Dossier L’habitat, SON habitat... le comprendre, l’investir, y agir... l’habiter !

« Le projet-action »

Alain DÉCHAMPS

Lorsqu’une école ou un collège s’engage dans un projet de production d’un journal ou d’un blog, les intentions et les représentations des enseignants, à la fois sur la notion de projet et celui de journal, se réfèrent à des modèles pédagogiques préexistants : le projet va se monter avec l’idée d’un réinvestissement de compétences préalablement acquises par les élèves ou comme révélateur de manques qu’il faudra combler ; le journal s’inscrira dans l’idée que les élèves vont écrire par plaisir (avant d’avoir du plaisir à écrire, ne faut-il pas avoir des raisons d’écrire ?) parce qu’ils auront le plaisir (?!) de voir leur nom inscrit au bas d’une page... Si aucune ligne « éditoriale » n’est définie, on y trouvera des reportages (bien souvent sur l’écologie ou sur l’Afrique !), des comptes-rendus de visites, des poésies, des histoires, des jeux, et quelques fois des critiques de films, etc. On aura peut-être aussi comme objectifs d’éduquer les élèves aux médias. Coups de gueule, analyses et critiques de ce qui se vit, se lit (les textes à lire dans la classe, dans le collège, dans le quartier), propositions de transformation du quotidien ne trouveront pas leur place.

Avec le Journal de l’habiter, c’est un changement de perspective que nous voulons effectuer : créer avec les collégiens un journal qui correspondra à la nécessité d’intervenir dans le quartier pour analyser et comprendre comment « l’habiter » s’inscrit dans un moment historique et dans « l’économie générale » du monde, de la ville et de la vie, dans la vie quotidienne de ce qui se fait ici et ailleurs et qui nécessite de rencontrer des professionnels, de partager analyses et propositions avec d’autres collégiens...

De nombreux écrits publiés dans les Actes de Lecture sur les projets et les journaux (voir en particulier le journal de quartier produit par des collégiens, des professeurs et des parents à Romainville en Seine-Saint-Denis) [1] ont souligné en quoi « il s’agit d’un projet de production réelle dans, vers et avec d’autres agents sociaux. Cette perspective épistémologique considère nécessairement le projet comme lieu et processus de l’élaboration du savoir, lequel est alors défini comme ce qui se transforme chez l’individu par son entreprise d’agir sur le monde pour le transformer, dans le refus de séparer travail productif et travail intellectuel, dans la conscience de la différence entre connaissances qui se transmettent et savoirs qui s’élaborent et dont la nature et l’effet vont dépendre de la situation dans laquelle ils sont produits. » [2] Et ces situations sont multiples aussi bien dans une école, un collège qu’une médiathèque ou un centre de loisirs.

Un projet-action : le journal d’une médiathèque de quartier

Une cité composée de barres d’immeubles de cinq à dix étages. L’ouverture d’une toute nouvelle médiathèque en son milieu, occupant désormais un ancien lieu de jeux des enfants. Une école produisant depuis dix ans un bimensuel. Et aujourd’hui une classe-lecture [3] ; et l’idée, proposée au directeur et à la municipalité, de produire la plaquette de la médiathèque. Refusée. Nouvelle proposition : publier et diffuser le numéro 0 du futur journal de la médiathèque. Acceptée...

Ce sont donc des enfants, peu familiers avec une médiathèque, accompagnés par un groupe d’adultes (quatre enseignants, quatre parents) qui vont devoir mener à bien ce N°0 dans un temps limité, celui d’une classe-lecture. Et durant tout le déroulement du projet-action, le circuit-court [4] (écrits quotidiens lus et débattus en grand groupe) va permettre de comprendre, de prendre de la distance, de voir autrement et de transformer ce qui se vit et se fait.

Tout commence par une négociation entre les membres du groupe sur la faisabilité de l’action et sur les attentes des destinataires : tous les habitants du quartier (parents, commerçants, écoles, collège, maison de retraite, crèche, clinique, maison de l’enfance, maison de quartier, associations) identifiés à la fois par leurs fonctions sociales et par les lieux qu’ils sont susceptibles de fréquenter.

