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« À propos des troubles de la lecture survenant chez les lecteurs confirmés »

Evelyne ANDREEWSKY

Éveline Andreewsky aimait à dire, en privé : « Il n’y a pas plus d’oral dans l’écrit que d’eau dans le vin, sauf quand on lui en ajoute volontairement pour le rendre moins fort ! La lecture à voix haute est produite grâce à une opération ajoutée à la compréhension de l’écrit mais qui ne la précède aucunement. » Quel intérêt alors que l’école commence par l’alphabétisation pour affadir le rapport à l’écrit des enfants des milieux populaires ? C’est sans hésiter qu’Éveline Andreevsky accepta en février 1980 de venir au premier colloque que l’AFL organisa pour parler de ses recherches sur l’alexie en s’interdisant d’en tirer des conclusions sur la pédagogie de la lecture qui n’était pas son domaine de recherche ; modestie inconnue de nombreux neuroscientifiques aujourd’hui... Cette courte conférence ainsi que le débat qui suivit est devenue l’une des « Cinq contributions pour comprendre la lecture » que l’AFL publia dans les mois qui suivirent.

La « neurolinguistique » désigne l’étude des mécanismes psychologiques du langage ; elle intègre les données expérimentales liées au support de ces mécanismes, c’est-à-dire le cerveau. C’est à propos de la compréhension du langage écrit que nous allons essayer de présenter notre démarche neurolinguistique. Celle-ci peut être caractérisée en 2 points :

1) On considère que les mécanismes neurolinguistiques sont organisés en un système. Ce système est constitué de procédures 1 de traitement de l’information qui permettent notamment de comprendre le langage qu’on entend ou qu’on lit.

En ce qui concerne la lecture à voix haute, si on appelle :

m la forme écrite d’un mot

P(m) la séquence de phonèmes correspondants

On aura :

2) On essaiera de trouver des indices permettant d’étudier le système de la compréhension (impossible à observer directement) dans la lecture à haute voix. Certains énoncés en lecture à haute voix portent, plus clairement que d’autres, l’empreinte des mécanismes de la compréhension ; ce sont ces empreintes, faciles à observer, que nous allons répertorier, par exemple :

Tous les mots soulignés de cette liste sont des homographes non homophones, c’est-à-dire des mots qui s’écrivent de la même manière et se prononcent différemment. Il est évident que pour énoncer correctement ces homographes non homophones, le lecteur doit avoir compris les phrases où ils figurent. Leurs énoncés à voix haute constituent donc en eux-mêmes des indices, observables, de la compréhension. C’est ce type d’indices que nous chercherons à obtenir systématiquement, en construisant des expériences psycholinguistiques ; elles porteront sur la lecture à haute voix de sujets adultes et donc sur leurs énoncés.

Il faut savoir que la pathologie de la lecture – ou « alexie » – est consécutive à des lésions du cerveau se produisant chez des sujets adultes, lecteurs confirmés. Cette pathologie se traduit, selon les cas, par divers troubles spécifiques de la lecture. Nous nous intéresserons à ces troubles, car ils constituent une source précieuse d’indications sur les mécanismes de lecture de l’adulte normal, moyennant les hypothèses suivantes : ► Le système de compréhension du langage écrit est constitué d’un certain nombre de mécanismes – ou de procédures – dont le support est le cerveau. ► Une lésion de ce support entraîne la disparition d’une ou plusieurs procédures normalement mises en jeu dans la compréhension ou dans l’énoncé à haute voix du langage écrit.

Dans la cadre de ces hypothèses, les procédures mises en œuvre par les sujets alexiques constituent des sous-ensembles du système normal. Les divers comportements en lecture des alexiques proviennent alors de ces divers sous-ensembles. La pathologie peut alors être considérée comme un moyen d’observer, une à une, l’action des différentes composantes du système normal de lecture, qu’on ne peut autrement parvenir à isoler.

Nous allons présenter trois exemples de comportements alexiques et essayer d’en donner une interprétation fonctionnelle...

1) dyslexiques profonds

Les dyslexiques profonds ne peuvent lire correctement ni lettres ni mots ; plus exactement, ce qu’ils énoncent à haute voix ne correspond pas aux mots écrits. C’est ainsi qu’ils énonceront par exemple /navire/ au lieu de /bateau/, /belle/ au lieu de /jolie/, ou encore /dort à poings fermés/ au lieu de /dort profondément/.

