Dossier Des boxeurs(euses) Dans leur tête

« La boxe : faisceau de forces physiques et morales »

Robert CARON

Eloigné d’un monde, indifférent à un monde voire opposé aux caractères apparents d’un monde ne facilitent pas une approche bienveillante de ce monde. Des jeunes à Aubervilliers s’entraînent à la « boxe ». Grâce à eux, nous en venons à remettre en cause des réticences de surface vis-à-vis de ce sport. Ils sont là, ils veulent, ils souhaitent s’approprier arts et techniques. Ils s’engouffrent dans de l’endurance, de la persévérance et nous nous retrouvons à accompagner cette intention avec l’idée que le rapport à l’écrit ne peut que les conforter, réconforter dans leur ambition.

La boxe, les écrits. La boxe par les écrits. Les écrits de la boxe. Les écrits pour la boxe. C’est cette intention à contre-courant de penchants personnels – en forme de rejets d’une pratique considérée comme barbare ou bestiale – que nous poursuivons depuis plusieurs semaines. Il s’agissait de se surveiller étroitement pour « Ne pas rire, ne pas déplorer, ne pas détester, mais comprendre. » (Spinoza) et puis d’un autre côté trouver les supports, les écrits qui nous permettraient d’approcher ce monde jusque-là tenu à distance. Et c’est la rubrique, ou la question de la « sociologie de la boxe » qui m’a offert une piste productive. Notamment un ouvrage « Corps et âme, carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur » de Loïc Wacquant. [1] Cet ouvrage « relate les trois années passées par le sociologue en immersion profonde dans un club de boxe du ghetto noir de Chicago. » [2]

Un sociologue dans un club de boxe mais pas juste un observateur : « La condition pour rester au club était d’apprendre la boxe de manière correcte. Je me suis donc mis à l’ouvrage, et partant d’un niveau plus que bas puisqu’au début ceux qui allaient devenir par la suite mes partenaires de sparring habituels pariaient entre eux (et dans mon dos) que je ne tiendrais pas, que l’universitaire blanc et français qui avait le statut d’un animal de cirque ne ferait pas long feu... J’ai démenti leurs prévisions et j’ai donc pu mener cette observation de terrain au sein du ghetto. » [3]

Le pourquoi de la boxe ?

Mais que vont chercher ces jeunes, ces personnes dans la fréquentation d’un club de boxe ? Le « gym » revêt pour eux plusieurs significations aux dire de Loïc Wacquant [4] : « Ton combat, tu le gagnes dans le gym », répètent à l’envi les anciens. Car le gym est usine. Grise, renfermée, rudimentaire, où se fabriquent ces mécaniques de haute précision que sont les boxeurs, selon des méthodes d’apparence archaïque mais ô combien savantes et éprouvées. Travailler au sac, c’est usiner une pièce avec ces outils grossiers que sont les poings gantés. Et l’outil et la pièce se fondent dans ce même corps qui sert d’arme, de bouclier et de cible au pugiliste. (p.251)

Le gym est aussi tanière. Où l’on vient trouver refuge, se reposer de la lumière et du regard crus et cruels que le dehors — les Blancs, les flics, les Noirs « bourzois », comme dit mon pote Ashante, les patrons et les petits chefs, et tous les gens rangés qui s’écartent avec un frisson quand vous montez dans le bus — jette sur soi. Il ne fait pas bon être jeune, pauvre et Noir en Amérique. Alors, dans le gym, on se referme sur soi-même, entre soi. On se protège. De l’extérieur, de soi. On met entre parenthèses une vie qu’on ne trouve même plus injuste à force d’habitude, de lassitude. Juste dure, comme des poings. Peu de mots, peu de gestes inutiles dans la salle. (p.252)

Le gym, c’est l’antidote contre la rue. Chaque heure passée entre les murs de la salle, c’est toujours une heure arrachée au bitume de la 63ème avenue. Après dix ans de ring, seize victoires et un nul chez les professionnels, Lorenzo espère prétendre bientôt au titre mondial WBO chez les poids welter. « Si c’était pas pour la boxe, me confie-t-il en hésitant, je sais pas où je serais... Probablement en prison ou mort quelque part sûrement, tu sais jamais. J’ai grandi dans un coin dur alors c’est bon, au moins, pour moi, de penser à ce que je fais avant de le faire. De me garder de la rue, quoi. Le gym, c’est un bon endroit pour moi, où être tous les jours. Parce que quand t’es dans le gym, tu sais où t’es, t’as pas à t’inquiéter d’avoir des emmerdes ou de te faire tirer dessus. » (p.253)

