Dossier : « Dans l’air du temps »

« Un nouveau SOUFFLE pour la lecture ? »

Yvanne CHENOUF

Trois colloques se sont récemment tenus sur la lecture des jeunes : l’un, sur les premières Assises de la Littérature de Jeunesse, un deuxième, sur le plan lecture de l’Éducation nationale, un troisième, sur un Observatoire de la lecture des adolescents. Chacun de ces événements concernait les politiques de lecture et leurs partenariats, un sujet récurrent de notre revue depuis le premier numéro : « Il ne s’agit plus d’ériger les uns en chercheurs et les autres en praticiens sur le modèle d’une division plus ou moins bien comprise du travail, il s’agit d’une alternance entre le temps de l’action et celui de l’analyse conduite par des partenaires égaux mais différents, uniquement préoccupés de promouvoir ensemble un projet qui s’élabore en même temps que se constitue la communauté des praticiens-chercheurs ». [1]

Premières Assises de la Littérature de Jeunesse

Initiées par le Syndicat National de l’Édition et le Centre National de la Littérature pour la Jeunesse, ces Assises se sont tenues le 2 octobre au grand auditorium de la BNF pour mettre à plat les problèmes des acteurs de la chaîne du livre (auteurs, éditeurs, journalistes, libraires, prescripteurs...).

En ouverture, les intervenants [2] ont salué une production variée et dynamique : en 2016, 364 millions d’euros de chiffre d’affaires représentant 13,5% de parts de marché (+5,2%), 88 millions d’exemplaires vendus, 16 500 nouveaux titres, 111 millions d’exemplaires imprimés (20% en France) et une quatrième place derrière la littérature générale, le scolaire et les sciences sociales et humaines [3]. Si les titres destinés à la Petite Enfance (collage, coloriage, découpage) sont en légère décroissance ce n’est ni le cas des documentaires, ni celui des encyclopédies et des fictions : « Une littérature jeunesse en mouvement y compris pour les exportations : 31% des contrats cédés en 2016 concernent le livre jeunesse... coéditions nombreuses (68% sur l’ensemble de l’édition française), 40% des titres en direction des éditeurs chinois, devant l’Espagne et la Corée du Sud. Du côté des provenances, les % des traductions restent issus de l’anglais. Fa balance commerciale avec l’Allemagne est équilibrée... ». [4]

Pour faciliter l’accès de tous les enfants à cette production, le ministère de la Culture, représenté par Nicolas Georges, directeur du livre et de la lecture, a engagé un Plan d’Education Artistique et Culturelle : repenser les heures d’ouverture des bibliothèques pour augmenter leur fréquentation (mission d’Erik Orsenna [5]), renforcer les actions en direction de la Petite Enfance (plan Premières Pages avec les Conseils Départementaux) et de l’Enfance (formation des animateurs de centres sociaux avec l’Education nationale), soutenir les événements nationaux (Partir en livre, Petits champions de la lecture, Nuit de la lecture..) en lien avec le Salon du Livre et de la Presse de Jeunesse. Rien de nouveau dans ce Plan essentiellement tourné vers l’amélioration de l’offre de la naissance à l’adolescence ; les tables rondes ont valorisé une autre continuité, celle du livre, de sa fabrication à sa médiation.

