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« Elsa dans les institutions »

Robert CARON, Yvanne CHENOUF, Jacqueline DIAZ, Marie DIAZ & Jean FOUCAMBERT

Dans cette revue [1], nous souhaitons témoigner de l’avancement du projet « Des Athlètes dans leur tête », élaboré par l’Association Française pour la Lecture et soutenu par la Préfecture de Seine Saint-Denis, Plaine-Commune et le Conseil départemental. La conduite d’un tel projet en dit long sur l’état du tissu social dans lequel des acteurs cherchent à implanter un nouveau rapport à l’écrit.

Où on essaie de faire un lien entre elsa et les Jeux olympiques !

Depuis plus de deux ans, l’AFL a lancé avec la Préfecture de Seine Saint-Denis, un projet visant à impliquer des adolescents lors des prochains Jeux Olympiques qui auront massivement lieu dans le département en 2024. L’implication souhaitée consiste à porter un regard critique sur cet événement tant en épluchant ce qu’en dit la presse (écrite et télévisée) qu’en écrivant pour des blogs, des journaux, des radios. Nous nous intéresserons aux sportifs pour comprendre l’étrange rapport qu’ils entretiennent avec l’entraînement (long, répétitif, fastidieux) et la performance (soudaine, éphémère, toujours à reconstruire) et, par transfert, au lien que tout collégien établit entre l’enseignement qu’il reçoit (dont une part importante d’exercices) et le niveau à atteindre pour s’insérer dans la société tant sur le plan du travail que de la citoyenneté. Pour mener à bien ce projet, les adolescents devront être à l’aise avec l’écrit (en réception et en production), d’où l’utilisation de la plateforme elsa intégrée à ce projet social. Au début, nous rêvions large : nous pensions entraîner dernière nous les maisons de la jeunesse, les clubs sportifs, les centres de loisirs, les collèges... Le nombre d’heures consacrées à rencontrer des responsables institutionnels et des acteurs de terrain a d’abord confirmé notre enthousiasme. Partout, les gens se disaient intéressés tant par le projet que par la plateforme elsa ; partout ils avaient hâte de s’y mettre ; et partout le soufflet retombait. Au bout de deux ans, nous avons fini par insister dans deux lieux d’Aubervilliers : un collège grâce à la CPE responsable d’un club de boxe dans son établissement (très impliquée dans le monde de la boxe) et une Maison de la Jeunesse grâce à la directrice adjointe responsable des entraînements de foot (footballeuse elle-même). Tout semblait se présenter sous les meilleurs auspices mais c’était sans compter sur la résistance institutionnelle broyeuse d’initiatives humaines dès lors qu’elles bousculent les fonctionnements ordinaires.

Avec notre jeune public, nous avons souvent évoqué les Jeux Olympiques, jusqu’au jour où nous avons constaté leur méconnaissance, tant au niveau de l’événement que de la perspective de voir s’affronter, près de chez eux, toutes les nations du monde. Aubervilliers est une ville de plus de 90 000 habitants, constituée d’une population plutôt jeune, étrangère à 37% (plus d’une centaine de pays représentés). Parmi les adolescents que nous allons suivre pendant ces 4 ans, nombreux sont ceux qui ont des attaches réelles ou imaginaires avec une ou plusieurs nations représentées (d’Afrique et d’Asie surtout) : quels regards porteront-ils sur ces différents pays, selon qu’ils y habitent, y ont habité ou rêvent d’y habiter, qu’ils y vont en vacances ou qu’ils en sont exclus ? Les sentiments nationaux vont-ils prendre le dessus sur les résultats sportifs comme c’est souvent le cas ? Les inégalités entre les pays (en richesses et en droits) vont-elles intervenir dans la lecture des performances ? Que faire des représentations qui, régulièrement dans ce genre de situation, stigmatisent les individus selon leur nation, leur sexe, leur sport, etc. ? Le nombre de choses à lire, à écrire, à débattre justifie un entraînement de haut niveau (à l’écrit et à l’oral) pour s’emparer des enjeux d’une manifestation dont le but était, pour Pierre de Coubertin, de « mettre le sport au service du développement harmonieux de l’humanité et de contribuer à l’établissement d’un monde pacifique ». Nous avons choisi des adolescents engagés eux-mêmes dans une pratique sportive afin d’approfondir, avec eux, la notion d’entraînement qui ne s’arrête pas à l’obtention d’un diplôme ou au décrochage d’un emploi mais se poursuit tout au long de la vie.