Le projet-action s’inscrit donc dans la globalité et la complexité. Ses objectifs évolueront au fur et à mesure de son déroulement : ils seront soumis à des questions de cohérence et à la capacité du groupe de réagir à des situations problématiques, à l’interdépendance de différents paramètres non initialement envisagés. Avec ce journal de la médiathèque, quel est notre but ? Voulons-nous informer ? Convaincre ? Transformer ? Changer quelque chose ? « Il faudrait aider les gens à vouloir déjà ce qu’ils vont rencontrer à la médiathèque ». Des objectifs liés au statut de l’enfant vont être évoqués : « aider les adultes à nous voir autrement, dire aux adultes tout ce qu’on est capable de faire ; et d’ailleurs le prouver. » Part indispensable d’optimisme. Écrits différents ; photos ; logo ; horaires ; listes ; schémas...

Le projet-action s’oppose à la division du travail. Il n’est pas une suite d’opérations préalablement répertoriées qui, « une fois séparées, isolées et rendues indépendantes », nécessiteraient que les élèves soient « divisés, classés, et groupés d’après les facultés qui prédominent chez chacun d’eux » (selon des compétences qui seraient préalablement identifiées par les adultes et qui sont bien souvent intégrées par les élèves eux-mêmes). Le projet-action (et donc sa réalisation finale) est une suite d’actions qui répondent à des situations problématiques, situations liées entre elles et nécessitant une réflexion, une pensée à chaque fois différente (collective mais aussi individuelle). Ces différentes actions sont menées par une ou plusieurs personnes, le plus souvent volontaires, qui les gèrent dans leur globalité. Toutefois, chacun sait qu’il peut compter sur le grand groupe s’il n’arrive pas à faire face (seul ou en petits groupes) à la situation.

Commence alors l’organisation du travail en tenant compte de l’échéancier : par quoi devons-nous commencer ? Qui va faire quoi ? Quelles personnes devons-nous contacter (« la personne qui mettra en page ; des photographes professionnelles ; le personnel de la médiathèque ; etc. ») ? Comment et quand allons-nous le distribuer ? Les priorités pour démarrer sont définies : « visiter et prendre des photos de la médiathèque, prendre contact avec le personnel (pas la peine d’écrire, cela se fera lors de la visite), mener une enquête dans le quartier et donc préparer un questionnaire, chercher s’il existe d’autres journaux de médiathèques, etc. »

La visite de la bibliothèque :

Pour les enfants, les raisons de se rendre dans une médiathèque peuvent être regroupées en trois groupes : 1. des raisons scolaires « La médiathèque est utile pour apprendre à lire, aussi pour ceux qui savent déjà lire et qui veulent s’entraîner... Je pourrai apprendre l’orthographe des mots... y faire des dictées avec ma sœur. Je pense venir parfois pour faire me devoirs... » 2. des raisons de lecteurs « ...y faire des recherches sur ordinateur, lire des livres, les emprunter pour les lire chez moi ou pour chercher le nom d’un auteur... regarder des documentaires animaliers ou regarder des tas d’autres choses à lire comme des BD, des contes de fées... J’aimerais aussi venir avec ma petite sœur pour lui lire des livres qui l’intéressent... » 3. des raisons ludiques « J’espère qu’il va y avoir des jeux de société, des jeux de cartes... jouer aux jeux vidéo, écouter des CDs...Avec toutes ces salles, on dirait un labyrinthe... J’aimerais y jouer à cache-cache... Je voudrais y faire la fête, car c’est spacieux ; on dirait un palace. » Et comme pour répondre aux premières raisons : À la médiathèque, j’oublierai l’école, ça me fera des vacances !

Connaître les attentes et les réactions des destinataires

Les questionnaires ont été élaborés par un groupe de huit enfants. Quinze questions ont été posées : trois concernant le lieu et son architecture ; cinq sur ce que la médiathèque pourrait proposer comme activités ; quatre sur l’éventualité d’une fréquentation ; quatre sur les pratiques de lecture. Pour chaque questionnaire, il fallait marquer si la personne interrogée était un enfant, un adolescent ou un adulte.

150 questionnaires diffusés dans différents lieux du quartier. Quelques réactions : « Nous avons été bien accueillies à la maison de retraite, mais la crèche semblait déserte. » « Certaines personnes étaient polies, mais d’autres ne l’étaient pas (Désolé, je n’ai pas le temps.) Il a fallu que nous rajoutions des questions par rapport à l’emprunt des DVD et des CD. Beaucoup voulaient que la médiathèque se déplace pour qu’il y ait des échanges avec les écoles, les collèges, la maison de retraite, les espaces de proximité et la clinique... » Les réponses ont été triées, classées et exprimées en pourcentage.