On remarque immédiatement que ces malades n’énoncent pas des mots graphiquement ou phonétiquement voisins du mot écrit mais des mots appartenant à l’ensemble des mots de signification proche. Autrement dit, il est indéniable que ces patients, bien qu’incapables de lire correctement à haute voix, déterminent cependant le sens des mots écrits ; les énoncés qu’ils produisent impliquent l’attribution préalable d’une signification au mot à lire (et non l’inverse) autrement dit, leurs énoncés sont médiatisés par la compréhension. On aboutit à la même conclusion à partir de l’expérience suivante, faite sur des lecteurs normaux, bilingues anglais-français (cf. Coltheart, 1975) :

On projette une liste au tachytoscope, mot par mot. Chaque mot peut être soit français soit anglais ; on demande de lire à voix haute le mot présenté. Par exemple, si on projette le mot anglais /horse/ (cheval), les réponses des sujets se partagent entre le terme français /cheval/ et /horse/.

Cette expérience, elle aussi, ne peut être interprétée qu’en postulant la médiation, par la compréhension, des énoncés produits : la lecture à haute voix n’est donc pas, dans les conditions que nous avons présentées, une conversion de l’écrit en énoncés ; mais un dérivé (une conséquence) de la compréhension.

2) dyslexiques « globaux »

L’examen des comportements d’alexiques dits « globaux » va nous indiquer quelques propriétés de la « signification psychologique » des mots. Ces malades sont incapables d’identifier lettres, mots ou phrases, présentés par écrit : ils n’énoncent rien, et ne comprennent pas l’écrit. Ils ne réussissent même pas les tests d’appariements images-noms d’objets, c’est à dire les tests les plus élémentaires de compréhension de l’écrit.

Cependant, si on leur présente une liste de mots écrits telle que par exemple /bison, lapin, tigre, table, vache, singe/ et qu’on leur demande de désigner ce qui ne va pas dans cette série, ils montrent sans erreur le mot « table ». Par conséquent, ces patients, qui n’identifient pas les mots écrits, se servent cependant de certaines de leurs propriétés sémantiques. Ce phénomène paraît indiquer que la détermination de ces propriétés est un préalable à la compréhension. Des expériences conduites avec des sujets normaux amènent également à cette conclusion (cf. Andreewsky et al, 1978). On projette tachytoscopiquement des couples de mots à une rapidité telle que le lecteur n’a pas matériellement le temps de « lire » plus d’un mot. La majorité des sujets n’identifient ainsi que le premier mot de chaque couple projeté. Parmi eux, on place les deux suivants :

Les sujets, qui ne réussissent pas à identifier le 2ème mot (/aiguille/ dans un cas, /père/ dans l’autre) énoncent cependant [fil] dans le 1er cas et [fis] dans le second. Cela démontre que ces mots non identifiés /aiguille/ ou /père/, dans cette expérience, donc non compris par les sujets, ont cependant influencé leur compréhension de l’item /FILS/ ; en effet, les différences dans les énoncés de ce mot attestent des interprétations sémantiques qui lui sont données.

Une fois encore, les lecteurs utilisent des propriétés sémantiques de mots écrits qu’ils n’ont pas identifiés ! La compréhension des mots n’est ainsi pas réductible à la détermination de leurs propriétés sémantiques. Ceci peut paraître étonnant à première vue ; phénomène complexe, dépendant de nombreux facteurs et notamment du contexte, de connaissances très générales ou encore « connaissances du monde » que possède le lecteur.

Par exemple, s’il sait que Chomsky est un linguiste américain, un lecteur normal établira – sans en avoir conscience – les différences de sens du mot /étudie/entre :

John étudie l’anglais
Dupont étudie l’anglais
CHOMSKY étudie l’anglais

De même nous interprétons à chaque fois différemment le mot /ligne/ dans :

aller à la ligne
garder la ligne
suivre la ligne
rester en ligne
lancer la ligne

etc.

Essayons de comprendre comment les « connaissances du monde » du lecteur peuvent être employées pour déterminer les interprétations correctes. Nous allons pour ce faire présenter d’autres aspects de la pathologie des alexiques qui vont nous suggérer un mécanisme susceptible d’utiliser les connaissances mémorisées.

3) dyslexiques agrammatiques

On constate chez ce type de malades, en lecture à haute voix de mots présentés un à un, que seuls les verbes et les substantifs sont énoncés, à l’exclusion de tous les mots fonctionnels tels qu’articles, prépositions, conjonctions, etc. Comment les alexiques agrammatiques se comportent-ils pour la lecture à haute voix de phrases ? En première approximation, on pourrait penser qu’ils lisent mot à mot et n’énoncent que verbes et substantifs.