Qu’est-ce qu’un bon éditeur ? Celui qui donne « une équivalence graphique au projet de l’auteur en fonction de l’âge des lecteurs » pour la directrice éditoriale et le directeur artistique, celui qui aime et respecte les auteurs, pour l’éditrice, celui qui a « une vision », pour l’auteur [6]. Une fois la décision prise d’éditer (étape éludée), la sortie d’un livre a été présentée comme la conséquence d’« une somme de choix et de non-choix », « une succession de petits miracles ». En toile de fond, toute une chaîne de contraintes... ► du côté matériel, avec la montée d’une génération de graphistes qui pose de nouveaux défis de fabrication [7] quand certains savoir-faire ont disparu du territoire national (délocalisation de certaines opérations d’impression), ► du côté légal, avec des règles environnementales qui se durcissent (papiers issus de forêts gérées durablement, empreinte carbone, tests en laboratoire pour répondre aux normes de sécurité liées à la norme jouets), ► du côté financier, quand il s’agit de réunir des fonds entre le privé (ressources de l’éditeur et de l’auteur, comme l’a précisé François Place en évoquant ce « projet plus grand que lui » qu’ont représenté Les Atlas des Géographes d’Orbae [8]) et le public (ressources du CNL, de Conseils départementaux...). Chaque fois, ont affirmé les éditeurs triés sur le volet, l’ambition est de créer un événement graphique qui facilite et surprenne les usages avec « une passion et un enthousiasme que l’enfant doit ressentir quand il a le livre en mains ». Étaient à la tribune des éditeurs ayant pignon sur rue et un auteur publié, une situation non représentative de l’ensemble du champ. [9]

Soutenue par la salle où nombre de créateurs s’étaient donné rendez-vous [10], Samantha Bailly, présidente de la Charte des auteurs et des illustrateurs jeunesse [11], a rappelé, entre autre, les disparités de traitement entre les auteurs publiés en littérature jeunesse et ceux publiés en littérature générale [12] : « C’est une situation sacrificielle... à la limite de la condescendance et du mépris des créateurs » mais aussi de l’histoire sociale des femmes tant est courante l’idée qu’écrire pour les enfants est un passe-temps féminin : « Même chaîne ? Même combat ? Alors même pourcentage ! ». Contournant la relation auteur / éditeur « toujours faite de liens et de conflits » et l’union sacrée, Jeanne Benameur (qui a cessé toute autre activité professionnelle pour écrire) a plaidé pour la liberté d’un l’auteur non déconnecté des « luttes sociales et politiques ». Animateur de la journée, Thierry Magnier a annoncé la tenue de négociations autour de la réforme du contrat d’édition tandis que Gilles Bachelet a croqué la relation éditeur / auteur comme celle d’un chat et d’une souris. Entre artisanat (créativité) et industrie (productivité) les tensions idéologiques et économiques ont débarrassé la profession de l’innocence où on la cantonne sous prétexte d’enfance.

« Il est plus facile de déplacer des gens pour le tennis que pour le ping-pong. Nous avons un petit côté ping-pong » a ironisé Fred Bernard pour illustrer le désintérêt de la société pour les écrits d’enfance. Surproduction éditoriale, rotation des titres et des auteurs, baisse du lectorat, nouveaux supports, nouveaux modes de lecture... la résistance aux obstacles externes a été abordée séparément : ► l’éditeur se bat pour publier des œuvres innovantes et préserver le patrimoine (réédition), ► le libraire pour « faire passer » le meilleur de la production (expositions, conseils, animations [13]), ► le prescripteur pour rapprocher le public des livres, ► l’auteur pour assurer la promotion de son travail (et son équilibre financier) en rencontrant son public même si cela l’extrait de son atelier et lui demande des qualités non apprises. Chacun, à sa place, tente d’attirer l’attention des grands médias en dehors des fêtes de Noël ou des vacances d’été en portant des livres qui ne s’oublient pas (classiques et nouveautés) auprès de lecteurs toujours uniques. Gagnera-t-on de nouveaux lecteurs sur le modèle des lecteurs existants ? Les intervenants qui semblaient y croire parlaient de rencontres uniques pour ne pas dire miraculeuses. Les diffuseurs de la grande distribution, qui doivent gagner des publics, incluent dans leur logique de profit les sociabilités que les librairies de quartier tiennent à bout de bras.

