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« Des commandos littéraires pour écoliers et collégiens »

Philippe LANÇON

Philippe Lançon (critique littéraire, journaliste, romancier) a récemment été choisi comme président du prix du Livre Inter [1]. Son roman, Le Lambeau (Gallimard), a obtenu le prix Renaudot spécial et le prix Femina en 2018. Nous l’avions rencontré en 2005 alors qu’il enquêtait sur « un autre enseignement de la lecture ». Son article, paru le 1er décembre 2005 dans Libération, évoquait, entre autres, les actions-lecture alors conduites au Centre-Paris Lecture sous la responsabilité de Robert Caron. On y voit des collégiens confrontés à du sens plus grand qu’eux (comme le montre l’immense mur de fiches de Roland Barthes affiché lors de l’exposition qui lui a été consacrée au Centre Beaubourg) ; jusque-là tenus éloignés des expositions littéraires et d’un monument tel que Roland Barthes, capable de lire « en hauteur », les adolescents n’ont pas eu d’autres moyens que de faire jeu commun, de mutualiser leurs intuitions, leurs questions, leurs intelligences. La prudence avec laquelle on s’adresse à des enfants ou des adolescents sous prétexte qu’ils sont jeunes, pauvres, étrangers... freine sûrement leur appétit d’interroger les murs qui les maintiennent hors de tout, de l’accès au travail, au logement, aux loisirs, etc.. Les jeter sans outils dans un environnement culturel élitiste ne résout rien. Nous en sommes là avec les collégiens engagés dans le projet avec : loin de nous l’idée de leur faire miroiter les valeurs humanistes des Jeux Olympiques mais bel et bien de comprendre, avec eux, comment participer à ce drôle de spectacle aux slogans tellement aveuglants : suffit-il de participer pour vivre l’essentiel et d’être meilleurs pour gagner ? Devant les écrans, pour l’instant, ils sélectionnent et associent des indices, observent et cartographient des pages, établissent des constats et formulent des conclusions. Comment et sur quoi ces gestes, entraînés dans le huis-clos du CDI, peuvent-ils devenir efficaces alors que les premiers coups de pioche commencent à déloger les démunis tout en promettant un bassin d’emplois providentiels et la protection d’une biodiversité ? Lire c’est comprendre, avons-nous toujours déclaré, pour transformer rajoutions-nous. Que la fête qui s’annonce soit réellement participative avec des jeunes formés à lire les plans d’un chantier mirobolique avec des yeux aguerris.

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Robert Caron dirige le centre Paris-Lecture. Il organise de délicates opérations de commando littéraire dans les écoles et les collèges : les « actions-lecture ». Les enfants sont souvent d’origine étrangère, en difficulté avec la langue et ses implicites culturels. Pendant deux semaines, les élèves travaillent sur un sujet dans lequel entrent, peu à peu, les livres : le tramway, la vie quotidienne à la maison, la « maman » dans la littérature de jeunesse, les expositions Jean Cocteau ou Roland Barthes au Centre Georges-Pompidou. Quel que soit le thème, les enfants pénètrent « en ethnologues dans la littérature », mi-espions, mi-détectives. Ils font des enquêtes, des inventaires, à la recherche de l’île au trésor : « Le problème n’est pas nécessairement d’apprécier, mais de se constituer une carte de géographie mentale sur un auteur ou une production. Ensuite, quand on possède cette carte, on finit toujours par trouver ce qu’on aime. »

Robert Caron aime classer/ penser. D’un texte, il extrait des mots, les range par ordre alphabétique et les donne aux enfants. Ceux-ci doivent les classer par « paquets » et justifier leur classement en cherchant des relations entre les paquets : de sérieux débats les opposent. (...) Ce classement des mots permet de débusquer quelques malentendus culturels. Des enfants mettent des mots dans un paquet « mathématiques ». Un mot oppose deux élèves : « somme ». Pour l’un, « somme » veut dire ajouter. Pour une autre, enlever. « Je sais que j’ai raison, dit-elle, puisqu’on dit toujours : somme due. » C’est l’expression qu’elle entend chez elle, où l’on doit des sommes qu’on ne peut jamais payer. Un autre mot pose problème : « convertir ». Pour des enfants, convertir, ce n’est pas mathématique mais religieux.