Il faut ajouter que les tests psychologiques classiques de compréhension appliqués à ce type de malades, sont assez bien réussis. Ils semblent bien comprendre la plupart des phrases. Ils choisissent facilement, par exemple, entre les phrases :

La dame va chez le coiffeur.
La dame fait du bateau.

pour apparier avec l’image d’une dame devant la boutique d’un coiffeur. Par contre, ces malades ont beaucoup de difficultés, et répondent pratiquement au hasard, si on leur propose des tests à choix multiples comme, par exemple :

Le cercle est à côté du carré.
Le cercle est au-dessus du carré.

Ils connaissent très bien les cercles et les carrés, mais les mots fonctionnels qu’ils ne peuvent énoncer à voix haute (/au-dessus/ ou /à côté/ dans ces exemples) ne sont pas davantage compris : les tests fondés sur la compréhension de ces mots ne sont pas réussis.

En résumé pour ces malades, les mots énoncés (substantifs et verbes) sont compris et ceux qui ne sont pas énoncés (mots fonctionnels) ne sont pas compris. Un problème se pose alors, en ce qui concerne la lecture des phrases par ces malades : en effet, beaucoup de mots de la langue peuvent appartenir à plusieurs classes syntaxiques selon l’endroit de la phrase où ils ont insérés : Exemple : /Tu as un as./

L’exemple du mot /as/ montre qu’il faut désambiguïser syntaxiquement tels mots avant de pouvoir en donner un énoncé correct. Est-ce que les alexiques agrammatiques, bien qu’incapables d’énoncer ni de comprendre les mots fonctionnels écrits, procèdent aux désambiguïsations syntaxiques ?

Soumettons, à ces malades des phrases telles que, par exemple : le car ralentit car le moteur chauffe.

Le mot /car/ y figure une 1ère fois en qualité de substantif, et une 2ème fois en qualité de conjonction. Si l’alexique agrammatique lisait à haute voix cette phrase comme il énonce les mots présentés individuellement il énoncerait /car/, /ralentit/, /car/, /moteur/ en éliminant les articles mais, et ceci constitue la preuve de la mise en œuvre par ces malades d’une désambiguïsation syntaxique, cette phrase est énoncée : /car ralentit moteur chauffe/

Autrement dit, l’item /car/ est correctement énoncé, en position de substantif et omis en position de conjonction : ceci implique bien la mise en œuvre d’une désambiguïsation syntaxique. Tout se passe comme si une espèce de filtre syntaxique procédait au traitement différencié en lecture de certaines classes de mots, et ne « laissait passer » que les verbes et les substantifs. Il existerait donc dans les mécanismes de la lecture des procédures qui permettent de distinguer essentiellement substantifs et verbes. À quoi pourraient servir de telles procédures ? Afin de tenter de répondre à cette question, nous laisserons pour l’instant de côté les comportements des alexiques agrammatiques pour nous pencher sur les problèmes linguistiques que pose la documentation automatique. La documentation automatique a pour but de fournir des réponses à des questions sur un sujet déterminé, à partir de corpus comportant un très grand nombre de textes (en médecine par exemple on publie environ un million de textes par an) enregistrés sur ordinateur.

Pour permettre la recherche des textes correspondant aux questions documentaires, on caractérise chaque texte du corpus par une vingtaine de mots-clés. Ces mots-clés sont les principaux substantifs et verbes de ce texte. Il existe des techniques pour déterminer ces mots-clés automatiquement : des filtres syntaxiques. Elles permettent de repérer, après désambiguïsation syntaxique de chaque phrase, les substantifs et verbes qu’il convient de conserver comme mots-clés.

Revenons maintenant à la compréhension en lecture, et rappelons que : ► Premièrement, on est obligé de se servir des « connaissances du monde » mémorisées, pour comprendre les mots et les phrases (rappelons par exemple, à l’appui de cette affirmation, les différents sens de /étudie/ dans /CHOMSKY étudie l’anglais/ ou / Dupond étudie l’anglais/ vus plus haut). ► Deuxièmement, les procédures de la lecture comportent – nous l’avons mis en évidence avec les comportements agrammatiques – le repérage des mots-clés des phrases.

On peut alors faire un parallèle avec la documentation automatique, et lier ce repérage, à la recherche, dans la mémoire des « schèmes de connaissances » nécessaires pour comprendre les phrases qu’on a sous les yeux. Voilà, j’ai essayé de vous présenter bien rapidement un certain nombre de phénomènes et d’expérimentations sur les mécanismes de la compréhension du langage écrit. Les questions soulevées par l’interprétation de ces phénomènes démontrent, s’il en était besoin, qu’il reste encore très difficile de comprendre « la compréhension » !

« À propos des troubles de la lecture survenant chez les lecteurs confirmés »