Le circuit des livres est assuré par des librairies de taille différente, des grandes surfaces spécialisées et Internet, auprès d’un public qu’on habitue à croire qu’il pourra trouver dans le même endroit « un titre spécialisé et un succès commercial... un livre et un autre produit culturel ». Les représentants de la librairie de quartier et de l’enseigne de grande distribution ne se sont pas parlé : ils ont décliné leur position respective entre commerce vertueux (protégé par la loi Lang mais menacé par la non attractivité des centres villes, la fuite du public vers Internet, les loyers trop chers, l’espace difficilement extensible, les taux des remises asphyxiant) et grande distribution agressive (multiplication des espaces propices à la flânerie et à la découverte grâce à un fonds diversifié et des vendeurs formés, sélection du meilleur de la production comme n’importe quelle institution culturelle — Cultura organise le prix Talents pour les adultes et les jeunes). Seuls des lecteurs cultives peuvent se repérer et se positionner face à cette offre de nature et de valeur inégale à condition d’être formés. Les médiateurs se donnent-ils cette fonction ?

La succession des interventions ont donné l’image d’actions cloisonnées et la nécessité de réunir tout le monde à la tribune pour ne froisser personne a nui à la recherche d’une parole cohérente. Chaque orateur, limité par le temps, a eu tendance à mettre en avant le meilleur de son action en insistant davantage sur les obstacles externes (carences des financements institutionnels, manque de disponibilité du public) que sur les mécanismes d’exclusion liés à ses façons de concevoir l’intervention publique. En se centrant sur l’émotion procurée par les rencontres avec ses lecteurs, a redonné à la lecture l’intensité et la simplicité d’un acte profondément social. Thierry Magnier a conclu la journée en rendant un hommage ému à Robert Delpire récemment décédé.

Que ces Assises puissent avoir une suite semblait si évident qu’un thème circulait déjà : formation ! Mais à quoi et comment se former si le public n’augmente pas et la production surabonde ? Comment faire exister, ensemble, le besoin social de lire auquel tous les jeunes sauront répondre dès lors qu’ils saisiront en quoi la lecture peut les aider à devenir acteurs de leur propre vie, dans leur environnement ? Un coup d’œil sur la salle (public féminin, blanc, classes moyennes) interroge : ne parlons-nous que des livres qui nous ressemblent ? Pourquoi des individus différents prendraient-ils le risque de nous lire ? Personne ne maîtrise suffisamment les réponses aux problèmes qui se posent pour se prétendre formateur mais chacun peut s’atteler, avec les autres, à la recherche de solutions. Les prochaines Assises pourraient alors avoir le goût troublant d’un premier rendez-vous.

LES TABLES RONDES

Du projet à l’objet, modération, Brigitte Leblanc (directrice éditoriale Gautier Languereau et Hachette), François Place (auteur/illustrateur), Jean-François Saada (directeur artistique, Gallimard) et Alix Willaert (chef de fabrication, Albin Michel).

Relations auteur-éditeur : création et prise de risque : modération, Thierry Magnier (éditeur, président du groupe jeunesse, SNE), Jeanne Benameur (auteure), Samantha Bailly (auteure, présidente de la Charte des Auteurs et Illustrateurs Jeunesse), Magali Le Hulche (auteure, illustratrice), Emmanuelle Beulque (directrice éditoriale, Sarbacane). Gilles Bachelet dessinateur, en direct.

Promouvoir : modération, Michel Abescat (Télérama), Nathalie Brisac (communication/formation, L’école des loisirs), Simon Roguet (Librairie M’Lire, Laval), Sylvie Vassallo (directrice SLPJ), Fred Bernard (auteur/illustrateur). Estelle Billon-Spagnol a mis les débats en dessins.

Diffusion/distribution : pas de modérateur, Amanda Spiegel (libraire), Bruno Caillet (directeur de la diffusion, Madrigall), Jean-Luc Treutenaere (directeur des relations extérieures, Cultura).