Où on découvre ce que veut dire « fixer » un rendez-vous !

Pas facile décidément de constituer et de fidéliser un groupe de jeunes lecteurs... Très vite, la planification d’un rendez-vous perturbe les rouages d’une institution et c’est pourquoi la première rencontre (au mois de mai de la deuxième année) a pris des formes étonnantes, presque clandestines. Au collège, elle s’est passée dans le (petit) bureau de la CPE avec quatre jeunes filles du club boxe (5ème/4ème) à qui on a présenté un montage sur le fonctionnement de la lecture (L’Acte Lexique) : c’était décontracté, joyeux, devant l’ordinateur de la CPE, sur son fauteuil, à son bureau, au milieu de ses dossiers. Les adolescentes étaient intéressées, prêtes à s’inscrire tout de suite : on ne les reverra pas. À la Maison de la Jeunesse, ça a eu lieu dans une salle en sous-sol, avec une quinzaine de collégiens (6ème/5ème) enlevés à leur partie de ping-pong, pas vraiment au courant de ce qui les attendait (faire de l’ordinateur, pensaient-ils), mais prêts à tout... Une fois résolus les problèmes matériels (démarrage de l’ordinateur), la présentation de L’Acte Lexique a débuté avec un public encore empli de son activité précédente, aussi désireux de « bien répondre » que de renvoyer la balle. À la fin, ils voulaient (presque tous) s’inscrire, demandaient les codes pour s’entraîner chez eux. On ne les reverra plus, ils ont été exclus du centre pour conduite dangereuse lors de vacances précédentes.

Prendre un nouveau rendez-vous, c’est refonder une relation. L’été étant passé, il a fallu « attendre » que la rentrée soit digérée, mais pas trop longtemps sinon on se voyait renvoyer l’argument : « c’est bientôt les vacances, les enfants sont fatigués, on verra ça après la Toussaint ». En octobre, on a donc convenu d’un nouveau rendez-vous avec de nouveaux collégiens (une quinzaine). On a re-présenté L’Acte lexique qui a déclenché le même désir de « commencer tout de suite » mais les inscriptions n’étaient pas faites. Il faudra plus de temps encore pour renouer avec la Maison de la Jeunesse : difficile de joindre les responsables par mail ou par téléphone (ils commencent en fin d’après-midi et quand ils prennent leur travail, ils se consacrent aux jeunes). On s’est retrouvé sur le créneau consacré aux « devoirs », avec la responsable intéressée par le rapport à l’écrit (elle a fait un Master 2 autour des difficultés de compréhension en lecture et de la fabrique d’outils sur Internet). On a donc rencontré un nouveau public, 6 filles (du CE2 au CM2) présentes dans cet espace chaque soir, de 18 à 20 heures, pour goûter, faire leurs devoirs avant de rentrer chez elles, juste au-dessus. Espérant « faire des jeux sur l’ordinateur », elles ont grimacé quand elles ont compris qu’il s’agissait de lecture mais, face au montage, elles se sont montrées habiles, agiles :► prenant très rapidement des indices dans les mots (hampes supérieures, hampes inférieures, accents...) ► lisant aisément les phrases dont les mots avaient des lettres mélangées ou seulement la partie supérieure ► réussissant la lecture rapide d’empans de plus en plus longs ► saisissant le lien entre l’acquisition du vocabulaire et la vie : « marrons glacés » jamais vus, pas reconnus ! ► réceptives aux explications sur le fonctionnement de la lecture et du cerveau.

Où on fait enfin « de l’ordinateur » !

C’est l’ordinateur qui est principalement attractif, c’est lui qui est notre meilleur allié ; et notre pire ennemi. Au collège, la première fois, les machines ne fonctionnant pas au CDI, il a fallu descendre un étage (avec les cartables et les manteaux encombrants) dans la salle informatique de la SEGPA. La clé n’ouvrait pas, il a fallu chercher la bonne, trouver l’interlocuteur, traverser un collège désert avec un enfant souffrant, renoncer à l’infirmière (pas là ce jour-là), se réjouir de la bonne volonté d’une secrétaire qui a ouvert la porte. Les enfants se sont rués sur les ordinateurs avec envie (comment font-ils ?) mais rien ne marchait. Les codes d’accès étaient-ils bons (CPE en réunion), le serveur fonctionnait-il (absence du responsable informatique, à mi-temps sur le collège). On s’est quitté avec la promesse de vérifier les codes et, pour mettre les chances de notre côté, de venir en avance pour être prêts à l’heure.

