Politiques de Lecture

« Vers la production émancipatrice »

Michel PIRIOU

« L’acte de lecture est un outil primordial sans lequel nul
accès au monde n’est possible
 »

(André Canonne)

« Aux livres, citoyens ! » est un projet initié par deux associations d’éducation populaire (Le Centre d’Action Laïque de la Province de Liège, les Territoires de la Mémoire) et la Bibliothèque Centrale de la Province de Liège réunissant une centaine d’associations locales [1]. Les partenaires ont tracé les contours de ce qui sera un dispositif d’actions citoyennes autour du livre, de la lecture, de l’écriture, de l’oralité comme vecteurs d’émancipation individuelle et collective. Dans la deuxième édition, ils font l’évaluation de leur année d’actions et de réflexion. Michel Piriou est sollicité, avec trois autres « observateurs », pour apporter son point de vue.

D’emblée, je me joins au cri de ralliement brandi en quatrième de couverture de l’ouvrage collectif [2] « Aux livres, citoyens » qui se veut une posture offensive, celle d’une reconquête : ... faire en sorte que le lecteur-citoyen entretienne avec l’objet livre et avec les textes un pacte actif, un pacte porteur de changement social, d’émancipation, d’engagements.

Et je me réjouis que tout un secteur socioculturel se mobilise depuis l’éducation permanente, la lecture publique, les centres culturels et la réinsertion socioprofessionnelle. Et, sans doute aussi, l’école.

Je comprends la nécessité de faire le point parce que les chantiers se sont succédé, l’information s’est accumulée, parce qu’il faut rendre des comptes et aller de l’avant. C’est avec cet état d’esprit que je fais ma lecture de l’évaluation de Waremme [3] et que j’ai relu l’ouvrage collectif précédant. Et comme j’y trouve tous mes ingrédients, je suggérerai ma démarche.

Je conviens qu’un bilan ne peut se satisfaire de nombres, de cases remplies, de formulaires même élaborés de manière transversale et qu’un questionnaire peut avoir peu de sens pour les participants. Pour ma part, je considère que l’évaluation est la mesure d’un déplacement de point de vue. Qu’il soit professionnel ou « public visé », l’acteur n’a pas la même représentation des choses à l’orée du projet qu’à son issue festive. Seul l’acte d’écrire, parce qu’il pose la pensée et permet son pétrissage, est de nature à faire progresser l’individu et le groupe dans la réflexion. Pour reprendre la formule de Marie-Anne Hugon, si « Aux livres, citoyens » est une écriture multi voix, elle pourra devenir celle des citoyens en action.

La question du statut

L’ouvrage pose ici plusieurs problématiques au travers de l’écriture collective des pratiques d’évaluation associant les publics par les professionnels de différents champs. Ce groupe de partenaires institutionnels exprime la volonté de peser à la fois le partenariat et l’implication populaire. La question lancinante de l’engagement des publics, et c’est l’objet de mon analyse, est voulue comme un enjeu, une nécessité démocratique de reconnaître aux gens la possibilité et la capacité d’intervenir dans les décisions de projets culturels qui les concernent. La note de bas de page du chapitre 1 temporise : La question ici soulevée n’est pas d’associer les publics à l’élaboration méthodologique et à la réalisation du processus d’évaluation, mais de les associer aux futures décisions des projets à venir à partir de leurs expériences passées lors des projets communs. Plus loin, on rappelle comme un objectif fondamental : Plus que des questions, c’est probablement la présence des publics concernés ou des institutions que touchent ces publics lors de la construction, de l’élaboration des projets qui est gage de réussite [4]. La présence suffit-telle à l’implication ? On aborde ici la question du statut, celui lié à la compétence ou à la reconnaissance sociale, celui qu’on accorde ou qu’on ignore, celui d’acteur ou celui de spectateur, celui qui est rémunéré et celui qui ne l’est pas... En effet, à ce niveau, ouvrir aux publics la possibilité de s’exprimer sur les décisions des projets culturels qui les concernent, c’est faire le pari démocratique qu’ils en ont la capacité, c’est s’organiser pour qu’ils en aient la possibilité... mais c’est aussi et peut-être surtout accepter de faire « bouger les places ». Le public n’est plus uniquement le destinataire des projets, il en devient potentiel porteur... Faire bouger les places, c’est aussi faire bouger les places de chacun, de chaque dimension (personnelle, professionnelle, institutionnelle...) qui intervient dans le projet. En clair, si les publics disent qu’il faut travailler la question du logement et proposent des modalités concrètes pour le faire, ils deviennent bien potentiels porteurs. Et de se rappeler qu’on agit et apprend que dans les limites autorisées par le statut qu’on s’octroie. Dès lors qu’on est reconnu dans le statut de producteur citoyen, on se met en capacité d’agir dans le groupe. Cette vérité émerge chaque fois que l’ASBL CCE de Ferrières [5] accueille des enfants en classe lecture. Les capacités de chaque individu vont se développer dans le mouvement du groupe et l’entre aide mutuelle nécessaire. Les limites symboliques se déplacent : d’expert, l’animateur devient apprenant et le stagiaire devient expert... [6] Les professionnels ne sont plus dans la situation de proposer des animations mais de contribuer à la réussite du projet.

