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« Les “1000 mots de Racine” ? »

Robert CARON

Yvanne Chenouf, Robert Caron & Jean Foucambert

Cadre : Une réunion avec des responsables de services d’une collectivité territoriale.

Objet : Présentation de l’action « Des athlètes dans leur tête » et de l’outil qui en permettrait la réussite : la plateforme Elsa.

Lors de cette présentation nous présentons l’argument concernant l’enrichissement de la langue, des mots par et grâce aux écrits. Une des participantes intervient : « Les mots, ce n’est pas le problème. Une étude a p routé que Racine a écrit toutes ses pièces avec seulement 1000 mots ! ». Je l’avoue, c’est la première fois que je rencontre cet argument Nous répondons rapidement : « Il a peut-être écrit avec 1000 mots mais cela ne veut pas dire qu’il n’avait que 1000 mots à sa disposition. » Et puis nous sommes passés à la suite car ce n’était pas totalement l’objet de la réunion.

Sur le trajet du retour, j’interroge Internet : « Nombre de mots utilisés par Racine » ?

► Dans un article du Monde, le 16 juillet 1980, intitulé « Les 1000 mots de Racine », la reprise d’une intervention de J.P. Chabrol : « Racine écrivait avec mille mots ; le peuple, à son époque, parlait avec vingt-cinq mille... Racine, mille mots triés pour plaire au roi, aussi beaux et aussi utiles que l’épée d’un académicien... Oui nous rendra les vingt-quatre mille mots de nos pères ? » (J-P Chabrol, dans le Monde du 10 janvier) nous éclaire sur la source de cette intervention. Et l’article poursuit : « Il y a des légendes qui ont la lie dure ! Celle du théâtre de Racine écrit avec mille mots (ou mille deux cents, ou huit cents, suivant les variantes de ce mythe) relient périodiquement sous de bonnes plumes, dont celle, jadis, d’un ministre de l’éducation nationale. Et cette affirmation sans fondement persiste, alors que depuis une trentaine d’années l’informatique a permis de substituer des décomptes précis et nombreux aux estimations vagues (et souvent tendancieuses) du passé » Puis vient la preuve irréfutable : « Sans grande illusion, essayons de couper les ailes à ce canard et de détromper ceux qui se laissent charmer par son chant. Les neuf tragédies ‘profanes ” de Jean Racine comptent deux mille huit cent soixante-sept “mots différents” (ou “vocables”pour employer le terme des linguistes) ; si l’on y joint les deux pièces bibliques, Esther et Athalie, on arrive à trois mille deux cent soixante-trois ; avec les Plaideurs, le théâtre complet de Racine totalise trois mille sept cent dix-neuf mots, dont trois cent soixante-quinze noms propres Ces données sont dues à un jeune chercheur du CNRS, M. Ch. Remet. »

► Dans education-orientation.com [1] : « Le Petit Robert compte 60 000 mots et en moyenne un lycéen utilise entre 800 et 1600 mots à l’oral. Les jeunes les plus cultivés grimperaient jusqu’à 6 000 mots. ». Mais aussi : « En France, la moyenne nationale se situe à 5 000 mots. Mais avec 300 mots, il est néanmoins possible de s’exprimer sur un plan strictement pratico-pratique. En résumé, la plupart des français utilisent 5 000 mots en sachant que i’essentiel se dit en 600 mots. »

Il y a de l’étonnant dans tout ça :

1) Le lycéen d’aujourd’hui aurait à peine moins de mots à sa disposition que Racine ? Et pourquoi ne se met-il pas à écrire du théâtre ?

2) Même si l’on prend pour « argent comptant » le fantasme des « 1000 mots de Racine », peut-être peut-on envisager que le « talent » littéraire réside dans le choix pertinent du vocabulaire.

3) Lorsqu’on s’interroge sur le sujet, on ne peut que constater que ce qui prédomine dans les textes sur la richesse du langage s’appuie essentiellement sur l’oral. Très peu (pas ?) en viennent â faire une distinction entre le langage oral et le langage écrit.

4) Il y a certes le lexique et sa richesse mais qui niera la puissance de la syntaxe (même avec peu de mots) et que cette dernière n’a certainement pas cours à l’oral. Exemples : « On voit tous ses vaux l’un l’autre se détruire ! » (Jean Racine, Phèdre.), « Chercherons-nous toujours de l’esprit dans les choses qui en demandent le moins ? » (Jean Racine), « Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule. » (Jean Racine, Athalie)...

Il reste encore beaucoup à faire pour montrer et démontrer la spécificité du langage écrit dans la construction de la pensée. Une première erreur : non pas 1000 mots pour Racine mais plutôt 3719 mots. Le « talent » de Racine consiste à choisir ces 3719 mots parmi les 25 à 30 000 qu’il possède et une certaine manière de les agencer, à savoir rendre compatible une grammaire complexe avec la contrainte gratuite et artificielle de construire des vers de 12 pieds avec rimes riches. Quelques-uns de ces 25 000 mots dans lesquels il pioche se rencontrent à l’oral pour les mots outils (qu’il ne choisit pas) et tous les autres viennent de l’écrit auquel il a pu accéder seulement par ses lectures. La question n’est pas le nombre de mots mais le processus pour les choisir méticuleusement dans un corpus beaucoup plus large constituable, pour Racine comme pour le petit Lucien, seulement par ses lectures.

PS. En arabe, il y aurait 80 termes différents pour exprimer le miel 200 pour le serpent, 500 pour le bon, 1000 pour le chameau, autant pour l’épée, et jusqu’à 4 000 pour rendre l’idée de malheur.

Les « 1000 mots de Racine » ?