La semaine suivante, il a fallu, comme chaque fois, attendre dehors, passer l’accueil après avoir décliné son identité à travers les tout petits trous d’une vitre opaque où on distinguait à peine la gardienne, attendre, dans l’immense hall, quelqu’un avec une clé qui ouvre. Les minutes tournaient, notre quart d’heure d’avance devenait un quart d’heure de retard : à l’interclasse du jeudi, tout est bloqué pour cause de réunions d’équipes. Les enfants étaient là, eux, à l’heure et impatients. Un sentiment de honte nous a envahis. À la Maison de la jeunesse, on est entré sans autre difficulté que de trouver nos interlocuteurs parmi les joueurs de ping-pong ou de baby-foot. La présence n’étant pas obligatoire, « ça va, ça vient » nous a dit le directeur, et les activités sont nombreuses. Les lieux sont donc structurés autour des activités : jeux de balle, salle d’ordinateurs, coins de discussions. Peu d’affichage et encore moins de livres mais de belles traces d’animations sportives : cerfs-volants, coupes sportives...

Où on découvre l’incroyable et paradoxale ferveur des adolescents !

Quand les ordinateurs fonctionnent, c’est régalant. Devant la première série (test d’entrée), avec des taux de concentration différents (certains tournaient la tête pour parler à leur copain alors que les mots à reconnaître défilaient sur l’écran), tout le monde voulait réussir, freiné par des attitudes contrariantes : ► une oralisation des mots et un suivi de gauche à droite avec la flèche de la souris (perte de vitesse) ► aucune relecture en cas de temps restant (une lecture suffit à laisser croire la tâche accomplie) ► questionnement essentiellement oral au mépris des aides disponibles sur l’écran : le chronomètre pourrait répondre à la question « c’est encore long ? », le contexte aider à saisir un mot nouveau...

Cependant, ils s’accrochent et recommencent l’exercice si les résultats sont insuffisants. Ils passent à la série suivante avec plaisir ne montrant aucun défaitisme devant les mystères persistants : pourquoi ça va si vite ? à quoi sert le point qui clignote et qui fait mal aux yeux ? et les croix qui cachent les mots ? Ils comprennent qu’il ne faut pas essayer de tout lire et cherchent à repérer les « lettres claires » (hampes supérieures ou inférieures, accents, majuscules, initiales, fins de mots...) et, s’ils admettent l’importance de faire des hypothèses (il faut deviner), ils savent que ça n’est pas « au pif » mais en croisant des indices avec une expérience sociale et linguistique (« On va plus souvent chez le médecin que chez l’électronicien alors on devine mieux l’ordonnance que la fiche technique »). Ils apprennent à sélectionner des indices et à les associer ; ce qu’ils font,
presque étonnés de leur « intelligence ». Ils analysent (« Dans la belle horrible, c’est le sens qui va pas. »), fiers d’engranger des savoirs rares (« Oxymore, on pourra le redire à la prof ? »)

Avant chaque séance, on a pris le temps de refaire un point sur la séance précédente, de revenir sur les erreurs et les incompréhensions, de valoriser les réussites pour donner de la cohérence à l’entraînement mais les automatismes ne s’installent pas comme ça : l’écran de l’ordinateur n’est pas encore une surface complètement signifiante (les aides ne sont pas utilisées), la concentration est fugace (difficile de ne pas discuter avec le voisin bien que le temps soit compté). Pourtant, devant un jeu vidéo, il y a tout à parier que ces jeunes ne se laissent pas déconcentrer. Cet entraînement n’a pas encore suffisamment de sens à leurs yeux mais, s’ils ne suivent pas l’entraînement à la lettre, ils en possèdent l’esprit : ils râlent (c’est long !!!!) mais ils n’abandonnent pas, ils veulent comprendre ce qu’ils font, ils consultent intégralement les vidéos explicatives.