Le gym est aussi et surtout une machine à rêves. De gloire, de réussite, d’argent, bien entendu. Gagner un million de dollars en une nuit... [...] En
attendant, le gym est une machine à tirer de l’in-différence, de l’in-existence, et qui marche plein pot. On pense au soliloque de Marlon Brando, ex-boxeur qui dit à son frère dans une scène fameuse de On the Waterfront : « Tu comprends pas ? J’aurais pu avoir de la classe. J’aurais pu être un prétendant, J’aurais pu être quelqu’un. » Être quelqu’un, tout est là ! Sortir de l’anonymat, de la grisaille, ne serait-ce que le temps d’une poignée de rounds. Un boxeur sur un ring, c’est un être qui crie, de tout son cœur, de tout son corps : « Je veux être quelqu’un. J’existe. »
(page 254)

Les raisons sont donc fortes et nombreuses pour cette population du fait même de leur situation sociale. Le « gym » devient nécessaire pour certains et pour les autres « Il ne fait pas bon être jeune, pauvre et Noir en Amérique ».

Apprendre la boxe ?

Est-ce que se taper dessus, cela s’apprend ? Pour ma part, j’imaginais qu’il fallait apprendre à en prendre le moins possible... de coups. Mais cela ne suffit pas pour gagner des combats. Pour gagner, il faut frapper, frapper fort, frapper juste tout en se protégeant.

Quels exercices, quels menus sur les séances ?

Les membres du Boys Club s’entraînent en salle quatre à cinq fois par semaine en moyenne, parfois plus. Au menu d’une séance, qui dure entre 45 et 90 minutes, on trouve toujours les mêmes ingrédients, que chacun dose selon son goût : dans l’ordre, shadow-boxing devant la glace et sur le ring, travail au sac de frappe et au speed bag (poire de vitesse), saut à la corde et abdominaux. (p.62)

Pour en arriver à ?

Il faut répéter et encore répéter pour aboutir à : L’excellence pugilistique peut donc se définir par le fait que le corps du boxeur pense et calcule pour lui, immédiatement, sans passer par l’intermédiaire — et le retard coûteux qu’il entraînerait — de la pensée abstraite, de la représentation préalable et du calcul stratégique. Comme l’exprime avec concision l’ancien champion Sugar Ray Robinson : « Tu penses pas. C’est tout de l’instinct. Si tu t’arrêtes pour réfléchir, t’es foutu. » Opinion confirmée par l’entraîneur Mickey Rosario : une fois sur le ring, « tu peux pas penser. Il faut que tu sois un animal ». Et l’on peut ajouter : un instinct cultivé, un animal socialisé. C’est le corps qui est le stratège spontané ; il sait, comprend, juge et réagit tout ensemble. S’il en était autrement, il serait impossible de
survivre entre les cordes. Et l’on reconnaît immédiatement, lors des rencontres amateurs, les novices à leurs gestes mécaniques et apprêtés, à leurs combinaisons « téléguidées » et ralenties dont la rigidité et l’académisme trahissent l’intervention de la réflexion consciente dans la coordination des gestes et des déplacements
. (p.96)

L’étape avant le combat ?

Bien qu’il n’occupe, en termes quantitatifs, qu’une toute petite partie du temps du pugiliste, le sparring mérite qu’on s’y arrête parce qu’il démontre le caractère hautement codifié de la violence pugilistique. Mais, en outre, étant situé à mi-chemin entre l’exercice « à blanc » et le combat, il permet de mieux faire voir, comme à travers un verre grossissant, le subtil mélange, en apparence contradictoire, d’instinct et de rationalité, d’émotion et de calcul, d’abandon individuel et de contrôle collectif, qui est la pierre de touche du travail de fabrication du pugiliste et qui marque l’ensemble des exercices d’entraînement, jusqu’au plus anodin. (p.80)

Moment redouté, redoutable et délicat à mettre en place car : La tâche du coach consiste à se mettre à l’écoute de cette « conversation à coups de poings » afin de s’assurer que le combattant le moins aguerri n’est pas brutalement réduit au silence, auquel cas il ordonnera à son opposant de diminuer la pression (« Tu tournes et tu “jabbes”, Ashante, je t’ai déjà dit de pas “charger” tes coups ! Et tu me gardes cette main gauche en l’air, Louie, crénon ! »), ou que les deux partenaires ne laissent pas l’intensité de l’échange s’affaisser trop en deçà de celle du combat, sans quoi l’exercice perdrait son objet même (« Qu’est-ce que vous me foutez là-haut tous les deux, vous faites l’amour ou quoi ? Allez, travaillez-moi votre direct, je veux voir des belles droites et des répliques au sortir des blocages »). (pp. 83 et 84)