L’individu, comme le groupe, construit aussi des savoirs et des savoir-faire dans l’exercice de ses responsabilités, de la citoyenneté. Le statut précède le savoir. C’est dans le développement de son pouvoir sur lui et sur le monde que chacun rencontre l’écrit et développe ses compétences de lecteur. Une politique de la lecture, et plus généralement, une politique éducatrice, qui ne s’appuie pas sur ce rapport entre le pouvoir et l’écrit n’offre aucune des conditions qui autorisent cette rencontre. « J’écris parce que l’erreur, la dégradation et l’injustice ne doivent pas avoir raison. » [7] Je me souviens de parents d’élèves d’un quartier très « défavorisé » qui, décidés à montrer aux enfants leur attachement à l’écriture, ont produit un magazine trimestriel. Pour symboliser leur saut dans l’écriture et la nécessité de réagir à leur quotidien, ils appelèrent leur revue « PASSAGE ». Ces acteurs de transformation se sont mis à exister autrement qu’en étant « intégrés ».

Cultiver l’intention de produire

Sans doute, faut-il revisiter quelques objectifs énoncés et tenter d’en faire des moyens ? Parce que, dès lors que les professionnels souhaitent que les gens se prennent en charge, qu’ils s’engagent dans l’action citoyenne, il est opportun de commencer par susciter des moments d’échanges et de rencontres autour de questions sociétales, de favoriser la capacité d’agir, de participer activement à la vie sociale, économique, culturelle et politique, et, les partenaires l’affirment, encourager la participation active des personnes par des dispositifs qui suscitent leurs questions, font émerger leurs représentations, et articuler les représentations individuelles à un rapport au savoir plus collectif (mettre en lien les idées, les gens, les partenaires, ...)...

La démarche que je propose ici, pour un groupe constitué d’un public et de professionnels de différentes institutions, est de soulever une situation insatisfaisante en prise avec l’actualité et les préoccupations spécifiques locales, une problématique à résoudre, l’intention de produire [8] pour interpeller la communauté et proposer des solutions. La question de l’inégalité entre les hommes et les femmes par exemple, arrêtée par les partenaires de Waremme, ne manquerait pas de surgir ; et les questions d’emploi, de logement... Cette situation de confrontation aux rapports sociaux mène ainsi à une Action de Transformation Sociale. La création de casques de chantier en papier mâché est sûrement une des réponses, elle peut mener à la manipulation de différents « matériaux » : de l’oral, de l’écrit, du dessin, de l’image photographique, et pourquoi pas de la danse, du théâtre, une discussion, la fabrication d’un objet. La réalisation du projet opère la transformation de ce matériau, cette chose, cette idée. On ne comprend que ce qu’on transforme [9]. J’ajoute l’idée de « cultiver, au-delà de l’esprit critique, l’esprit d’engagement tenace ; au-delà du sens de l’adaptation, la volonté de création ; au-delà de l’aide à la réflexion, l’aide à la décision. Cette aptitude à multiplier les systèmes de références et les points d’impact peut s’appeler culture » [10].