Médiation : modération, Zaïma Hamnache (formation, CNU, BNF), Françoise Legendre (inspectrice générale des bibliothèques), Brigitte Réauté (Bureau des collèges, Direction de l’enseignement scolaire), Jo Hoestland (auteure), Sébastien Féranec (professeur documentaliste).

La Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse a publié une exposition « Dans la peau d’un auteur jeunesse - Comment un auteur gagne-t-il sa vie ? » et une web série avec le même objectif : défendre la création jeunesse et rendre leur réalité sociale concrète. (http://la-charte.fr/docs/DsLaPeau_web.pdf). Photographié par Laura Stevens, chaque auteur / illustrateur a posé avec son objet préféré en précisant son équivalent en nombre de livres vendus. Pour louer cette exposition, belle et humoristique : écrire@la-charte.fr

Cérémonie de mobilisation pour le livre et la lecture. Ensemble pour un pays de lecteurs

C’est sous les ors de l’Académie Française que s’est joué le deuxième acte. Entrée du public (collégiens de banlieue, écrivains, journalistes, prescripteurs) puis des acteurs : figurants (académiciens, auteurs, journalistes...), rôles secondaires, du moins ici (association des Maires de France, Lire et Faire Lire...), rôles principaux (Hélène Carrère-D’Encausse, maîtresse de cérémonie, Erik Orsenna, lucide trublion) et premier rôle (Jean-Michel Blanquer ministre et commandant en chef de cette opération).

Hélène Carrère d’Encausse a rappelé, en ouverture, le rôle de l’écrit en France, pays de la lecture, de la culture et des écrivains, elle a célébré la langue, sang et génie de la nation, signe de son immortalité... et conclu par ces mots : «  Remuer le champ de la langue, écrivez car l’esprit guide le monde ». Le ton était donné pour lancer une « campagne ambitieuse de mobilisation pluriannuelle en faveur du livre et de la lecture pour susciter l’envie de lire chez les enfants et chez les jeunes » [14]. Après avoir posé le milieu familial comme source principale du rapport à l’écrit, Jean-Michel Blanquer a puisé ses solutions dans l’oral et dans l’école : nécessité de posséder un vocabulaire étendu et précis [15], une langue souple, garante de bonnes relations, dédoublement des CP dans « les zones les plus défavorisées », emploi de méthodes syllabiques [16] « dont l’efficacité est attestée par la science, par l’expérience et par la comparaison internationale » [17], renforcement de la place du livre à l’école, soutien « des bibliothèques d’écoles et des CDI », augmentation des heures d’ouverture des médiathèques qui se doivent d’être plus inclusives. Que faire d’un tel catalogue où les déclarations d’intentions priment sur la planification annoncée sinon « y croire » et c’est d’ailleurs dans un credo républicain que le ministre a exhorté le pays à se lever pour proclamer sa foi en la lecture, sa foi en la jeunesse, en conjuguant les efforts de l’Éducation nationale, de la Culture et des Territoires. Pas question de divisions ou de tiédeur mais de cohésion nationale ; seul le ministre s’accordera le droit de scission en sélectionnant ses partenaires parmi les associations « les plus méritantes » (Lire et Faire lire, Silence on lit /, Le Labo des histoires) [18] avant de conclure que l’échec de 20% des enfants qui sortent de l’école sans posséder les savoirs fondamentaux est la cause des inégalités sociales, pas l’inverse. Tout cérémonial a son trublion et Erik Orsenna se prête au jeu avec humour (« Fait comme je suis, si je n’avais pas été écrivain je n’aurais pas pu emballer les filles »), émotion (« Nous sommes des enfants des livres », « La culture littéraire est un trésor offert dès l’enfance », « Celui qui ne lit pas est exilé de son propre pays ») et franchise (« Nous avons un réseau de bibliothèques incroyable, plus important que celui des bureaux de poste : 16000 bibliothèques fixes, roulantes, des écoles aux maisons de retraite », « L’injonction paradoxale c’est de demander aux villes d’ouvrir les bibliothèques mais sans sous. »). Il ne nous reste pas d’autre trésor que le travail mais ça, la fable l’avait déjà dit.