Et derrière l’apparente sauvagerie de cet exercice, il faut lire autre chose de plus subtil : Ainsi, ce qui, aux yeux du néophyte, a toutes les chances de passer pour une débauche sauvage de brutalité gratuite et sans retenue est en fait un canevas régulier et finement codifié d’échanges qui, pour être violents, n’en sont pas moins constamment contrôlés et dont la confection suppose une collaboration pratique et constante des deux opposants dans la construction et le maintien d’un équilibre conflictuel dynamique. Les boxeurs proprement formés se délectent du duel sans cesse renouvelé qu’est le sparring mais ils savent que cet affrontement est, à chaque moment, limité par des « clauses non-contractuelles » et qu’il se distingue nettement du combat, même s’il s’en approche, en ceci qu’il implique toujours un élément de « coopération antagoniste » explicitement banni d’un match. (p.86)

Éduquer les perceptions ?

En premier lieu, le sparring est une éducation des sens et notamment des facultés visuelles ; l’état d’urgence permanent qui le définit suscite une réorganisation progressive des habitudes et des capacités perceptives. Il suffit pour s’en rendre compte de suivre la transformation qui s’opère dans la structure et l’étendue du champ visuel au fur et à mesure qu’on progresse dans le gradus du sparring. Durant les toutes premières séances, ma vue est en partie obstruée par mes propres gants, saturée par les signaux qui affluent de toutes parts sans ordre ni signification. Les conseils que me crie DeeDee [L’entraîneur]et la sensation d’être caparaçonné dans ma culotte protectrice et mon casque, sans parler de l’angoisse, sourde mais omniprésente, de prendre des coups, contribuent à exacerber cette impression de confusion. J’éprouve alors le plus grand mal à fixer mon regard sur mon adversaire et à voir venir ses poings, d’autant que j’ignore les indices censés m’aider à les anticiper. Au fil des séances, mon champ visuel s’éclaircit, s’étend et se réorganise : je parviens à bloquer les sollicitations extérieures et à mieux discerner les évolutions de mon vis-à-vis, comme si mes facultés visuelles croissaient au fur et à mesure que mon corps se fait au sparring. Et surtout, j’acquiers peu à peu le « coup d’œil » spécifique qui me permet de deviner les attaques de mon adversaire en lisant leurs prémices dans ses yeux, dans l’orientation de ses épaules ou dans le mouvement de ses mains et de ses coudes. (p.87)

L’entraîneur, quel pédagogue ?

À la différence d’autres sports de combat plus codifiés tels le judo ou l’aïkido 80, où le maître démonte et démontre à loisir les prises avec un souci du détail et de l’analyse qui peut aller jusqu’à l’étude théorique et où la progression se marque par des signes et des titres officiels (comme les ceintures et les dans), l’initiation à la boxe est une initiation sans normes explicites, sans étapes clairement définies, qui s’effectue collectivement, par imitation, par émulation et par encouragement diffus et réciproques, et où le rôle de l’entraîneur est de coordonner et de stimuler l’activité routinière, qui s’avère être « une source de socialisation bien plus puissante que la pédagogie de l’instruction ». De fait, la « méthode » d’enseignement de DeeDee n’est pas une pédagogie réfléchie et organisée selon un plan d’ensemble. Je ne l’ai jamais entendu décliner le pourquoi des gestes de base, ni décrire de manière synoptique leur agencement ou décomposer les différents stades de la progression attendue. Les conseils qu’il distille avec parcimonie et par intermittence sont autant de descriptions sommaires du mouvement à exécuter qui font complètement pléonasme avec la réalité et qui consistent, dans la plupart des cas, en remarques partielles et négatives : « Ne laisse pas tomber ta main gauche quand tu ramènes le jab » - « Ne balance pas ton poing en arrière » - « Garde ta jambe droite sous toi tout l’temps. » Les gestes du boxeur étant pour lui d’une simplicité et d’une transparence évidentes, DeeDee ne démord pas de l’idée qu’ils ne requièrent nulle exégèse : « C’est plus facile que de compter jusqu’à trois. » « Y a rien à expliquer, qu’est-ce que tu veux que je t’explique ? » « On verra plus tard, contente-toi de boxer. » Quand on ne comprend pas d’emblée ses indications, il se borne à les réitérer, au besoin en joignant le geste au verbe, sans dissimuler son agacement, ou bien il se fâche et demande à un de ses acolytes de prendre sa relève. Si un boxeur ne parvient pas à exécuter correctement un mouvement à force d’exercices « à blanc », le sparring offre un procédé pédagogique de dernier recours. À bout de conseils et de patience, DeeDee se résout à contrecœur à faire appel au réflexe d’autodéfense pour mater un geste rebelle. (pp. 101 et 102)

Et une « société éducatrice » ?