Faire du lien entre développement intellectuel et activité de production ne peut se suffire de production d’objets même symboliques. La production, pour reprendre la pensée de Jean Foucambert [11], doit être entendue comme un travail appliqué dans le corps social et qui se trouve ainsi confronté directement à ce qui se joue dans les rapports sociaux. La production implique la confrontation entre le producteur et la matière sur laquelle il intervient, ici les pratiques sociales de rapport à l’écrit par exemple, celles-ci résultant des rapports de domination, de la séparation entre travail manuel et travail intellectuel, du statut de chacun dans un dispositif social hiérarchisé et inégalitaire. Intervenir pour transformer le partage de la maîtrise d’un langage qui est outil de théorisation et de mise en système, c’est rencontrer les principes sur lesquels reposent les rapports sociaux de productions, c’est rencontrer les raisons pour lesquelles, bien qu’alphabétisés, la grande majorité des habitants sont exclus d’un rapport expert à l’écrit.

Le travail d’acculturation

L’Action de Transformation Sociale, pour démarrer, s’appuie sur l’existant dans le but de le faire évoluer, le transformer et comprendre. Produire consiste aussi à modifier son environnement. D’une certaine manière, elle s’apparente dans son fonctionnement à un dispositif de recherche action avec ses aller-et-retour entre la pratique et la théorie. On prendra ce dernier mot au sens premier de Théoros, le point de vue.

L’action et le retour réflexif ne doivent jamais se détacher de la réalité sociale et économique du monde tel qu’il est. Cette contextualisation s’effectue par le rapport aux médias et à la Lettre, la bibliothèque. L’identité culturelle de l’individu comme de son groupe s’enrichit peu à peu, toujours plus à même de résonner avec l’écriture des langages : l’acculturation. Les visites d’exposition et les ciné-débat concourent... aussi. Lire, c’est toujours une activité qui trouve sa signification parce qu’elle est inscrite à l’intérieur d’un projet.

L’ATS met le groupe en continuelle recherche d’informations. Il enquête, interviewe, sonde, dans son environnement, avec les médias, met en réseau les textes qu’il rencontre. « Chacun de mes livres est pour moi l’élément d’un ensemble (...) la vérité que je cherche n’est pas dans le livre mais entre les livres : il faut lire les différences, il faut lire comme on lit ‘entre les lignes’... » [12].

Yvanne Chenouf [13] montre que le roman peut être un opérateur essentiel dans l’interrogation des valeurs dites communes pour sortir les inégalités sociales de la fatalité où l’économie, la morale, le pouvoir les installent. En se mettant à la place des personnages, en comprenant leurs raisons, le lecteur prend de la distance avec ce qu’il a coutume de tenir pour vrai ou pour juste, il peut réviser certaines opinions ou certains comportements hérités en prenant conscience de leurs effets sur autrui. Même le récit fictionnel de la littérature de jeunesse joue ce rôle. Les albums, conduisent, avec humour, à comparer par exemple, les effets d’un changement de domination (masculine, féminine). Par leur dimension éthique, les œuvres ont le pouvoir de donner la parole à ceux qui en sont privés par les forces sociales (école, église, état). Désormais, la lutte des filles pour l’égalité a remplacé celle des garçons miséreux qui, au XIXe siècle, se libéraient en libérant la nation (Gavroche, Jacquou...).

Les apprentissages se font par l’action et la confrontation aux rapports sociaux. Même les contes de fées, de mille manières différentes, délivrent à l’enfant « que la lutte contre les graves difficultés de la vie sont inévitables et font partie intrinsèque de l’existence humaine, mais que si, au lieu de se dérober, on affronte fermement les épreuves inattendues et souvent injustes, on vient à bout de tous les obstacles et on finit par remporter la victoire. » [14]

On devient lecteur pour se représenter le monde, le penser, le transformer, à l’intérieur de communautés hétérogènes « dialoguantes ». L’écriture accompagne la lecture, permet d’exercer un pouvoir d’acteur non limité au rôle de consommateur. La commune est le terrain privilégié de cette initiation : là, sur l’espace démocratique, se produisent et se diffusent des opinions, des utopies, autant d’entreprises citoyennes qui, dans la diversité des âges, des conditions, des intérêts, s’emparent de l’écrit pour confronter leurs regards, alimenter projets et débats. C’est à plusieurs qu’on apprend à lire tout seul dans une subjectivité socialisée.