C’était au tour des associations partenaires de battre le rappel et Alexandre Jardin (Lire et Faire lire) s’est montré reconnaissant face à un ministre qui généralisait son initiative quand les autres l’avaient seulement appréciée : « On va tous jouer le jeu, on va faire une nation de lecteurs. Un million d’enfants c’est mesquin : la totalité ou rien. On doit devenir un grand peuple. Applaudissons-nous pour la bataille que nous allons gagner ». Plus pragmatique, Michèle Bauby-Malzac, présidente de l’association, a reparlé des moyens, soutenue par les représentants des communes rurales : « Bénévolat ne veut dire ni amateurisme, ni improvisation, ni gratuité. Nos intervenants ont besoin d’un programme de formation. » [19] Enfin, Danièle Sallenave a présenté l’association Silence on lit ! [20] qui incite les communautés éducatives (élèves, professeurs, agents de service...) à cesser toute activité 15 minutes par jour pour lire silencieusement : de l’intériorité dans un monde brutal, un climat convivial autour de la culture et c’est l’obscurantisme repoussé, la civilisation recouvrée.

À son corps défendant, on attend toujours quelque chose d’un lieu aussi sacralisé. La défense appuyée de « la » belle langue qu’il sied de parler au-dessus des usages populaires provoque d’abord de l’agacement. Une langue tire sa grandeur de ses capacités d’adaptation et d’évolution, voilà ce que les jeunes collégiens, venus pour écouter et se taire, auraient dû entendre afin de pouvoir défendre, eux aussi, le bien commun (le fameux trésor). Ensuite, vient l’amertume : combien, dans ces colonnes, avons-nous soutenu des BCD ouvertes sur le quartier, reliées aux CDI et aux bibliothèques municipales, cogérées avec les enfants, les parents et les habitants dans l’indifférence des ministères concernés [21] qui s’emparent désormais du travail militant (le nôtre parmi d’autres) en le diluant. Puis, vient l’irritation : comment sont recrutées les associations « méritantes » [22], selon quelles évaluations et au nom de quelle entente secrète dont nous sommes absents ? Suffit-il d’énoncer les choses pour qu’elles adviennent comme si aucune force sociale ne résistait aux meilleures intentions ? Il avait raison La Fontaine : il ne nous faut laisser nulle place où notre esprit ne passe et ne repasse. Continuons de creuser, fouiller avec courage : c’est toujours le fond qui nous manque le plus.

Observatoire de la lecture des adolescents. La place de la lecture dans l’accès aux sciences et la construction d’une culture scientifique

Le 16 novembre, à l’auditorium de la Gaîté Lyrique, Lecture Jeunesse avait convié un public nombreux pour parler du rapport à la lecture scientifique des adolescents (78% d’entre eux déclarent lire pour leurs loisirs et « apprendre » est la sixième fonction qu’ils attribuent à la lecture). « Mettre à disposition les données utiles à l’action de terrain et à la décision politique, proposer de nouveaux questionnements, analyser les pratiques émergentes, mettre en lumière les nouveaux enjeux » [23], telles sont les missions fixées à l’observatoire autour duquel une pluralité d’intervenants, issus du monde de la culture, de l’éducation nationale, de la recherche et des arts, s’était réuni.