Avant la classe-lecture et sans connaître la réponse du directeur et de la municipalité, les enfants avaient écrit à différentes médiathèques afin d’obtenir leurs plaquettes. Ils y ont cherché ce qui pouvait être utile pour le journal : les raisons de fréquenter une médiathèque, les renseignements pratiques, les inscriptions et le prêt, les aides pour chercher, les animations. Afin de donner des conseils dans le journal, un groupe s’est chargé d’interviewer des enseignants et des « visiteurs » sur leur pratique de lecture. Les questions concernaient le choix d’un livre (pour soi-même ou son enfant), la manière d’aider son enfant dans ses choix, et l’utilisation de la presse et des revues. « Les adultes ont la même manière que nous, les enfants, pour choisir des livres. Eux aussi regardent le résumé, eux aussi feuillettent les pages. En gros, il n’y a pas beaucoup de différence... »

Qui lit quoi ? « Les livres intéressants pour les bébés sont les livres en couleur, car cela leur fait découvrir et apprendre des nouvelles choses en s’amusant... Les femmes aiment plutôt les romans, les histoires d’amour, les hommes, eux, aiment l’action, la guerre... Les livres intéressants pour les garçons sont les livres d’action ; pour les filles, ce sont les romans d’amour... Les personnes choisissent les livres en fonction de leur personnalité et de leurs centres d’intérêt. Mais on peut tout à fait lire un livre qu’on n’aime pas pour améliorer son travail... ».

Des photos pour le journal :

Deux professionnels de la photographie (un photographe privé et le photographe de la mairie) sont venus débatte avec les enfants et les adultes à partir de douze photos prises par les élèves et sélectionnées par des adultes... [5] « On prend des photos pour montrer ce qui se passe dans la vie... C’était intéressant très intéressant d’avoir les conseils de professionnels. Maintenant, je sais qu’on peut recadrer et même effacer des choses sur une photo pour qu’elle soit plus belle. ».

C’est ainsi qu’un certain nombre de photos ont pu être « retravaillées » par les élèves.

***

Cet exemple de projet-action montre bien que le projet englobe l’action elle-même. Il n’y pas de savoirs indispensables qui seraient préalables à l’entrée dans l’action, mais c’est dans et de l’action que les savoirs vont se construire en modifiant aussi bien l’individu que le groupe, action qui nourrira réflexion et théorie, lesquelles infléchiront en retour l’action et le résultat du travail. Ainsi, le projet-action nécessite de se projeter dans l’avenir et son aboutissement ne sera jamais celui imaginé au début. Il nécessite de mettre de la cohérence dans l’utilisation des différents langages utilisés pour organiser la pensée et la réflexion collective dans les temps de retour sur le fonctionnement du groupe, dès lors que des situations problématiques surgissent. Transformation de soi et des choses, donc de ce sur quoi, pour quoi et comment on agit. En retour, transformation du regard que les adultes ont sur ce que les enfants accomplissent dès lors qu’ils produisent à l’école pour, dans et avec leur environnement.

C’est bien aussi parce qu’il est limité dans le temps que le projet-action va nécessiter une planification, non pas, une planification préalable, mais une planification « exécutée » au fur et à mesure (au jour le jour) de l’avancée de l’action (certains aspects de l’action seront abandonnés et leur abandon donnera peut-être lieu à de rudes débats) ; une limitation dans le temps qui permettra au groupe de réfléchir, suite à la réalisation finale (ici, la distribution du journal sur le marché, dans la supérette, à la clinique, dans les maisons de quartier et dans la rue), à ce qu’il a pu réaliser (le résultat de son action par rapport à l’objectif et sur les résultats de son action dans l’entourage immédiat), comprendre le fonctionnement du groupe et des individus, ce qu’il a mis en œuvre, ce qu’il a découvert et appris. Fort de tous ces acquis, le groupe (et les individus le composant) va pouvoir se lancer dans un nouveau projet-action.

« Le projet-action »

[1A.L. n°115 (juin 2011). Des écrits à Romainville (en particulier tout ce qui concerne un journal de quartier produit par un collège). Françoise Boulinguet-Laurent et Alain Déchamps. Voir les journaux : n°1 n°2 n°3 n°4 n°5 n°6.

[2Rapport de recherche « Des centres de classes-lecture ».

[3A.L. N°53 (mars 1996). Le cahier des charges des classes-lecture.

[4A.L. N°99 (septembre 2007). Du circuit court au blog interne. Alain Déchamps.

[5lire la retranscription du débat sur le site de l’AFL