Dans ce cadre, la littérature joue un rôle particulier grâce à des atouts propres : pouvoir d’exploration (situations réelles et perspectives), pouvoir de mise en cohérence, grâce à la nature référentielle de l’écriture qui n’isole ni avis, ni intentions, ni émotions mais se construit sur leurs relations profondes. Être lecteur de littérature permet de réunir de la matière pour sa libre expression. C’est dans ce contexte que des institutions comme l’école, la bibliothèque, le centre de loisirs ont leur intérêt : pour faciliter les actions intellectuelles des individus.

Propos sur les langages

Les définitions des mots « langue » et « langage » dans les dictionnaires tournent autour de l’idée de communication de la pensée. Ici, je ferai une distinction plus nette en laissant l’expression à la langue et en considérant le langage comme un outil de penser. Les mathématiques, la peinture, la lecture, la photographie..., sont des langages chacun montrant ce que les autres ne saisissent pas du monde.

Les langages sont des outils dont l’humanité se dote, qu’elle crée et qu’elle fait évoluer comme moyens de construire des modèles, des systèmes d’analyse, d’interprétation du réel. Le témoignage qu’on pourrait en donner c’est celui que donne l’astrophysicien Hubert Rives en disant qu’on peut toujours parler du Bing Bang avec le langage oral pour aider à imaginer un peu ce que c’est, mais ce phénomène n’est compréhensible qu’à travers les langages qui ont permis de le penser, de le construire comme un événement. Je peux raconter « Madame Bovary », mais ce que dit Flaubert, c’est ce qui résulte de ce travail d’écriture au-delà d’une histoire somme toute banale.

Dès l’entrée dans un projet de production, dès l’engagement dans une situation problématique, la manipulation du matériau à disposition convoque entre autres et probablement en premier le langage oral. Le groupe s’assure de son état d’information et de perception. Il décrit, donne des significations aux sensations. Il recherche les termes justes, croise les points de vue, s’accorde sur ce qui se différencie ou se ressemble, sur ce qu’on peut laisser de côté. La parole, comme un travail d’écriture, opère un premier défrichage. Cette langue qui permet la communication, dès lors qu’elle sort du discours pour construire dans le dialogue, devient langage. On arrête des critères, on sélectionne, on retient des constantes, on ordonne, on classe ou on catégorise tout comme dans le langage mathématique.

Le groupe est amené à prendre des notes (individuellement, en commun, ou les deux), à garder des traces, des fils de pensée qui constitueront le tissu, le texte, que nécessite la réalisation du projet. Ces éléments de dialogue, pris dans la dimension temporelle de la parole, puis, installés dans l’espace à deux dimensions de la feuille de papier, deviennent de la pensée à pétrir. Il s’agit de passer d’un état encore « sauvage » à ce qui deviendra un espace organisé par une raison, graphique. Les opérations intellectuelles soulevées par le travail du langage oral seront remplacées et englobées par celles, spécifiques, du langage écrit. Ainsi, le groupe se donne les moyens de conscientiser son activité productive, de théoriser dès la transformation de son matériau commencée...

Deux mots de l’écrit. Du langage écrit.

Le niveau du rapport à l’écrit dans un pays [15] s’évalue à travers les usages qui en sont faits dans le fonctionnement, attendu et effectif, des multiples aspects de la vie économique, politique, culturelle, citoyenne, personnelle de chaque individu. Il s’agit de faire évoluer le recours à l’écrit comme composante revendiquée de tout travail, dans l’entreprise, dans toute activité, dans la vie associative, dans l’accès à l’information, dans les relations citoyennes, dans les loisirs, dans la formation continue, et donc mettre en œuvre une politique volontariste quant à l’exigence, dans le quotidien de tous, du recours à l’écrit intégré comme outil de pensée et langage de la raison graphique. En d’autres termes, pour réduire la division entre travail manuel et intellectuel, il s’agit de reconnaître et de renforcer pour tous la nécessaire composante intellectuelle de toute activité en revendiquant l’usage des différents langages comme outils de théorisation de la pratique : l’idée de formation permanente.

