Des enfants, des écrits

« Robert Desnos l’homme qui souriait »

Yvanne CHENOUF avec la participation de Robert CARON

Jacques Fraenkel, ex directeur de la FEMIS (assistant de Bunuel, ami d’Aragon, de Prévert...), un des rares à avoir connu Robert Desnos, nous a reçus pour parler de Chantefables, Chantefleurs, poèmes destinés à la jeunesse. Il a gardé un souvenir si ému et si vivant de celui qui venait lui raconter des histoires dans la chambre où il était reclus avec sa famille pendant l’Occupation qu’il a du mal à parler de l’œuvre sans évoquer longuement l’homme, ami de son père et de son oncle avec lequel il avait participé au mouvement des Surréalistes. Témoins d’une époque sombre et douloureuse, ces courts poèmes témoignent de la résistance opiniâtre d’un homme joyeux qui a aimé la vie jusqu’au bout.

En définitive ce n’est pas la poésie qui doit être libre, c’est le poète.

(Robert Desnos, 1943)

« Alors que, depuis la promulgation des lois antisémites par le gouvernement de Vichy, nous vivions dans la clandestinité, Robert Desnos était un des rares à nous rendre visite. Je ne savais pas alors comment il s’appelait, je ne savais pas non plus comment je m’appelais, je ne savais même pas que ça existait d’avoir un nom. J’avais entre 5 et 6 ans mais je garde un bon souvenir de lui parce que c’était le seul qui souriait alors que la peur régnait. Comme il nous fallait tout de même sortir, ne serait-ce que pour aller d’une cachette à l’autre, Desnos, qui avait, de par son engagement de résistant, la possibilité de faire des faux papiers, avait fabriqué une fausse carte d’identité à mon père et, un jour où j’avais demandé d’aller faire un tour dans le quartier parce que je n’en pouvais plus de rester reclus, on a été raflés. Mon père a alors sorti la carte qui nous a sauvé la vie. La dernière fois que j’ai vu Desnos c’était en février 1944, environ un mois avant son arrestation. Il m’a dit : « C’est bientôt ton anniversaire. Je vais t’écrire un poème, je te ferai un dessin et je reviendrai t’apporter ça la prochaine fois. ». Depuis, je le côtoie tous les jours, j’ai des photos partout. J’ai la chance d’être devenu son ayant-droit puisqu’il est mort sans héritier et, avec Marie-Claire Dumas, je fais vivre son œuvre [1]. Je suis toujours très ému en pensant à lui.

Son père avait commencé comme marchand des quatre saisons avant d’être mandataire (grossiste) en volailles et gibier aux Halles, à Paris. Il l’a laissé mener sa vie de poète en pensant qu’il reviendrait mais il n’est jamais revenu sans pour autant se fâcher avec sa famille. Il a fait de la radio (La clé des songes), a travaillé dans des revues, été représentant de commerce... Antimilitariste, il a résisté comme il a pu mais il a résisté. Il se battait tous les jours, soit en montant des spectacles, soit en faisant des blagues, soit en chantant, en venant nous voir... Il profitait de son activité de journaliste pour piquer les dépêches non encore censurées et les communiquait à la Résistance. Il était membre du réseau AGIR qui comprenait de nombreux cheminots dont certains se sont étonnés, un jour, des mouvements de wagons qui partaient vers la Normandie en transportant des chargements bizarres (ciment, rails...). Michel Hollard, responsable du réseau, a dépêché Desnos sur place (parmi d’autres) pour enquêter. Robert est donc parti avec son petit chevalet d’aquarelliste faire de beaux dessins de la côte. Il s’est aperçu qu’on construisait des bases de lancement de V1 et de V2 et, chaque fois qu’il en localisait une, il l’intégrait à son paysage en dessinant un petit arbre. Aussitôt communiqués à Londres, ces dessins ont servi à des opérations de bombardement. Il s’entendait très bien avec Prévert avec lequel il lui est arrivé de déménager, dans des valises, des armes qu’il cachait chez lui. Bien qu’il ait au moins participé à un acte meurtrier (« Moi aussi j’ai abattu mon ennemi. / Il est mort dans le ruisseau, l’Allemand d’Hitler anonyme et haï. » [2]), il n’a pas été arrêté pour acte de terrorisme mais dénoncé par un journaliste de droite à qui il vouait un mépris total et qu’il avait giflé publiquement en le traitant de « sale collabo ». Déporté à Auschwitz, il est mort du typhus à Térézine alors que le camp venait d’être ouvert par les Soviétiques. En apercevant son nom sur les listes, deux étudiants tchèques, qui connaissaient son œuvre, l’ont cherché et lui ont demandé s’il était bien le poète français. Ils lui ont offert le bonheur de ne pas mourir anonyme. Ses amis se sont alors organisés pour que ses cendres soient recueillies et ramenées à Paris.

