Dossier Choisir ses combats !

« Urbanisme et travail »

Jean FOUCAMBERT

Ce texte a été rédigé dans l’intention de participer à la réflexion du LIHP (Laboratoire International pour l’Habitat Populaire) qui contribue au Venezuela à l’élaboration d’un plan expérimental devant étudier ce que pourrait être concrètement les pistes d’un « urbanisme socialisant ». L’hypothèse qui a été privilégiée ici concerne la manière dont la vie collective peut enrichir un « intellectuel collectif » nourri de la diversité d’une vie sociale qui prend le temps de se penser.

Par ailleurs, ce sujet qui tourne autour de la relation entre toute activité humaine et l’outil réflexif, créatif et prospectif de l’éducation populaire, a été rapidement abordé dans le premier Journal de l’Habiter auquel participaient des élèves de 6ème d’un collège de Romainville. L’urbanisme doit-il contribuer à concevoir la ville autour de ce qu’on fait pour vivre ensemble ou autour de ce qu’un système économique assure qu’il faut faire pour gagner sa vie à son service ?

La pensée, c’est ce que produit la confrontation au présent en train d’être transformé. Elle ne contient aucune certitude pour demain, seulement (mais ce seulement est irremplaçable) la possibilité de mieux aborder l’expérience nouvelle. Être donc conscient du risque de s’enfermer dans du passé corrigé que fait peser l’exigence de ficeler un projet « éligible » à soumettre à des commissions d’experts. C’est seulement dans l’empoignade avec le présent que se produit l’avenir ; tout le préconçu « reproduit »... Des responsables politiques progressistes se repèrent à leur exigence d’expérimentation populaire et de recherche-action !

Je dis mal ce qui est au cœur de la dialectique appliquée à la question du travail. Marx est catégorique sur le fait qu’il ne peut y avoir (au niveau de l’individu comme du groupe) d’apprentissage, d’évolution, de déplacement, d’affinement continu des fonctions intellectuelles sans production, c’est-à-dire sans mise à l’épreuve permanente des instruments de pensée à travers leur réinvestissement dans une expérience nouvelle (cf. la phrase d’Hélène Cixous : il n’y a pas de savoir, il n’y a que de la recherche). C’est le 19ème siècle industriel qui opposa travail intellectuel et travail manuel à celui de l’artisan (tanneur, forgeron, paysan, portraitiste, précepteur, comédien, etc.), qui produisait indissociablement objet et théorie. C’est cette opposition qui va rapidement stériliser autant l’intellectuel patenté en le dispensant de produire de la réalité nouvelle que le manuel impliqué sans théorisation dans la production répétitive d’objets émiettés.

D’où l’intérêt d’expérimenter un urbanisme au service de la désaliénation des processus de production. Dans le temps et l’espace nécessaires à une réalisation effective (quelle qu’en soit la nature), la matérialité de tout travail pourrait-elle associer davantage le retour réflexif sur les processus productifs mobilisés, l’analyse des propositions de l’environnement recourant à cette production et le partage entre tous des savoirs provisoires ainsi mis en mouvement ? En bref, réunir et confronter les déplacements que tous ces savoirs provisoires provoquent sur un intellectuel collectif auquel chacun, par sa présence même, contribue ? Ce qui faisait déjà dire à Marx que l’humanité vit encore largement en dessous
de ses moyens, notamment en laissant la définition du « travail » à la classe sociale qui en achète la force... Et aujourd’hui donc ! Aussi, pourrait-il être intéressant, dans la perspective d’une urbanisation « socialisante » (qui garde en tête l’abolition du salariat), d’appliquer le terme travail à toutes les fonctions productives que les humains inventent et assument afin de vivre dans la cité, de s’impliquer dans sa conception et sa conduite et de faire exister un monde qui n’aura de cesse d’être, au plan personnel, plus épanouissant donc, au plan collectif, plus créatif et plus solidaire.