Tout groupe doit pouvoir s’engager dans une activité de production semblable à celle qu’il pourrait envisager dans le réel du corps social. Et c’est concevable si chaque membre du groupe se perçoit effectivement comme un acteur social à part entière, un être en formation permanente. L’acte de produire entraîne l’activité d’écriture. « J’écris pour explorer ce que je ne sais pas penser ». [16] L’écrit en Circuit-court [17] est ainsi un travail quotidien de textes qu’un groupe de vie élabore pour lui-même comme instrument de compréhension et d’analyse de ce qu’il vit. Sa diffusion limitée au groupe est systématiquement accompagnée de moments de débats réflexifs. Le retour immédiat des écrits au groupe place la personne en situation d’intérêt et d’appétence pour l’écrit. C’est un révélateur de l’évolution de son statut dans sa participation au projet. Le circuit court se compose lui-même de plusieurs rubriques : autour de la vie et du fonctionnement du groupe, de son action, de son rapport avec la Lettre (l’acculturation) et de la contextualisation au monde par la connaissance de l’actualité.

C’est parce qu’on a utilisé l’écrit pour penser qu’on a matière à évaluer. « Je crois qu’on pense à partir de ce qu’on écrit, et pas le contraire » [18]. Ce tissage progressif révèle au jour le jour, comme les traces de la genèse du projet, les déplacements de points de vue de l’individu et du groupe. C’est en cela que lecture et écriture sont vecteurs d’émancipation.

Poids et mesures

Dès lors que chacun se sent investi d’une responsabilité dans le projet du groupe, nul besoin de se préoccuper de l’implication. L’évaluation, au sens académique, prend une autre forme. Le groupe échappe à la Question et se prend en charge lui-même au service de son efficacité avec le souci de chaque individualité. C’est parce que nous sommes tous dans le même train, que chacun avance, même ceux qu’on pense être dans le dernier wagon. L’écriture (et particulièrement le dispositif du Circuit-court) apparaît ici comme un outil efficace de conscientisation. Le groupe s’interroge régulièrement sur son fonctionnement face à la production, rend chacun curieux du processus à l’œuvre. Comment s’y est-on pris jusqu’à présent ? Comment notre réflexion a progressé ? Quelles questions nous sommes-nous posées ? Comment en est-on arrivé là ? Chacun partage tout autant les connaissances que la méthodologie de l’action.

À tout instant, se pose (doit se poser) la question de la capacité. La seule certitude, c’est qu’il faut commencer et que, en paraphrasant la description que Claude Simon donne de son travail d’écriture devant la page blanche, les publics se trouvent ainsi confrontés, aux troubles magmas d’émotions, de souvenirs, d’espoirs qui se trouvent en chacun d’eux, mais aussi aux formes d’une réalité fabriquée par le conformisme et la résignation. Un premier constat s’impose : on ne réalise jamais ce qu’on a pensé avant le passage à l’acte. Ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au présent de ce travail et résulte, non d’un conflit entre le très vague projet initial et la réalité mais, au contraire, d’une symbiose entre les deux. Le résultat est infiniment plus riche que l’intention. L’humanité sait depuis longtemps que produire ce qui a été préalablement conçu, c’est répéter globalement le présent ; et que la seule manière d’inventer le futur, pour un collectif comme pour un individu, c’est d’analyser ce qui résiste au geste tâtonné par lequel nous entreprenons de le transformer. Encore faut-il prendre le risque de ce geste : indissociablement, une investigation (recherche) appliquée à un processus (action) ; l’identité fonctionnelle, assumée collectivement par les acteurs, de l’intelligence et de la pratique...

Tout travail d’écriture dans un langage opère une évolution du point de vue, un déplacement de la pensée qu’on a de ce qu’on est en mesure de transformer. Et c’est cela qui est évaluable.