Si DeeDee peut se permettre une telle économie de mots et de gestes, c’est que l’essentiel du savoir pugilistique se transmet en dehors de son intervention explicite, par le biais d’une « communication silencieuse, pratique, de corps à corps » [Pierre Bourdieu, Programme pour une sociologie du sport], qui n’est pas un dialogue entre le seul maître et son élève mais une conversation à plusieurs voix ouverte à l’ensemble des participants réguliers à l’entraînement. L’enseignement de la boxe au Woodlawn Boys Club est un enseignement collectif sous trois rapports : il s’effectue de manière coordonnée, au sein du groupe que crée la synchronisation des exercices ; il fait de chaque participant le modèle visuel potentiel, positif ou négatif, de tous les autres ; enfin, les pugilistes les plus aguerris sont autant de seconds qui relaient, renforcent et au besoin suppléent à l’(in)action apparente de l’entraîneur, de sorte que chaque boxeur collabore, qu’il le sache ou non, à la formation de tous les autres. (p.112)

À tout moment s’opère une correction mutuelle par le groupe qui propage et multiplie les effets de la moindre des actions du coach. (p.123)

Conclusion de mi-chemin

Il n’est pas sûr que ce qui précède vous fasse découvrir l’ampleur d’un monde que, pour ma part, je n’imaginais pas. A trop resté sur des avis convenus (et convenables) on ne mesure pas la profusion des détails et de leurs significations.

Notre projet n’est pas de devenir boxeur mais de comprendre à travers ces écrits ce qui structure cette communauté pour, éventuellement, voir comment ces textes, ces écrits peuvent enrichir la pratique des jeunes d’Aubervilliers et ainsi tisser ce lien manquant entre boxe et entraînement à la lecture.

Dans ce qui vient d’être dit, ici, par Loïc Wacquant nous nous retrouvons en pays de connivence : l’entraîneur « non-explicateur » mais « vérificateur » [5], un collectif d’apprenant sur le modèle de l’école mutuelle [6], et pour terminer la nécessité d’améliorer sa perception sensorielle et donc visuelle (référence : Discrimination visuelle, Élargissement de l’empan, Vitesse...). L’action « Des athlètes dans leur tête » envisageait que la pratique experte d’un sport s’accompagnait d’une fréquentation des écrits sur ces mêmes pratiques.

En club de boxe, quels rapports aux écrits ?

Rappelons que : À une pratique essentiellement corporelle et peu codifiée, dont la logique ne peut être saisie qu’en action, correspond un mode d’inculcation implicite, pratique et collectif. La transmission du pugilisme s’effectue de manière gestuelle, visuelle et mimétique, au prix d’une manipulation régulée du corps qui somatise le savoir collectivement détenu et exhibé par les membres du club à chaque palier de la hiérarchie tacite qui le traverse. Le Noble Art présente à ce titre le paradoxe d’un sport ultra-individuel dont l’apprentissage est foncièrement collectif. (p.99)

Et lorsqu’il s’agit de s’interroger de l’intérêt des écrits, nous obtenons le constat suivant :

