outil de pensée permettant des opérations intellectuelles spécifiques répondant à un problème spécifique.

Plus tard, le groupe a visionné un film [3] montrant une autre classe de maternelle en activité autour d’un album de l’auteur. Les enfants ont été absorbés par la projection, ravis de retrouver l’univers dans lequel ils évoluaient depuis plusieurs semaines. Ils ont lu le titre au début du film avant de voir l’album ! Ils ont reconnu l’album Mademoiselle sauve-qui-peut et ils ont fait le parallèle avec Patatras !, et la présence des lapins et le terrier (ce n’était jamais sorti).

L’aventure s’est terminée par une réunion avec les parents de la classe pour une présentation du déroulement du projet et du bestiaire, les affiches créées lors de son élaboration étaient exposées. Chaque famille est repartie avec un exemplaire, les parents ont été surpris et satisfaits de ce qu’ils ont découvert. Peu de temps après, certains parents m’ont rapporté que leur enfant était plus curieux des écrits qui les entouraient et leur demandaient de les lire ou de les écrire. Un exemplaire du bestiaire a été exposé à la BCD avec une affiche informant les autres classes de son contenu et de sa « création », certains collègues m’ont demandé un exemplaire personnel, d’autres ont eu envie de mener des projets identiques...

Ce projet par l’intensité, l’implication et l’intérêt qu’il a suscité, a permis au groupe de vivre plus sereinement qu’auparavant

« Quand un langage s’impose »

[1L’expérience est relatée dans un livre, le troisième de la série L’observatoire des écrits : « Rencontre d’un auteur ou le regard en surplomb », AFL.

[2Pour reprendre Jean Foucambert, « Contre la pastorale qu’y a-t-il ? » Question de lecture, Retz, 1985.

[3« Arrête des clowneries », film réalisé par Jean-Christophe Ribot, sur une idée d’Yvanne Chenouf, une coproduction Association Française pour la Lecture / Tumulte production