L’Action de Transformation Sociale se déroule sur des mois avec des activités hebdomadaires de production, d’écriture et d’acculturation. Un stage de plusieurs jours viendra éventuellement propulser cette production, lui donner une dimension sociétale. L’efficacité de la formule « stage intensif » est répandue et son effet catalyseur pour accéder à une qualité de production crédible et opérante. Le groupe est à même de convoquer des partenaires pour trouver de nouvelles techniques. Il pourra par la suite constituer un groupe de pilotage pour contribuer à mettre en œuvre une politique plus large sur son quartier. L’objectif de réussir le projet de production sera ainsi progressivement porté par celui plus large de réussir à entraîner tout une communauté vers l’élaboration d’une politique ambitieuse sur le territoire ; un plan de développement de la lecture par exemple.

Partenaires particuliers

« Quelques fois, les partenaires d’un quartier [19] sont si bien cloisonnés, que chacun incrimine l’insuffisance de moyens qui lui sont donnés. Et ceux qui se posent des questions vont tenter de résoudre leur problème dans la spécificité de leur rôle de façon à lutter, à rivaliser avec tous les facteurs d’agitation, de dispersion, qui détournent (pense-t-on) les gens de la lecture : la télévision, le téléphone nouveau, l’instabilité des familles, de l’emploi, la perte de la notion d’effort... Toutes les techniques d’animation sont excellentes lorsqu’elles sont un outil pour amener les non-lecteurs à rencontrer les écrits. Mais il peut arriver qu’elles soient employées comme recettes, plaquées dans des lieux sans aucune participation des usagers. L’animation n’est plus utilisée alors comme moyen de faire connaître les écrits, elle en devient le but. Et le livre est le moyen de faire de l’animation, du spectacle, de l’agitation, offerts « aux gens », à qui on demande de jouer le jeu qu’on a pensé pour eux. »

Parce que l’éducation, c’est l’affaire de tous, il est souhaitable qu’une communauté, un quartier, un village se mette en Éducation Permanente. Les habitants favorisent toute démarche visant l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives. Ils s’impliquent dans le développement de la citoyenneté et l’exercice des droits sociaux, culturels, environnementaux et économiques dans une perspective d’émancipation individuelle et collective.

La démarche révèle alors deux types de partenaires à l’œuvre : ceux qui favorisent l’émergence d’un groupe d’acteurs et ceux qui seront convoqués par les acteurs pour les besoins du projet, de l’ATS. C’est l’action partagée qui renforce l’idée d’œuvrer pour une politique globale. Les partenaires s’organisent au plus tôt pour faire fonctionner le comité de pilotage qui s’élargira au tissu associatif local et à de nouvelles institutions pour créer et pérenniser une politique éducatrice. Dans un premier temps, il s’agit d’accompagner l’action, de faciliter les projets, les temps de stages intensifs (une classe lecture par exemple), de permettre d’atteindre une qualité authentique sans oublier l’aspect politique : comment est prise en compte la question de l’enseignement dans le développement de la commune, la question de l’écrit dans l’exercice de la citoyenneté ? Quelle part de la population est touchée par la politique culturelle, participe à la chose publique ? Et, dans cette part, quelle place prend la jeunesse ?...

Le comité de pilotage conduit des actions autour des 7 points suivants...

1. Se construire un statut, une place dans la vie citoyenne

2. Développer des modes nouveaux de lecture par des processus d’observation, d’analyse et de distanciation vis-à-vis des langages

3. S’informer de manière permanente sur la nature et les enjeux des langages

4. Produire des écrits pour penser

5. Se former avec les partenaires susceptibles d’apporter leur concours

6. Travailler à la complémentarité des institutions et des équipements mis en réseau

7. Avoir recours aux technologies de l’information et de la communication

La bibliothèque des ambitions sociales

Les bibliothécaires ont acquis une longue et riche expérience de travail militant. En étendant leur métier à la vie du quartier, en construisant leur action avec la population locale, ils participent à la création et l’organisation de moyens d’émancipation culturelle et sociale adaptés, ils posent les éléments d’un plan de développement de la lecture local. Les bibliothèques peuvent affirmer « un rôle majeur, celui d’une transversalité entre les actions culturelles liées à l’écrit, celui d’un service public construit pour et avec la population et conçu à son service pour permettre aux citoyens de se développer comme lecteurs impliqués. C’est une condition fondamentale et nécessaire pour contribuer à l’évolution de notre civilisation, au développement de notre société, pour y exercer sa citoyenneté. » [20]

La bibliothèque contribue à ce que chacun, seul ou en groupe, devienne acteur, producteur de contenus, de savoirs. Elle s’efforce d’amplifier et de décentraliser sur les lieux de travail, de vie et de loisir, sa politique d’animation autour des livres, revues et journaux.

