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« Pas de livres lisses pour les enfants, mais des livres justes »

Entretien avec Anne HERBAUTS auteur illustratrice propos recueillis par Yvanne CHENOUF

Parce qu’elle écrit avec de l’image et du texte, Anne Herbauts demande à être lue « globalement » en faisant feu de tout bois : le format du livre [1], le papier [2], le mode d’articulation des pages entre elles, la disposition des marques graphiques, la nature des fonds de pages... Dans un article de Télérama [3], elle expliquait son refus de donner des livres lisses aux enfants (en présageant de ce qu’ils devaient apprendre et de comment ils devaient l’apprendre) et son désir d’être simplement juste avec ce qu’elle avait à dire. Il nous a semblé intéressant de la rencontrer pour évoquer cette « justesse » synonyme, chez elle, de précision, de sincérité et proche d’une certaine idée de la justice.

Anne Herbauts est une créatrice intimidante malgré toute la clarté et la chaleur qu’elle met à évoquer son travail [4]. Dès qu’elle commence à parler, elle entraîne derrière elle les univers submergeants des marées et des forêts (des marées forestières) par si petites touches qu’on ne voit ni n’entend le flux arriver, le vent se lever mais ils sont là et leurs dégâts parfois se voient sur les seuils des portes : le plus spectaculaire, cette géante, jetée sur la terre contre la porte de Matin qui ne peut plus sortir de chez lui (Un jour moineau, Casterman, 2014), le plus étrange mais pas le plus anodin, ces bottes rouges parfaitement adaptées aux pieds / pattes de l’enfant qui les a trouvées (Une histoire grande comme la main, Casterman, 2018). Le mystère n’est pas seulement ambiant : il frappe à la porte. Au détour d’un caillou déplacé (ou d’un adjectif), d’un merle bousculé par un vol d’hirondelle (ou d’un mot débordé par ses sens), l’élan est bien là qui déforme les apparences, se moque des équilibres, passe entre les reflets pour se poser sur un coin de carrelage ou sur une immensité neigeuse, se glisser dans la paume d’une main ou chevaucher le voile infini de la mer et du ciel emmêlés. Tous les corps s’animent, ceux des astres occupés à bien faire leur travail, ceux des gens tout autant, qu’ils soient, dans leur maison, à coudre, boire du thé, étendre du linge, manger, pleurer, s’aimer... ou, à l’extérieur, à voler, nager, labourer, jouer, vivre. [5] Mais le temps peut aussi s’arrêter pour écouter les chants de l’âme, du plus fragile [6] au plus fugace [7]. Quand on entre dans un album d’Anne Herbauts, on n’y trouve pas tout de suite sa place, on sent qu’elle y a patiemment cherché la sienne. On avance sans toujours trébucher entre l’ombre et la lumière, le caché et le montré, le vide et le plein, le centre et le bord, dans l’entre-deux, jamais dans l’à-peu-près. Partout, on peut ouvrir des caches, déplier des pages, palper une matière, tourner le livre, lire du texte. Excité par des images rustiques (la cagette de pommes, la bûche de châtaigniers) ou immatérielles (un copeau avec une odeur de bouleau, un petit bruit de libellule), l’esprit se met en marche et voyage à travers des mondes brumeux ou lumineux, entre les heures et les saisons, les villes et les villages, les pages de contes... des territoires séparés, parfois réunis d’un bout à l’autre de l’horizon par une lettre envoyée. [8] C’est envahi de ces univers insolites et obsessionnels qu’on compose le numéro d’Anne Herbauts en se préparant à ne rien perdre ni du débit de la pensée ni de ses mutismes. Et là, c’est une voix calme et déterminée qui écoute et discute en habillant ses idées d’images goûteuses : des sensations fluides et ensoleillées du ruisseau courant entre les pieds nus du flâneur aux tiges et racines enchevêtrées de la haie, zone de délimitation, de cachettes et de trouées. Mais, instantanément, le ruisseau devient boueux, le jardin terreux, rien ne devant rester longtemps lisse et factice : sous les pieds, sous la page, sourdent toujours l’infini et l’imprévu. Quand elle évoque les enfants, c’est à travers deux images dont l’intimité se confond, l’une organique, le ventre, l’autre textile, la poche (son dernier personnage, un koala, a une poche sur le ventre). Deux visions d’une profondeur constitutive de l’œuvre : l’une répercute le gargouillis des idées, des désirs, l’autre dit les accrocs causés par l’amas des sensations, des ambitions : les deux bottes secrètes d’une créatrice capable de lever des houles avec une broutille.