Comment intéresser les jeunes à la science ? Marion Montaigne, auteure de la série Tu mourras moins bête (mais tu mourras quand mêmeJ [24] y répond avec humour et causticité (parce que la vie est trash et qu’en rire permet de décompresser, dit-elle). Elle tente de traduire la spécialisation des discours scientifiques en bande dessinée [25] en rencontrant des chercheurs qu’elle représente par le Professeur Moustache (en réalité une femme). De sa place d’intermédiaire, entre les questions que se posent ses lecteurs et les travaux des chercheurs, elle n’édulcore rien ni de la complexité des débats, ni de la rudesse de la vie sous prétexte qu’elle s’adresse à des jeunes. Les deux autres vulgarisateurs (Jean-Baptiste de Panafieu et Nathan Uyttendaele) ont insisté, l’un sur la nécessité d’associer les lecteurs à la manière dont les savoirs sont produits (comment sait-on ce qu’on sait), l’autre, sur l’importance de la forme (humour, esthétisme) même pour les sujets les « moins sexy » : les statistiques. [26] L’écriture scientifique est une question d’angles plus ou moins visibles et de partis-pris toujours sous-jacents (l’humour en est un) : comment distinguer l’histoire vraie de la vraie histoire, repérer quand la fiction sert la science [27] ou quand elle se sert de la science, apporter des réponses ou partager des questions ? Le ton (la voix) est primordial pour abolir les frontières avec la science et alerter sur les représentations du monde, sa réalité et son avenir. Ces intervenants font figure d’exception dans un domaine où l’édition peu féconde et peu précise (frontières poreuses avec la Fantasy et la Science-Fiction), se montre plus descriptive qu’explicative et centrée sur l’écologie, les animaux, la biologie, l’univers, le futur et l’extrapolation (et si la Terre s’arrêtait de tourner ?) même si la tendance est aux sujets de société (pouvoir sur sa vie personnelle et collective). Christelle Gombert, rédactrice en chef de Lecture Jeune, a confirmé ce propos en signalant l’érosion de la presse (dès 11/12 ans) au profit des Blogs et de Youtube. Elle a insisté sur la place de la science dans la fiction : quels thèmes, quels lieux, quels personnages (hors des nouveaux stéréotypes : filles dégourdies et autonomes, garçons maladroits et timides — sortes de Geeks).

Clémence Perronnet qui s’intéresse, dans l’équipe de Christine Detrez, au rapport des contenus scientifiques sur les pratiques, a troublé ce début de colloque où l’exposition prévalait sur la discussion. Elle a souligné les inégalités de représentations selon le sexe ou l’appartenance sociale des jeunes [28], constatant le peu de filles en couverture des magazines, des fonctions féminines stéréotypées et des rôles masculins surdimensionnés véhiculant l’image d’une science qui va vite et fort. Ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces représentations menaçantes pour leur image sociale (il faut se sentir intelligent) ou leur sexe (c’est trop viril, pas assez féminin [29]) se sentent exclus même si la Science reste attirante comme en attestent les audiences d’émissions télévisées (C’est pas sorcier, par exemple).

Faut-il s’identifier aux personnages pour lire la science (comme en fiction) ? Est-ce compatible avec le développement de l’esprit critique ? L’importance n’est-elle pas d’ouvrir les regards, de varier les angles de vue ? Le rédacteur en chef de Sciences et Vie junior a évoqué la double nécessité, pour l’éditeur, de ne pas perdre son public (ici majoritairement masculin) en travaillant sur les représentations mais aussi sur l’égale proximité des points de ventes (rareté de kiosques en banlieues populaires). Les conditions d’accès à l’écrit touchent autant l’organisation matérielle (mise à disposition des ressources) que sociale (raisons de lire), autant la possibilité de se retrouver dans un texte que de s’y repérer. C’est pourquoi les scientifiques présents ont insisté sur la nécessité de sortir les jeunes de leur seul rôle de consommateurs et de les impliquer dans les enjeux politiques de la connaissance : comment se décident les programmes de recherche ? Comment se transmettent les savoirs mais aussi les doutes ? Entrer dans la science c’est accepter le temps long et incertain de la pensée : c’est entrer dans l’écrit. Les scientifiques ont-ils le loisir de cette initiation ? Certains, comme Emmanuelle Pouydebat ou Jean-Noël Aqua, s’y engagent malgré les soupçons qui pèsent sur la vulgarisation (inutile à l’évaluation des chercheurs, chronophage par rapport aux missions du laboratoire, simplificatrice, narcissique et vénale). Pourtant, dès qu’il s’y essaye, tout chercheur y prend goût. Médiatiser leurs travaux est heuristique : en transmettant, ils s’instruisent et élargissent leurs intérêts. Mais, reconnaissent-ils, ils manquent de médiations en direction du public le moins instruit, pour évoquer les résultats mais aussi les méthodologies, mettre en scène le doute et renforcer la conscience des gens quant aux questions qui conditionnent leur vie. Des relations inédites se créent autour du partage des enjeux de savoirs entre le chercheur (responsable de la transmission des savoirs et des doutes) et le journaliste (responsable de l’angle et du ton). On le découvre aussi bien avec des médias dédiés au partage des savoirs (« The Conversation France ») que lors d’événements comme l’attribution de prix (celui de la Science se livre, par exemple) où bibliothécaires et chercheurs croisent leurs avis sur la qualité d’un livre scientifique.