La matière principalement traitée par les bibliothèques aujourd’hui n’est pas le livre, mais bien l’écrit, sous toutes ses formes. Cette donnée essentielle doit orienter fondamentalement les priorités, les axes d’action et les méthodologies de travail et ne pas limiter, lors de la conception d’une politique territoriale, le questionnement au choix des produits. Si la lecture n’est plus envisagée seulement comme un ensemble de compétences autorisant l’accès à des ressources ciblées mais comme un langage, comme un outil de compréhension du monde, si les personnes fréquentant la bibliothèque se retrouvent impliquées dans une réflexion sur le processus de lecture et d’écriture, le questionnement doit alors principalement s’orienter sur les transformations culturelles qui vont apparaître chez ces citoyens engagés dans l’action. Au regard de cette mission, il s’agit d’identifier localement quels sont les actes à poser, les changements à impulser pour entretenir ou créer une implication nouvelle des individus et des collectivités dans la lecture et l’écriture, pour favoriser dans la population l’utilisation des capacités langagières et des ressources symboliques de la littérature, sur papier ou sur écran, en vue d’intervenir sur son environnement.

La bibliothèque est un lieu de production des écrits. Ce champ ne doit pas rester réservé aux professionnels de l’édition. La bibliothèque peut développer son savoir faire en favorisant la production d’écrits : des écrits pour réagir, pour interpeller... pour penser.

La bibliothèque est un lieu de conservation de tous les écrits produits sur son territoire et, par conséquent, le lieu principal d’observation de ces écrits.

Elle s’affiche comme lieu d’acculturation incontournable parce qu’elle s’engage dans une politique qui passe de l’offre de livres au travail militant sur les raisons de lire. « La fonction essentielle d’une bibliothèque est de favoriser la découverte de livres dont le lecteur ne soupçonnait pas l’existence et qui s’avèrent d’une importance capitale pour lui » [21].

La bibliothèque est l’un des piliers du comité de pilotage d’une possible politique territoriale éducatrice. Elle y contribue en autre comme lieu d’information sur l’enjeu et la nature de l’écrit. Pour tout dire, elle est, parmi d’autres, un lieu d’ambitions sociales du territoire.

Aujourd’hui, j’ai la prétention de penser que les équipes de « Aux livres, citoyens » sont en mesure de voguer vers la production émancipatrice. Projet politique au sens noble du terme

« Vers la production émancipatrice »

[1Voir ici

[2« Aux livres, citoyens ! Les partenariats en questions », février 2010, Ed. du Cerisier.

[3Les phrases en italique sont extraites de l’analyse de Waremme.

[4Idem, p.116.

[6Idem, p.119.

[7Virgilio FERREIRA.

[8Il n’y a pas d’apprentissage intellectuel sans activité de production.

[9Bertolt BRECHT.

[10Jean VIAL, professeur en sciences de l’éducation, université de Caen.

[11In A.L. n°65. Les collégiens formateurs de leur cité. (www.lecture.org).

[12Georges PEREC.

[13Conférencière de l’AFL.

[14La psychanalyse des contes de fées, Bruno BETTELHEIM, Robert Laffont, pp.19-18

[15Son niveau de « lecturisation », pour le différencier de son niveau d’alphabétisation qui décrit un savoir technique « de base » sans rien dire de ce qu’il produit en terme de « culture de l’écrit ».

[16Nancy HOUSTON, ARTE-Autofiction(s) de Dominique Gros, 24 août 2007.

[17Outil de recherche-action utilisé à l’AFL.

[18ARAGON (Les incipit).

[19Selon Bernadette FROSTIN, bibliothécaire, A.L. n°6 (juin 1984).

[20Fadila LAANAN, Ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

[21Umberto ECO