Honte aux rutabagas [3]

A Paris, lorsqu’il comprend que ses jours sont en danger, Robert Desnos remet le manuscrit de Chantefables, Chantefleurs à Michel Gründ qu’il croisait régulièrement au café. Malgré la diligence de l’éditeur, l’ouvrage sort trop tard pour que son auteur puisse le voir. Depuis, l’œuvre poursuit son chemin, chantée « sur n’importe quel air » comme le préconisait le titre de la première parution [4] : « J’ai mis un certain temps à connaître ses poèmes, poursuit Jacques Fraenkel, j’ai dû les découvrir quand j’avais 10 /12 ans, et comme beaucoup d’enfants, j’ai commencé évidemment par les Chantefleurs Chantefables qui me fascinaient sans que j’aie accès à leur double sens. La Fourmi, par exemple, est un de ces « poèmes de résistance ». Fourmies est une ville du nord de la France, avec des usines métallurgiques où on fabriquait des locomotives. Ces locomotives étaient connues dans le milieu des chemins de fer, on les appelait des « Fourmi(e)s ». Et quand Desnos parle de la « fourmi de dix-huit mètres », il se trouve que la locomotive et son wagon de charbon mesurent dix-huit mètres ; quant au chapeau, il s’agit du chapeau de fumée. Tous ces pingouins et ces canards qui, dans le train, parlent français, javanais et d’autres langues, il est aujourd’hui évident que ce sont les étrangers, les Juifs et les résistants qu’on emportait dans ces wagons. C’était un jeu, pour Robert, d’écrire comme ça, ça le faisait marrer ; il faisait ça pour les enfants, pour les faire rire et, en même temps, il faisait passer quelques remarques, quelques messages. Il a su nous transmettre, dans une œuvre diverse et variée, non seulement le goût de la liberté mais aussi l’obligation de défendre cette liberté et de se battre pour elle, pour des idées neuves et des idées de générosité... »

Et puis, Jacques Fraenkel ouvre son propre recueil garni de dizaines de post-it pour révéler quelques secrets de ces poésies dont le style et l’humeur rappellent les messages cryptés envoyés de Londres comme le fait remarquer notre interlocuteur : « Dans « Le lotus », par exemple, il écrit, à partir du caïman, « Il pleure, il pleure, il ment » : le rythme et les sonorités de ce vers rappellent ce que chantait Pierre Dac sur Radio Londres : « Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand. ». Dans « Le bouton d’or », (« Un beau bateau, chargé jusqu’au sabord / De cent millions de boutons d’or »), les boutons d’or représentent les étoiles jaunes comme l’affirme aussi Yves Thouvenel qui cite Le Cahier jaune, revue antisémite, en 1942 : « ... une floraison de boutons d’or dans nos artères parisiennes. » [5]. Plus loin, à propos de Nabuchodonosor (« Il brait, il mange, il boit, il dort, / Il n’aura pas de boutons d’or ») Jacques Fraenkel évoque ce roi qui, en 597 avant JC s’empara de Jérusalem et déporta les Juifs malgré leur résistance. Puis il continue avec « Le coquelicot » en pointant, avec le sourire, le mot « cocarde » : Le champ de blé met sa cocarde Coquelicot.

Voici l’été, le temps me tarde
De voir l’arc-en-ciel refleurir.
L’orage fuit, il va mourir,
Nous irons te cueillir bientôt, Coquelicot.

