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« Quelle école ? »

Pierre BADIOU

Ce texte synthétique et chronologique décrit, par un déroulé rigoureux et limpide, l’organisation scolaire toujours à l’œuvre, dans la grande majorité des établissements scolaires français, depuis plus d’un siècle et la proposition de Jules Ferry. Il explicite les raisons de ce choix et son maintien entêté au fil des années, malgré des résultats de plus en plus catastrophiques et en dépit de l’existence, largement diffusée, de propositions sérieuses d’un autre fonctionnement. La lecture de ce texte peut se poursuivre et s’enrichir de celle de 3 ouvrages, au moins, sur le même sujet : L’école de Jules Ferry, Jean Foucambert ; Pour l’école du peuple, Célestin Freinet ; L’école mutuelle, une pédagogie trop efficace ?, Anne Querrien.

Il est toujours fructueux de plonger dans l’histoire afin d’éclairer notre intelligence des choses, par exemple, l’origine de nos idées, de nos façons de penser, de notre conception du monde dans lequel nous vivons. On peut ainsi mettre au grand jour les paradigmes qui nous gouvernent, autrement dit tel modèle de représentation du monde et d’interprétation d’une réalité propres à une société. En ce qui concerne cet ouvrage, il nous semble du plus grand intérêt de rechercher les racines de

L’école de Jules Ferry...

Commençons en citant un texte très éclairant écrit à cette époque : « Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes. On y exalte l’ancien régime et les anciennes structures sociales. Si cet étal de choses se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à celle époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871 ».

Tel est le message — politique — que Jules Ferry adressait à la bourgeoisie rurale de son département pour la convaincre de la double nécessité d’une école « publique » 1) qui ne soit pas aux mains de l’église catholique, 2) ni à celle des ouvriers, et plus généralement du peuple. On peut donc affirmer que son « projet d’école » était fondamentalement un projet politique : celui de la bourgeoisie industrielle et moderniste de la fin du 19e siècle, qui devait disposer d’une main d’œuvre parfaitement adaptée à ses besoins économiques, et d’une population acquise à ses projets politiques. Il s’agissait de « clore l’ère des révolutions ». Jules Ferry ne partait pas de rien. Des écoles existaient, ainsi qu’une politique éducative précisée plus ou moins clairement par divers gouvernements, depuis le 17e/18e siècle. L’organisation, le fonctionnement et la pédagogie avaient été définis par Jean-Baptiste de la Salle, créateur à la fin du 17e siècle de ce qu’on appela « les petites écoles chrétiennes ». Celles-ci perdurèrent, malgré la concurrence de l’« école mutuelle », et furent officialisées par Guizot, ministre de Louis-Philippe. Jules Ferry ne fut qu’un continuateur, le seul changement notable étant les mesures de laïcisation destinées à anéantir toute emprise de l’Eglise (essentiellement royaliste) sur l’éducation.

Quels sont les caractères de cette école (dites « de Jules Ferry »), vieille de quelques siècles et restée fondamentalement inchangée ? ► un lieu officiellement fermé par des murs et des grilles. De plus, un règlement interdit de pénétrer dans les classes sans autorisation, ► un lieu réservé et un espace sanctuarisé : la raison avancée étant la préservation d’âmes innocentes des noirceurs de la société. En réalité, il s’agit de garder la haute main sur une certaine culture (savoirs et comportements) et d’empêcher tout apport extérieur non officialisé. ► une forte rigidité qui se matérialise par : ♦ le bureau du maître, trônant souvent sur une estrade / ♦ en face, des tables alignées et disposées les unes derrière les autres : les élèves sont ainsi placés sous le regard du maître, ce qui facilite une stricte discipline / ♦ chaque élève, immobile, est isolé dans un espace calculé : défense de se déplacer sans autorisation, pas d’entraide ni de collaboration, c’est le règne de l’individualisme et de la compétition qui préparent à la concurrence de l’économie libérale et au chacun pour soi.

Ce face à face maître/élève(s) détermine l’axe unique de la communication, le maître (« celui qui sait ») est chargé de déverser un savoir déterminé et officialisé dans des cerveaux supposés attentifs et susceptibles de l’absorber, savoir qui devra être intégralement restitué par le par cœur. C’est ce qu’on appellera la « méthode simultanée ». Paolo Freire dénoncera cette conception « bancaire » de la pédagogie qui veut ignorer que « l’on apprend en faisant », par des essais multiples, des erreurs et des réussites, chaque apprenant s’appropriant à sa façon de nouveaux savoirs et les intégrant à sa culture, l’adulte étant une aide, un recours.

la division en « classes d’âge » a été officialisée au milieu du 19e siècle (1833) par (Guizot, les élèves étant regroupés selon leur âge : cours préparatoire, cours élémentaires 1ère et 2ème année, cours moyens 1ère et 2ème année. Les élèves du même cours recevant le même enseignement, c’était supposer que le développement mental se fait au même rythme chez tous les enfants du même âge ; or, c’est une illusion. On n’apprend pas à marcher, à parler... au même moment ! Si on peut comprendre que cette réalité biologique était encore ignorée au 18e/19e siècle, comment peut-on accepter une telle erreur de nos jours ? Les conséquences de cette prétendue homogénéité sont graves : échecs chez les enfants dont le développement du cerveau est plus tardif (mais qui rattraperont plus tard !) ; ennui et indiscipline chez les plus « avancés ». ► une évaluation continue, la notation (parfois au centième près), le classement et la sélection dominent le fonctionnement de cette école qui se garde bien d’être un lieu de confrontation des expériences et des points de vue, et donc un apprentissage de la citoyenneté (apprentissage qui ne saurait se réduire à des « leçons » à apprendre par cœur !). L’erreur, inhérente à la recherche, propre à un esprit curieux, est ici condamnée, car considérée comme une faute, fille de l’indiscipline, de l’insuffisance de travail ; par contre le mérite — hautement récompensé ! — souligne aux yeux de tous qu’on n’a rien sans mal et que le travail est sacré.

Ainsi, cette institution, prisonnière de nombreux paradigmes, ne se contente pas de dispenser une «  instruction », elle « éduque », c’est-à-dire contribue à inculquer des valeurs qui participent à la mise en ordre des esprits et guideront de la sorte le comportement des adultes. La classe dominante maintient ainsi son pouvoir grâce à son « catéchisme » : individualisme et compétition, concurrence, classement et hiérarchie, ordre et discipline, obéissance respectueuse envers le supérieur, mais également glorification du travail, amour de la patrie et grandeur de la France. Et la démocratie bourgeoise y est présentée comme un modèle universel.

...ou une tout autre école.

On connaît d’autres écoles fort différentes de l’école officielle. Toutes se réfèrent à un modèle apparu en France au 18e et 19e siècles, et qui mettait en œuvre une autre pédagogie : on l’appela

« l’école mutuelle »...

« Quelle école ? »