Quand les enfants ont établi des liens entre les paquets, ils essaient d’imaginer de quoi le texte parle. Ils opposent leurs hypothèses. Ensuite, ils lisent le texte et y confrontent leurs conclusions. Ce qu’ils lisent devient une surprise qu’ils veulent connaître et s’approprient, même pour le remettre en cause. Dans une classe travaillant sur l’habitation, la plupart des enfants vivent dans des squats. Ils remarquent que la plupart des histoires soit « n’habitent » nulle part, soit sont démagogiques : les pauvres sont gentils, ils ont une salle de bains et ne piquent pas l’électricité sur le palier. « Il est assez rare, dit Robert Caron, qu’on trouve dans les histoires des parents violents, des pères ivrognes, des vies sans aucun confort. »

Les enfants vont naturellement vers l’insolite dans un monde fondé sur des stéréotypes. « Dans la plupart des livres pour enfants, dit Robert Caron, les mamans sont grandes et minces avec des cheveux longs. Dès qu’il y a une petite grosse, elle sort du lot et attire leur attention. » Tout ce qui est inclassable résiste et tout ce qui résiste est plutôt signe de qualité. Robert Caron cite spontanément la phrase de René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience. »

Le premier des stéréotypes qui ne trouble rien est la simplicité. « Ce qui est difficile pour ceux dont nous parlons, dit-il, c’est ce qu’ils vivent en dehors de l’école. Vouloir partir du simple et du facile à l’école est donc très hypocrite. » (...)

Robert Caron a poussé très loin l’idée selon laquelle « rien n’est trop difficile pour les enfants ». Au printemps 2003, il visite l’exposition Roland Barthes, au Centre Georges-Pompidou, en compagnie d’élèves d’Emerainville (Seine-et-Marne). La plupart sont d’origine africaine, souvent malienne. Ils ont 15, 16 ans. Ils sont en troisième. Cette exposition est l’une des plus raffinées et des plus intellectuelles qui soient. Ils y retournent quatre fois. Qui est Roland Barthes ? « C’est pas le gardien de but des Bleus ? » dit l’un. « Ou un des Simpson ? » ajoute l’autre. Roland Barthes n’existe pas. Ils arpentent l’exposition en enquêteurs. Quatre métiers : détective, archéologue, géographe, espion. Ils font l’inventaire de tout ce qu’ils voient, entendent, suivant leur métier. Ensuite, ils classent leurs récoltes, un seul objet exposé ne trouve jamais sa place : la DS, objet gaullien sur quoi Barthes écrivit un article célèbre. « C’est la voiture de Barthes », disent les uns. « Non, répondent les autres. Si c’était sa voiture, il y aurait aussi son lit, son frigo, etc. On ne met pas ça dans une expo. » La DS les fascine et les intrigue.

Peu à peu, des listes de « choses » sont établies. Il y a des « choses qu’on croit savoir mais dont on n’a pas la preuve », des « choses qu’on ne sait pas ». Le grand mur exposant jusqu’au plafond les fiches de Barthes est un mystère : pourquoi les afficher si elles sont si haut qu’on ne peut pas les lire ? « Pour nous montrer qu’il a beaucoup travaillé », répond l’un. « Parce que seul Roland Barthes était assez grand pour lire les fiches du haut », affirme l’autre. Des objets, les élèves passent au texte. Des phrases les attirent et les marquent : « Le dictionnaire est une machine à rêver », « la frite est nostalgique et patriote ». Que veut-il dire ? Ils interprètent et réfléchissent, sans complexe. Barthes leur appartient. A la fin, un Malien donne cette définition de l’écrivain : « Barthes, c’est un caméléon. »

Quel rapport avec l’animal ? « Mais non. Jarod, le caméléon. »

Ce feuilleton a été naguère diffusé sur M6. On y voit les exploits d’un fregoli d’exception toujours en fuite, recherché par les scientifiques. À chaque épisode, il change de métier et de personnalité pour résoudre une situation. « Tout ce qu’il touche, ajoute l’enfant malien, il le connaît. Il est tellement intelligent qu’il fait tout bien. Par exemple, Barthes, il a inventé la machine à coudre Singer. » Ce qui, d’une certaine façon, n’est pas faux.

« Des commandos littéraires pour écoliers et collégiens »

[1Ce prix littéraire, créé en 1970, est décerné par des auditeurs volontaires, sélectionnés sur courrier.