Il poursuit son feuilletage et relève ensuite, avec un air entendu, le mot « éteignoir » dans le poème « Le Tamanoir » (éteignoir : ce qui étouffe et arrête l’élan de l’esprit, de la gaieté) et, continuant sa recherche, il tombe sur un autre poème, « Le brochet », soulignant, comme une évidence, la nature agressive de ce poisson prédateur (voyageur, mauvais cœur) mais aussi, heureusement, de fortune (passager, fragile, peu fiable).

Le brochet
fait des projets.
J’irai voir, dit-il,
Le Gange et le Nil,
Le Tage et le Tibre
Et le Yang-Tsé-Kiang.

Et, quand ses yeux tombent sur « Le Papillon » (« Trois cent millions de papillons / Sont arrivés à Châtillon... »), il raconte : « Pendant l’Occupation, les Anglais larguaient des centaines de milliers de petits papiers argentés destinés à brouiller les radars allemands. Ça coupait l’écho. On les appelait les papillons. On en trouvait plein le jardin. On en ramassait plein ».

Desnos, artificier du langage

Les 30 Chantefables et les 51 Chantefleurs sont des poèmes brefs et suffisamment allusifs pour séduire en même temps qu’intriguer. S’ils résistent à l’analyse (leurs associations de mots, leurs images, leur fin souvent déroutent), ils plaisent sans réserve aux jeunes enfants qui les adoptent en bloc pour leurs rythmes, leurs sonorités et ces volte-face qui envoient joyeusement balader le sens jusqu’au nonsense et jettent la tristesse cul par-dessus tête. Se livrent-ils pour autant à « un plaisir sans contrepartie et sans arrière-pensée », comme l’écrit Pierre Murât ? Il semble que les enfants aiment ces petites pièces moins pour leur légèreté que
parce qu’elles les engagent tout entier, verbalement et physiquement. Sollicités par le rythme des structures jusqu’au vertige, ils entrent dans la ronde, interpelés par des interrogations directes (« Avez-vous vu le tamanoir ? ») ou déroutantes (« Es-tu narcisse ou jonquille ? / Es-tu garçon, es-tu fille ? »), parfois obsédantes à force de tourner sur elles-mêmes [6] (« La digitale au clair matin : Dit-il, dis-tu, dis-je ? (...) Dit-il, dis-tu, dis je ? / Dis-je bien ainsi ? : Dis-je ? »). Ces petites compositions, loin de les laisser indifférents, les exhortent à s’impliquer, par le corps et par l’esprit, à compatir (« Plaignez les gens de Châtillon », « Plaignez plaignez la baleine »), à se mettre en fureur (« Bisque ! Bisque ! Bisque ! Rage ! »), à s’enthousiasmer pour ceux qui, comme l’hippocampe, refusent de se laisser chevaucher ou de se laisser harnacher (« Hip ! Hip ! Hip ! Pour l’hippocampe. » [7]) et restent indéfectiblement confiants :

La lune, nid des vers luisants,
Dans le ciel continue sa route.
Elle sème sur les enfants,
Sur tous les beaux enfants dormant,
Rêve sur rêve, goutte à goutte [8]

Les jeux avec les pronoms favorisent l’identification du lecteur (« Je me fais un édredon / Avec des rhododendrons »), ils l’interpellent (« Si tu vas dans les bois, / Prends garde au léopard. »), ils l’apostrophent (« Tu feras ta barbe / Avec un poireau / lu n’auras pas mon blaireau ») et, finalement, partagent le même sort grâce à l’emploi du « notre » et du « nous » (« Un troupeau de camélias, / Puis un troupeau de dahlias / Ont traversé notre pelouse. », « A Parme nous irons... », « Nous avons même fortune »...) [9].