Après ce premier passage sur ordinateur, certains, en possession de leur code, se sont entraînés spontanément chez eux... et sont tombés sur une série des plus difficiles : l’indexation d’un texte (série D). On l’a refaite ensemble sur deux textes courts de Bernard Friot extraits de Histoires Pressées (« Encore une histoire tragique », « Texte libre ») pour apprendre à trouver un titre, des mots-clés, un résumé. Ils se sont prêtés au jeu, peinant à synthétiser (ils racontent mais ne résument pas), ayant du mal avec les mots-clés égrenés au hasard, sans hiérarchie. Mais l’envie est là d’apprendre et de bien faire.

Et le sport dans tout ça ?

Pourquoi se sont-ils inscrits au foot, à la boxe ? Ceux qui font de la boxe nous ont dit vouloir « se défendre contre ceux qui frappent », « se sentir forts pour qu’on ne vienne pas les chercher », « venir au collège sans peur ». Ils distinguent taper (amical) de frapper (« Ceux qui frappent ne veulent pas jouer, ils veulent faire mal, ils se servent de leurs pieds, agressent des gens à terre. »). L’un d’eux a reconnu être un frappeur, quelqu’un qui sait qu’il va « cogner des gens ». Il fait donc de la boxe pour « envoyer les bons coups », « taper au bon endroit ». Font-ils un rapport entre ce « sport » et elsa ? « On peut lire les coups », « repérer où les mettre », « savoir où l’autre va les mettre et à quel moment ». Qui a inventé la boxe ? Ont-ils demandé. Est-il riche ? Autant que celui qui a inventé elsa ? Il va y avoir de quoi lire.

Les filles de la Maison de la Jeunesse ne font pas de foot mais leur animatrice, oui. Ayant été expulsée de son logement pour cause de démolition, sa famille a été relogée dans une sorte d’enclave où il y avait peu d’habitants. Là, elle était la seule fille au milieu de garçons passionnés de foot. Elle a joué avec eux, s’est affirmée comme élément positif. Ses parents n’ont rien dit jusqu’à un « certain âge » puis lui ont demandé de ne plus jouer avec les garçons. Au gré d’une nouvelle scolarisation, elle s’est inscrite dans des clubs de filles avec plaisir, même si elle a trouvé le jeu moins puissant que celui des garçons. Elle n’a pas désiré être professionnelle mais suit les résultats de l’équipe nationale avec intérêt.

Où on se redit que « gémir n’est pas de mise »...

Les grèves de ce décembre ont interrompu nos rendez-vous et fragilisé nos bases déjà instables. Dès que les relations reprendront, il nous faudra améliorer les conditions de cet entraînement en les élargissant : ► apporter des informations précises sur le fonctionnement de l’œil et du cerveau ► faire le lien avec les Jeux Olympiques qui restent abstraits en reprenant, par exemple, les « rumeurs » annonciatrices d’enjeux aussi économiques qu’idéologiques : le partenariat avec airbnb qui concurrence les hôtels locaux, la disqualification de la Russie... ► assister aux séances de boxe pour faire des liens entre les deux types d’entraînement. ► présenter le projet aux animateurs, aux bibliothécaires, aux professeurs et aux parents qui pourraient s’associer, améliorant ainsi l’environnement écrit des enfants.

Les aléas du terrain n’ont rien à voir avec de la nonchalance ou du défaitisme. Ils révèlent la faiblesse d’une réflexion éducative qui traverserait et impliquerait tous les lieux de vie de la jeunesse, de l’enseignement aux loisirs et à la santé. C’est alors vers l’éducation populaire qu’il faudrait sans doute pousser ce projet dont l’objectif est de parvenir à ce que les jeunes de 9 communes prennent en main leur statut de lecteur, intrinsèquement articulé à leur statut social.

Inutile de dire qu’il est loin encore d’être atteint tant il est difficile – pour tous les acteurs, pour les élus chargés de la Jeunesse et de la vie des quartiers, les chefs de projet « politique de la ville », les responsables de centres sociaux, de maisons de quartier, les responsables de médiathèques, de PRE, les enseignants, les assistantes sociales, etc. – de se lancer dans des pratiques en rupture avec des habitudes dont la majorité a été pensée dans l’esprit de la 3ème république. Mais pas pour les jeunes...

« Elsa dans les institutions »

[1Voir la brève présentation du projet « Les Athlètes dans leur Tête » parue dans le N° 145 des A.L. (page 64) ou sur le site actes-de-lecture.org