Tout en me séchant le corps avec ma serviette, je laisse tomber : « Tiens, DeeDee, vous savez pas ce que j’ai trouvé à la bibliothèque du campus l’autre jour ? Un livre intitulé L’Entraînement complet du boxeur, qui montre tous les mouvements et les exercices de base de la boxe. Est-ce que ça vaut la peine de le lire pour apprendre les rudiments ? » DeeDee fait une moue dégoûtée : « On n’apprend pas à boxer dans les livres. On apprend à boxer en salle. – Mais ça peut aider à voir les différents coups et à mieux les comprendre, non ? – Non, ça aide pas [it ain’t helpful]. C’est pas en lisant des livres que t’apprends à boxer. J’les connais ces livres, dedans t’as des photos et des dessins qui montrent comment placer tes pieds et tes bras, l’angle que ton bras doit faire et tout ça, mais c’est tout à l’arrêt ! T’as aucun sens du mouvement. La boxe, c’est du mouvement, c’est le mouvement qui compte. »
Je persiste : « On peut rien apprendre sur la boxe dans les livres alors ?
– Non, on peut pas.
– Et pourquoi pas ? » D’un ton irrité par mon insistance, comme si tout cela allait tellement de soi qu’il ne sert à rien pour lui de se répéter : « On peut pas, un point c’est tout. [You just cant ! Period.] On peut pas. Dans un livre c’est tout statique. Ils te montrent pas ce qui s’passe sur le ring. C’est pas de la boxe tout ça, Louie. On peut pas, c’est tout. – Mais pour un débutant comme moi, ça peut pas faire de mal de comprendre mentalement avant de venir en salle. – Bien sûr que ça fait du mal, surtout si t’es un débutant. Ces livres, ils vont tout t’embrouiller [mess you up completely]. Tu seras jamais un boxeur si t’apprends avec un livre. » Opinion confirmée par Eddie, le « disciple » de DeeDee. Quand je lui demande comment on devient coach de boxe, il m’explique qu’il y a un petit examen technique à passer auprès de la fédération mais que l’essentiel c’est de « traîner la savate dans des bons gyms comme celui-ci et petit à petit t’attrapes le coup. C’est pas quelque chose que tu peux apprendre dans les bouquins ».
(p.100)

Et l’intellectuel / lecteur / écrivain qu’est Loïc Wacquant poursuit : Ce que l’entraîneur dénonce dans l’écrit, c’est son effet de totalisation et de détemporalisation. La virulence de sa réaction révèle pratiquement l’antinomie qui existe entre le temps abstrait de la théorie (c’est-à-dire de la contemplation) et le temps de l’action qui est constitutif de celle-ci. Considérer la boxe du point de vue souverain d’un observateur hors-jeu, l’extirper de son temps propre, c’est lui faire subir un changement qui la détruit en tant que telle. Car, à l’instar de la musique, la boxe est une pratique « entièrement immanente à la durée, [...] non seulement parce qu’elle se joue dans le temps, mais aussi parce qu’elle joue stratégiquement du temps et en particulier du tempo ». Si les conseils de manuels et les croquis des méthodes scolaires ont quelque chose d’irréel aux yeux de DeeDee, c’est que le plus beau des uppercuts est dénué de valeur s’il est décoché au mauvais moment ; le crochet techniquement le plus parfait « à blanc » est nul et non avenu s’il ne s’intègre pas dans le déroulé de l’échange et le style du boxeur. (page 100)

Alors ?

La position est à prendre en considération et dans le cadre qui est le nôtre nous amène à nous interroger sur la typologie des écrits susceptibles de servir la boxe et les boxeurs. Si l’on s’en tient à ce que dit l’entraîneur les écrits portant sur le détail des gestes, des coups souffrent d’un manque rédhibitoire : le temps, le mouvement, l’enchaînement, le tempo. Et le parallèle avec la musique – on pourrait ajouter la
danse – est à ce titre très explicite. Mais en même temps, nous ne sommes pas aussi éloignés que ça lorsque nous disons « On apprend à lire en lisant » et ce qui est dit ici c’est qu’on « apprend à boxer en boxant ».

Si l’écrit, les écrits n’ont que peu d’intérêt sur tout ce qui concerne la technique pugilistique pure, il n’en est pas de même lorsqu’on s’attarde sur la « micro-société boxe » qui se trouve matérialisée dans le « gym » : En un mot, c’est le « petit milieu » du gym tout entier « comme faisceau de forces physiques et morales » (Emile Durkheim, “Les formes élémentaires de la vie religieuse”) qui fabrique le boxeur. (page 125)

Et l’écrit de Loïc Wacquant ne nous permet absolument pas de maîtriser les techniques de la boxe mais aide n’importe qui (intéressé par la boxe ou pas) à appréhender les mécanismes de ce « faisceau ».

« La boxe : faisceau de forces physiques et morales »

[1Loïc Wacquant est professeur de sociologie à l’Université de Californie-Berkeley et chercheur au Centre de sociologie européenne. Il est l’auteur, avec Pierre Bourdieu, de Réponses. Pour une anthropologie réflexive (Seuil, 1992) et de Les prisons de la misère (Raisons d’agir, 1999).

[2« Une expérience de sociologie charnelle, Entretien avec Loïc Wacquant » : http://1libertaire.free.fr/WacquantBoxe.html

[3ibid

[4« Corps et âmes – Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur », Loïc Wacquant, Agone, 2002.

[5« Le maître ignorant », Jacques RANCIÈRE, Fayard, 1987.

[6« L’école mutuelle, une pédagogie trop efficace ? », Anne QUERRIEN, Les empêcheurs de penser en rond, 2009