Si les jeux verbaux attirent les enfants, c’est qu’ils leur font retraverser leur expérience linguistique depuis l’époque où, pour s’emparer du langage, ils affectionnaient les onomatopées (« Pan ! Pan ! Pan ! Oui frappe à ma porte ? »), les litanies (« Perce, perce, perce-neige »), les formules (« Un peu, beaucoup, vraiment, / Un peu plus, doucement, / Et passionnément. »), trébuchant parfois sur les syllabes (« Le bégogo, le bégonia / Va au papa / Va au palais... ») mais recherchant ardemment les difficultés proposées par certains voisinages (« Où résida le réséda ? », « Et pour qui sont ces six soucis ? ») [10]. Ils aiment aussi ces personnages inconnus qui animent les choses (« Mimosa Monsieur, Mimosa Madame », « Père glaïeul où est ton fils ? »), et ennoblissent les univers (« C’est sur la tour Qniquengrogne / Marguerite de Bourgogne, / Marguerite de Navarre »). Le lecteur, enfant ou adulte, reçoit ces comme des cadeaux et c’est ainsi que Robert Desnos les considérait lui qui avait l’habitude d’offrir des textes illustrés aux enfants de ses amis (La Ménagerie de Tristan et Le Parterre d’Hyacinthe ont été écrits pour les enfants de Lise et Paul Deharme en 1932, La Géométrie de Daniel pour le fils de Darius Milhaud en 1939).

Le 8 février 1944, quelques jours avant son arrestation, Robert Desnos écrivait : « Ce que j’écris ici ou ailleurs n’intéressera sans doute que quelques curieux espacés au long des années. Tous les vingt-cinq ou trente ans on exhumera dans quelques publications confidentielles mon nom et quelques extraits, toujours les mêmes. Les poèmes pour enfants auront survécu un peu plus longtemps que le reste. J’appartiendrai au chapitre de la curiosité limitée. Mais cela durera plus longtemps que beaucoup de paperasses contemporaines ». En quittant Jacques Fraenkel, ses étagères et ses murs pleins de souvenirs, nous savons que, dans cet appartement ouvert sur un petit jardin, quelqu’un veille ardemment sur la mémoire de celui qui connaissait de longs poèmes par cœur (Hugo, Apollinaire...) et protège modestement le souvenir de celui qui souriait quand tous les autres tremblaient. Alors qu’en partant, on lui demande s’il n’a jamais eu envie de transmettre son expérience par écrit, il répond : « Ecrire, moi ? Je donne tout ce que je sais, tout ce que j’ai ». Mais il accepte de venir (volontiers) rencontrer des enfants pour parler de Robert si sa santé le lui permet car, dit-il, « j’ai 80 ans, je fais du rab ». Et puis il nous dit au revoir sur la porte, là où il nous avait accueillis, car cet homme est de celui qui aime et qui sait « tenir compagnie ».

« Robert Desnos l’homme qui souriait »

[1Voir l’émission à laquelle ils ont participé tous les deux sur France Culture

[2« Le veilleur du Pont-au-change », 1942, repris dans Destinée arbitraire,
Gallimard, 1975

[3Dans le seringa : « Honneur au seringa / Honte aux rutabagas. »

[430 chantefables pour les enfants sages à chanter sur n’importe quel air, ill. Olga Kowalewsky, Gründ, 1945

[5En 2000, Yves THOUVENEL, comédien, a monté un spectacle sur les Chantefables, Chantefleurs qu’il a joué plus de 300 fois devant 15000 enfants : « Et ! Pourquoi pas ? Spectacle pour un temps de guerre » http://yvesthouvenel.blogspotfr/p/le-bouton-dor.html

[6La digitale pourpre tirant sur le violet fournit la digitaline poison violent à certaines doses que certains résistants portaient sur eux dans une capsule pour ne rien donner, ne rien dire : http://yvesthouvenel.blogspotfr/p/la-digitale.html

[7Respectivement Le tamanoir, Le narcisse et la jonquille, La digitale, Le papillon, La baleine, L’ours, L’hippocampe

[8Le ver luisant

[9Respectivement Le rhododendron, Le léopard, L’œillet et le lilas, Le blaireau, La camélia et le dahlia, La violette, le soleil

[10Respectivement Le Gnou, Le perce-neige, La marguerite, Le bégonia, Le réséda, Le souci