Bonnes pages

« Puisque je vous dis que c’est de l’écrit ! »

Au Club des idées, sur France Inter, le 7 mai 2017, Laurence Luret invitait Alexis Brézet (Le Figaro) et Laurent Joffrin (Libération) à débattre autour du livre d’Ali Benmakhlouf : La Conversation comme manière de vivre (Albin Michel, 2016)

LJ : La conversation est une forme de civilisation. Ça suppose un mode de raisonnement souple à l’écoute de son interlocuteur, un sens de la digression, du changement de sujet, une certaine légèreté et, surtout, ça suppose un accord fondamental entre les deux protagonistes parce qu’ils acceptent de parler sans opposer à l’autre une démonstration irréfutable et péremptoire qui arrêterait là la conversation. C’est un élément de la démocratie, c’est un élément du débat public.

AB : C’est un sujet formidable. La conversation dont Ali Benmaklouf nous parle ça n’est pas le bavardage, ça n’est pas la discussion, ça n’est pas la dispute ou la conférence. C’est un art de vivre, c’est un art de civilisation, cette façon de passer du coq à l’âne. Il cite beaucoup Montaigne, « la conversation qui marche à sauts et à gambades ». Ça, ça me plaît. Mais il y a un truc que je ne comprends pas dans son livre c’est que, pour illustrer cet art de la conversation, il ne va s’appuyer que sur des textes écrits. Vous allez me dire que c’est difficile de s’appuyer sur des conversations...

LJ : Chez Socrate, il n’y avait pas de micro...

AB : Certes, mais la façon de dire « j’ai trouvé des écrivains oraux dont les écrits nous ramènent au parler prompt de la conversation... »... Il nous dit Flaubert. Je ne vois pas en quoi Flaubert est un écrivain oral. Il n’y a rien de plus écrit que Flaubert. Il dit « oui, mais Flaubert gueulait ses textes dans son gueuloir » mais c’est pas de la conversation de gueuler ses textes, c’est pour voir si ça sonne bien.

LJ : Non, mais il cite la correspondance aussi...

AB : Oui, mais la correspondance n’est pas non plus exactement de la conversation. Il nous dit Saint-Simon. Mais, Saint-Simon, c’est absolument pas de la conversation. C’est un écrivain, c’est un styliste. C’est pas quelqu’un qui le soir prenait des notes sur la vie. C’est pas du tout ça. Il le fait à la fin de sa vie et il fait exploser la syntaxe des grands seigneurs qui ont écrit leurs souvenirs. Pourquoi on retient Saint-Simon ? C’est parce que c’est un écrivain ! Oui on parle de conversations auxquelles il a assisté mais ça n’est en rien illustratif de la conversation. Et de la même façon Proust. Il faut quand même m’expliquer en quoi Proust serait un écrivain oral ! Il y a des gens qui parlent dans des salons, dans Proust, mais ce n’est pas pour autant un écrivain oral.

LJ : Il le retranscrit avec tellement de talent que ça devient l’essence même de l’échange informel, drôle, émouvant ou parfois ridicule. Il se moque de ses propres personnages. Ça arrive souvent. Dans Proust, comme dans Oscar Wilde et d’autres, vous avez un art de la phrase... Il y a une parole...

AB : Il y a un humour absolument extraordinaire...

LJ : C’est un art écrit de l’oral.

AB : Non ! Proust n’est pas un art écrit de l’oral, c’est un art écrit de l’écrit.

(rires)

LJ : Dans la manière dont il retranscrit les dialogues si, bien sûr, bien sûr... On peut le dire de beaucoup d’écrivains, évidemment...

AB : Il se trouve qu’il est spécialiste de Montaigne, il s’intéresse à Proust, à Saint-Simon, il a raison mais je trouve qu’appliquer ça à sa thèse c’est un peu curieux...

LL : Même quand il rappelle les paroles de Montaigne quand il dit dans Les Essais : « On est sur la manière de dire pas sur la matière de dire... »

AB : Si on veut s’intéresser à l’art de la conversation il faut faire de l’histoire parce qu’on ne parle pas de la même façon chez Athenaïs de Montespan... Proust le raconte très bien, il dit : « Elle avait le tour Mortemart, la façon de parler des Mortemart », bon, après encore faut-il l’expliquer... Il aurait pu s’appuyer là-dessus dans Proust...

LJ : Attendez ! Vous faites une critique comme s’il aurait fallu qu’il utilise la littérature mondiale pour illustrer sa thèse. Il suffit de prendre des exemples... Comme dans une conversation d’ailleurs...

AB : Oui, mais son livre n’est pas un livre de conversations, c’est un essai...

LJ : Ce n’est pas un traité, une somme définitive. Heureusement d’ailleurs...

AB : Les salons de madame de Staël c’est pas la même chose qu’Alexandra Sublet. C’est intéressant de voir comment a pu évoluer...

LJ : La comparaison est délicieuse...

LL :... et osée

AB : N’empêche que, est-ce que c’est pas ça les salons d’aujourd’hui ? Je n’en sais rien. Moi ça m’aurait intéressé. La conversation chez les Anglais, le small talk, c’est pas la conversation des Français. C’est autre chose...

LJ : Vous êtes injuste. J’ai appris beaucoup de choses dedans, par exemple des termes qui sortent de la rhétorique si j’ai bien compris. Alors, je vais faire une interrogation : qu’est-ce que c’est qu’un apophtegme, un solipsisme, un enthymème ? (...)

AB : C’est pas l’art de la conversation, ça. C’est l’art de la rhétorique et la rhétorique c’est écrit. (...)

LJ : Il y a une phrase que je trouve intéressante, elle est de Brecht : « Il pensait dans d’autres têtes et dans la sienne d’autres que lui pensaient. C’est ça la vraie pensée. » (...)

Extrait

« Que ma Bovary m’embête ! Je commence à m’y débrouiller pourtant un peu. Je n’ai jamais de ma vie rien écrit de plus difficile que ce que je fais maintenant, du dialogue trivial ! Cette scène d’auberge va peut-être me demander trois mois, je n’en sais rien ? J’en ai envie de pleurer par moments, tant je sens mon impuissance. Mais je crèverai plutôt dessus que de l’escamoter. J’ai à poser à la fois dans la même conversation cinq ou six personnages (qui parlent), plusieurs autres (dont on parle), le lieu où l’on est, tout le pays, en faisant des descriptions physiques de gens et d’objets, et à montrer au milieu de tout cela un monsieur et une dame qui commencent (par une sympathie de goûts) à s’éprendre un peu l’un de l’autre. Si j’avais de la place encore ! Mais il faut que tout cela soit rapide sans être sec, et développé sans être épaté, tout en me ménageant, pour la suite, d’autres détails qui là seraient plus frappants. (...) La phrase en elle-même m’est fort pénible. Il me faut faire parler, en style écrit, des gens du dernier commun, et la politesse du langage enlève tant de pittoresque à l’expression ! »

Gustave Flaubert, Lettre du 19 septembre 1852, in Correspondance II, Gallimard Pléiade
« Puisque je vous dis que c’est de l’écrit ! »