De plus en plus souvent, dans les bibliothèques ou lors d’événements culturels, les adolescents sont invités à co-construire les animations dans des espaces dédiés, à prendre leur part dans un débat public qui n’exclut pas la science de la culture et se passionne pour les questionnements les moins liés, apparemment, aux urgences quotidiennes : « Veut-on manger un animal intelligent ? », « Comment font les fourmis pour retrouver leur chemin ? », « Comment s’y prend un oiseau pour mémoriser plus de 3000 cachettes en un rien de temps ? ».

Des pratiques se cherchent entre réseaux de professionnels pour intégrer l’écrit scientifique dans l’action et la réflexion publiques : rapprocher les livres des événements culturels (kiosques) [30], créer des espaces de dialogues entre les chercheurs et les citoyens (Jouer à débattre) [31], produire en intégrant le numérique et ce que ce support permet au niveau du renouvellement des usages, notamment l’interactivité. Les tiers lieux se multiplient (Fablab, Livinglab) au risque « de contribuer, à terme, à une ubérisation des savoirs et des connaissances... une négation des compétences acquises par certains au profit d’une pseudo-connaissance universelle ». [32] Annie Vibert, de l’Éducation nationale, était là pour rappeler la spécificité de la compréhension des écrits scientifiques et la vigilance à avoir pour que le livre soit au service d’une émancipation sur des sujets vitaux longtemps confisqués (à l’école, on privilégie les écrits narratifs, à la télévision, les experts...). Ange Ansour, responsable du programme Les Savanturiers au Centre de recherches interdisciplinaires, a parlé d’éducation par la recherche, des enseignants et de leurs élèves.

LES TABLES RONDES [33]

Littérature de l’imaginaire, livres-docus, vidéos.
Quelles représentations des sciences ? Jean-Baptiste de Panafieu, auteur scientifique, Clémence Perronet doctorante en sociologie (ENS Lyon), Nathan Uyttendaele (youtuber, auteur de La statistique expliquée à mon chat).

Quels enjeux de la vulgarisation scientifique ?
Julien Falgas, chercheur associé au Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine, Emmanuelle Pouydebat, directrice de Recherches au CNRS et au Muséum National d’Histoire Naturelle, Jean-Noël Aqua, maître de conférences à l’Université Pierre et Marie Curie, Sorbonne Universités & l’Institut des NanoSciences de Paris, chercheur en physique théorique.

Quelle place, quels rôles pour la lecture et l’écriture dans la médiation scientifique ?
Laurence Bordenave, fondatrice de l’association Stimuli et scénariste, Claude Farge, Universcience, directeur des éditions et du transmédia, de la bibliothèque et des ressources documentaires, Ange Ansour, directrice du Programme Les Savanturiers — L’École de la Recherche.