En effet, dans le système social actuel, la dépense d’énergie humaine nécessaire à cette production globale est divisée entre une part précaire et rétribuée (salariat et emploi indépendant) et la part beaucoup plus vaste et diversifiée qu’apporte la participation (gratuite) de l’individu au fonctionnement du groupe sous les motifs emmêlés et ambigus de nécessité, de plaisir, de dévouement, de contrainte, de solidarité, de participation au quotidien, etc., y compris quand il rêve, va voir ailleurs et se ressource. Activités mobilisant de fait les mêmes opérations : nul doute qu’un employé de collectivité, un chauffeur de taxi, un psychanalyste, un agriculteur, un facteur, un commerçant, un manœuvre, un instituteur travaille ; mais que fait la même personne, revenue chez elle, rangeant son logement, faisant ses achats, se déplaçant, aidant ses voisins à se comprendre, arrosant des fleurs sur le balcon, collant des affiches pour le théâtre, réunissant des jeunes pour parler d’astrophysique... si ce n’est strictement les mêmes investissements personnels ?

La somme de toutes ces contributions (individuelles ou collectives, sociales, matérielles, intellectuelles, langagières, etc.), de toutes ces richesses que les humains créent pour parvenir à mieux vivre ensemble, c’est ce qui fait civilisation, société, culture, cité, état provisoire et fragile d’un monde qui s’invente. Du plus humble au plus audacieux, du plus collectif au plus personnel, dans chaque moment de ce vivre ensemble, il n’y a pour tout acteur, rien de plus nécessaire que de recourir aux différents langages comme autant d’outils pour rechercher, élucider et projeter, bref ne pas séparer le faire du penser. Cette richesse en train d’être produite est naturellement beaucoup plus variée et impliquante dans la vie du collectif que dans le travail aliéné tel que le capitalisme le veut, privé pour l’essentiel de l’aventure des tâtonnements inévitablement présents dans le plus banal des quotidiens. Pour reprendre la réflexion d’Hélène Cixous, tout y est déjà tâtonnement et recherche mais ces processus sont trop rarement (et pour cause !) l’objet d’un retour réflexif sur les démarches d’élaboration qui les rendent possibles. C’est pourquoi une expérimentation socialisante autour de « urbanisme et travail » doit s’intéresser aux activités des citoyens et réintégrer dans l’intellectuel collectif les outils coopératifs d’analyse et de production, au plus près de leur déroulement.

On retrouvera ainsi des logiques d’éducation populaire explorant la relation dialectique entre deux entrées : inventorier avec les gens ce qu’ils font pour vivre ensemble au quotidien ; travailler ensemble à des retours réflexifs afin de déboucher sur des temps de recherche et de théorisation expérimentant de nouvelles pratiques. L’éducation populaire n’est plus alors l’éducation pour le peuple qu’offre une « élite » bienveillante transmettant un peu des savoirs « établis » mais une éducation par le peuple dans son hétérogénéité afin de développer des outils pour rechercher ensemble de nouveaux savoirs « provisoires ». Dans les rapports sociaux tels qu’ils sont aujourd’hui, les savoirs opprimés du peuple ne sont, certes, pas moins aliénés que les savoirs dominants enseignés par les institutions et qui ne sauraient être pris comme modèles de base. C’est donc bien l’activité nécessaire au groupe pour produire son existence qu’il faut prendre comme point de départ de toute étude, activité nécessaire pour répondre aux besoins matériels, intellectuels, culturels et sociaux, individuels et collectifs, et pour nourrir les processus à l’œuvre afin de les conduire plus avant. C’est d’abord autour de ce travail producteur de sens que la cité doit inventer son urbanisme et qu’elle pourra alors abolir le travail exploité dont certains semblent encore rêver dans les zones industrielles et commerciales !

Cette appropriation collective des moyens de penser grâce à différents langages est tout à la fois affaire de reconnaissance individuelle, de statut social et d’implication immédiate (sans préalable) dans les lieux de production des richesses que le groupe se donne. Des acteurs et des expériences existent déjà, avec qui il faut réfléchir ; l’important est de ne pas se tromper quant à la nature désaliénée du travail autour duquel la ville veut concevoir son urbanisme...

« Urbanisme et travail »