Dossier : « Dans l’air du temps »

« L’écriture inclusive »

Dominique VACHELARD

« Quand les hommes
ne peuvent changer les
choses, ils changent
les mots.
 »

Jean Jaurès

Il fallait bien que l’AFL s’intéresse au débat de l’écriture inclusive, de la façon dont on se représente l’écrit au niveau national. C’est Dominique Vachelard, professeur des écoles, et très engagé dans l’enseignement de la lecture par la voie directe, qui propose une première opinion. On pourrait, pour résumer ce texte, dire que si on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments, les bonnes intentions ne suffisent pas pour améliorer la lisibilité.

QU’EST-CE QUE C’EST ?

C’est une des plus récentes modifications affectant les formes et le fonctionnement de la langue écrite ; on peut définir l’écriture inclusive comme un « ensemble d’attentions graphiques et syntaxiques permettant d’assurer une égalité des représentations entre les hommes et les femmes » [1]

Trois conventions en précisent la mise en œuvre concrète :

 1- Accorder en genre les noms de fonctions, grades, métiers et titres (auteure-s / autrices,gouverneur e-s, agriculteur rice-s, etc.)

 2- User du féminin et du masculin, que ce soit par rémunération

POUR OU CONTRE ?

L’institut Harris Interactive a réalisé une étude visant à mesurer la connaissance et la perception de l’écriture inclusive en France. Les résultats de cette étude, menée les 11 et 12 octobre 2017, sur un échantillon représentatif de 1000 personnes, sont sans appel puisque 75% des sondé-e-s se déclarent favorables à la féminisation systématique des noms de métiers et à l’usage du féminin et du masculin plutôt que du masculin générique. L’adhésion à ces principes est majoritaire au sein de l’ensemble des catégories de la population. [2]

C’est en 2015 que le HCE (Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes) avait publié un guide incitant les pouvoirs publics à adopter une communication « sans stéréotypes de sexe ». Ces recommandations ont, depuis, été suivies par plusieurs ministères, institutions, universités, jusqu’à la publication du manuel d’écriture inclusive.

« Discours, colloques, affiches, vidéos, sites web, textes officiels, nominations des équipements et des rues : la communication des pouvoirs publics, qu’elle soit interne ou externe, prend des formes très diverses. Sans une vigilance continue, les stéréotypes de sexe sont reproduits, parfois de manière inconsciente. Leur présence se manifeste par trois aspects. D’abord, un fort déséquilibre entre le nombre de femmes et le nombre d’hommes représenté.e.s. Ensuite, un enfermement des femmes et des hommes dans un répertoire restreint de rôles et de situations, limitant de fait leurs possibilités d’être et d’agir. Enfin, une hiérarchisation des statuts et des fonctions de chaque sexe au détriment des femmes.

Or ces représentations auxquelles les citoyen.ne.s sont constamment exposé.e.s renforcent les stéréotypes de sexe et les inégalités entre les femmes et les hommes. Pour renverser cette tendance, l’Etat et les collectivités territoriales se doivent d’être exemplaires, notamment via l’utilisation de l’argent public destiné à la communication. » [3]

Quant à la réception de l’idée au niveau institutionnel, on doit noter qu’après les réserves du ministère de l’Éducation nationale, les membres de l’Académie Française ont adopté à l’unanimité, le jeudi 26 octobre 2017, une position hostile à l’écriture inclusive : « Devant cette aberration ‘inclusive ’, la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures ».

ET L’AFL ?

En ce qui concerne cette question, il n’y a pas eu encore de débat interne à l’AFL. Mais nous devons toutefois distinguer, dans les propositions qui ont été présentées rapidement ci-dessus, celles qui peuvent affecter défavorablement le comportement du lecteur, de celles qu’on pourrait qualifier de neutres ou même d’opportunes. En effet, rien ne parait gênant, au contraire, en ce qui concerne la plupart de ces recommandations ; la langue étant depuis toujours un instrument de pouvoir et de domination, il semble que l’évolution des représentations et des rapports entre femmes et hommes puisse affecter celle de certains usages linguistiques.

En revanche, ce qui ne manque pas de nous interroger c’est l’emploi du point milieu qui a pour effet de suggérer explicitement les différents aspects, féminin et masculin, singulier et pluriel, des mots utilisés. Tout d’abord parce que, visuellement, le point, dans la langue écrite, remplit déjà au moins trois fonctions distinctes : en plus de sa fonction abréviative, il permet aussi de mettre un terme à une phrase, ainsi que de servir de signe diacritique lors de la reconnaissance rapide des mots (points sur les i et les j). Difficile de lui en attribuer une supplémentaire sans perte d’efficacité !

ILLISIBILITÉ

Mais là où ce nouvel usage nous semble constituer un véritable handicap pour le lecteur, c’est le fait que la graphie qui utilise le point milieu altère profondément la structure superficielle du langage en modifiant la silhouette des mots du discours : agriculteur.rice.s, par exemple. Et si la structure superficielle est altérée, il y a fort à parier que l’accès à la structure profonde — le sens — sera lui aussi probablement affecté.