Mais pour quoi ? En effet, si les acteurs de l’éducation se précipitent dans ces manifestations, ils désertent les réunions (d’institutions ou d’associations) où il ne s’agit pas seulement d’écouter mais de penser ensemble des actions cohérentes à tous les étages de l’action culturelle. D’où le trouble laissé par ces « grandes messes » où on comprend bien le souci, pour les organisateurs, de « faire parler tout le monde » et pour les auditeurs de se ressourcer : on découvre aux tribunes, des gens porteurs de pratiques et de lieux vraiment intéressants. Mais le rôle des ministères est-il d’ajouter des plans, des programmes, des « idées » à la multitude d’initiatives ou de faire se rencontrer ce qui traverse confusément la nation afin de « déterminer vers où ça pousse » ? Comment défléchir les poussées nuisibles ?, Comment creuser les sillons prometteurs ? - chacun à son niveau, à son échelle, au sein d’une multitude de passants dont chaque pas compte. Un tel monde n’ouvre guère de perspective d’héroïsme. Chacun n’y est qu’une infime partie de ce qui vient. Tout le monde y emporte par ce qui le traverse. Mais chacun y contribue à orienter ce qui arrivera demain. » Etre « digne de ce qui nous arrive », aurait dit Deleuze. [34]

« Un nouveau SOUFFLE pour la lecture ? »

[1Jean-Pierre BENICHOU, allocution clôturant le congrès d’inauguration des BCD, A.L. n°5, mars 1984

[2Laurence HEGEL, présidente de la BNF, Pierre DUTILLEUL, directeur général du SNE.

[3Repères statistiques du SNE

[4Mathilde LÉVÊQUE, Le Magasin des enfants

[5Auprès des acteurs des établissements de lecture publique pour que la lecture améliore la vie citoyenne et la cohésion nationale.

[6« Sur la route de la voix », A.L. n°97, mars 2007, « Chants d’honneur », Ai. n°106, juin 2009. (www.lecture.org)

[8Trois tomes parus de 1996 à 2000, réunis en un coffret de deux volumes, Casterman, 2015

[9« Littérature jeunesse, une vitalité trompeuse », Nicole VUSLER, 29/11/2017

[10Environ 700 membres à la Charte des auteurs et illustrateurs

[11« Je vois des auteurs et illustrateurs, avec de jolis succès derrière eux, ayant du mal à payer leur 45€ de cotisation et vivre dans l’incertitude et l’angoisse. » Source

[12Les droits d’auteurs en jeunesse se montent à environ 6% partagés par l’auteur et l’Illustrateur dès l’à-valoir remboursé. Une douzaine d’ouvrages par an pour un Smic (« Dans la peau d’un auteur »

[14Extrait du document de presse distribué le jour de la cérémonie.

[15A ce moment le ministre a commis un lapsus en évoquant les polémiques menées dans les écoles, au lieu des politiques.

[17La preuve scientifique a été administrée lors des Controverses de Descartes (29/11/2017) à l’initiative d’Alain BENTOLILA.

[19Voir ici

[21Sauf lors du colloque sur les BCD : AL N°105

[24Blog, série sur Arte. Marion a publié, chez Dargaud Riche, pourquoi pas toi ? (avec Monique PINÇON CHARLOT et Michel PINÇON, 2013) et Dans la peau de Thomas Pesquet (2016)

[25Les chercheurs peuvent-ils faire connaître leur travail grâce à un récit littéraire ?, question à laquelle a tenté de répondre François BON

[26La statistique expliquée à mon chat

[27On a évoqué la production de Jean-Baptiste de Panafieu et, notamment, son roman de science-fiction en plusieurs tomes L’Éveil (Gulf Stream).

[29Les héroïnes « monosourcils » ne seraient pas assez soignées et sur Arte, le Professeur Moustache a perdu sa moustache.

[33Programme complet sur : http://www.lecturejeunesse.
org/livre/16-novembre-2017/