En effet, la graphie point milieu modifie le nombre d’informations portées par les signes, tout en en réduisant la nature : tout est alors au masculin et au féminin, au singulier et au pluriel... Alors que dans l’écriture, contrairement à l’oralité, les redondances sont nombreuses pour les marques syntaxiques du nombre et du genre, le recours à une graphie avec point milieu contribue à travestir la langue en faisant apparaître plusieurs possibilités, mais sans indiquer de priorité ! Pour accéder au sens, le lecteur expert doit alors modifier son comportement : habituellement, il use de stratégies de compréhension essentiellement visuelles, procédant par anticipation et identification de larges empans de plusieurs signes. Mais l’irruption de graphies avec point milieu l’oblige à arrêter ou freiner sa lecture pour identifier des mots qui se présentent à lui avec des formes inédites, comme issus d’une langue nouvelle, et qu’il ne peut ni anticiper ni (re-)connaître visuellement.

D’ailleurs, ce n’est pas par hasard que le philosophe Raphaël Enthoven, en référence à George Orwell [4], parle alors de novlangue pour désigner ce langage. Pour lui, il s’agit d’une « agression de la syntaxe par l’égalitarisme », et étant donné que « c’est le cerveau qu’on vous lave quand on purge la langue », il soutient que « le désir d’égalité n’excuse pas le façonnage des consciences ». Et même s’il reconnaît sur le fond que des siècles d’injustice ont façonné le langage, il ne craint pas de rajouter que ce nouvel usage, « c’est un peu comme une lacération du tableau de La Joconde avec un couteau issu du commerce équitable ».

Nous écrivions précédemment, à propos de la réforme de l’orthographe : « Pour lire efficacement, il faut tenter de lire au plus près de la vitesse de sa pensée et non penser à la vitesse de son déchiffrement, même rapide. Ceci, en raison de la configuration de notre structure cognitive et, notamment, des faibles capacités de stockage de la mémoire à court terme, celle dont on se sert le plus dans la lecture [5]. En effet, quand on lit, on ne mémorise pas tous les éléments rencontrés, mais seulement le sens qu’on en tire avant de les oublier. Alors, pour accroître la performance lexique, cet espace mnésique doit stocker très provisoirement des éléments de plus grande taille porteurs de sens, ce que ne sont ni les lettres ni les syllabes ni les mots isolés. En sachant que le nombre d’éléments qui peuvent entrer en mémoire à court terme est en moyenne de 5 (+/- 2 selon les individus et les textes). Lorsque le lecteur s’appuie sur des lettres, au bout de la 5ème, la première est déjà sortie de l’espace mémoire et il est très difficile d’anticiper une signification à partir de si peu d’éléments. Lorsqu’on propose à des lecteurs un programme de perfectionnement de leur capacité lexique, leur aisance et profondeur de compréhension ne chutent assurément pas, bien au contraire... ». [6]

On peut imaginer aisément le désarroi des lecteurs qui vont devoir affronter ces nouvelles graphies, dont on peut assurer qu’elles seront forcément contre productives. En effet, ce dont on a le plus besoin dans une situation de lecture, c’est de réduction de l’incertitude en ce qui concerne la forme des mots et le sens du message. C’est précisément le rôle de l’information de réduire cette incertitude, or dans cette graphie nouvelle, celle du point milieu, en rajoutant des possibilités, loin de réduire l’incertitude, on l’augmente !!!

VIOLENCE SYMBOLIQUE

Nous apprenons par le sondage réalisé par l’agence Mots Clés que les formulations inclusives ou épicènes permettent de donner jusqu’à deux fois plus de place aux femmes dans les représentations spontanées, et nous en sommes satisfaits, évidemment.

Il n’empêche que l’agression de la syntaxe par la graphie du point milieu contribue à réduire encore un peu plus l’efficacité de la lecture des citoyens. Or nous avons déjà relevé nombre de dispositifs tendant à tenir ces derniers le plus loin possible des écrits, dans un souci systémique évident de recherche de stabilité et de maintien de l’ordre établi.

On doit alors considérer que cette nouvelle agression ne fait que renforcer l’arsenal institutionnel car il ressort de l’enquête Harris Interactive les éléments suivants qui ne manquent pas de nous questionner [7] : ► 41% des français ont déjà entendu parler de l’écriture inclusive ; ► 75% d’entre eux y sont favorables ; ► mais 12% seulement d’entre eux savent de quoi il s’agit !

Les citoyens approuvent donc majoritairement un principe qu’ils ne comprennent pas et qui aura, entre autres, pour conséquence le fait qu’ils seront encore un peu plus exclus de la fréquentation de l’écrit. Autodafé transparent. Violence symbolique telle que Bourdieu l’a définie : celle que les citoyens s’appliquent à eux-mêmes, en toute méconnaissance des enjeux politiques et sociaux. D’après lui, le paradoxe généré par cette forme de violence tient au fait que « ce sont les agents sociaux qui structurent leur propre déterminisme parce qu’ils en déterminent eux-mêmes les structures ».

« L’écriture inclusive »

[1Manuel d’écriture inclusive édité par l’agence de communication d’influence Mots-Clés

[3Guide pour une communication publique sans stéréotype de sexe, HCE, novembre 2015

[41984, George ORWELL

[5À l’exception du magasin sensoriel, premier étage de la mémoire qui contient de manière très fugace les informations saisies lors de nos perceptions.

[6Voir AL N°134 page 23

[7Voir ici