En préambule, Anne Herbauts installe le cadre de l’entretien, les bases d’un rapport : « Chaque enfant apprend différemment, il n’y a pas de méthode miracle comme il n’y a pas de recette pour faire un livre, un film ou une œuvre. Il y a des enfants qui vont aller vers des livres complexes, d’autres vers des livres simples... Il n’y a pas de bien ou de mal, seulement différentes formes de pensée mais il faut un équilibre. Plus on diversifiera les formes de littératures, plus on donnera de vocabulaire, d’ouverture ». Donner des livres, la base. Puis, elle revient à l’entretien dont elle n’a pas oublié le sujet : « Il y a eu, cette année, en Belgique, un cri d’alarme concernant les évaluations en lecture. Un pourcentage inquiétant d’enfants n’arriverait pas à lire à la fin de la primaire, on serait dans les niveaux de lecture les plus bas de l’Europe. Un groupe de réflexion autour de la littérature de jeunesse a décidé d’organiser « une journée du livre » pendant le Salon du livre de Bruxelles avec l’idée d’offrir des livres aux enfants. Je ne sais pas si cela peut suffire à faire bouger les choses ».

Pas de recette miracle mais des principes généraux, non ? Si on parle « bébé » (ou « bambin ») aux enfants comment apprendront-ils à élaborer une pensée, à choisir une syntaxe, un lexique ? Celle qu’on réduisait un peu vite à l’emploi de graphiste montre des intérêts de linguiste : « Depuis que je lis à haute voix à mon fils, je retourne aussi vers les anciens livres, les vieux albums Père Castor, les vieux contes russes, parce que je trouve que le langage est devenu très pauvre. Par exemple, on disait plutôt « un oisillon est dans le nid » et dans la littérature contemporaine, on va trouver « un petit oiseau ». Et ce n’est pas la même chose. On ne dit plus « caneton » on dit « bébé canard ». Cette perte de vocabulaire est de la responsabilité des auteurs et des éditeurs. Quand on raconte l’histoire avec le « bébé canard » on induit déjà une distance, il y a un côté comique, ce n’est pas la même chose qu’un « caneton ». Dans la langue tout joue [9]. Même l’apostrophe signifie quelque chose. Le fait qu’on dise « un grand géant » ou « un géant grand » ce n’est pas la même chose. Et ça, les enfants le comprennent très vite. Cela fait partie du jeu dans la langue. La puissance et la richesse de la langue ».

D’autant plus que dans « oisillon » et dans « caneton », émerge la morphologie de la langue, des suffixes qui, combinés à des radicaux, font sens. Dans « lapereaux » il y a trois informations : il s’agit de lapin, de petit lapin (eau), de nombreux lapins (x). « Dans le mot « lapereau », il y a presque « peureux ». Le bébé lapin c’est un nounours. Le lapereau, c’est le vrai petit animal qui vibre et palpite dans un creux d’arbre. On n’est pas obligé de l’utiliser systématiquement, mais si les enfants ne l’entendent pas, ils ne l’utiliseront pas. Il manque de la langue dans l’album de jeunesse. Alors que l’image a explosé. Dans les livres scientifiques, on ajoute aussi beaucoup de petits gadgets et d’animations visuelles pour amuser. J’ai un vieux Gallimard sous les yeux, c’est sur les Vikings. [10] II y a de belles images, des textes bien écrits. On n’a pas besoin de petits hamsters qui sautent autour, qui font des bulles, qui racontent soi-disant en mots simples ».

Anne Herbauts ne limite pas l’écriture au vocabulaire, elle parle de rythme, de musique, de tissage, de vide. Ses pages découragent la lecture linéaire au profit de bonds, de liens, d’échappées, d’arrêts. Un auteur peut-il non seulement solliciter, stimuler mais aussi construire un tel regard dans la durée et dans l’espace de la page ? La réponse à cette question se fait par-dessus la page, à partir du livre. « Pour moi un livre c’est un tout qui n’existe que par le lecteur, qu’à partir du moment où l’album est ouvert. Quand je commence un album, je ne fais pas juste un texte que j’illustre : j’écris avec le texte ET l’image. Je me méfie de l’image « décoration ». Des images bavardes. Il faut du plaisir dans l’image, pas seulement de la séduction. Il faut du sens. (Certaines images qui ont l’air moderne sont patfois purement décoratives, alors que des images « très classiques » ne sont pas nécessairement sages). Pour moi, un livre c’est un objet qui dépasse l’objet physique, assemblage d’images et de papier (on dit volume pour un livre). Le livre implique le corps du lecteur dès le moment où on le choisit dans la bibliothèque. Un livre publié chez un petit éditeur est fragile, il ne va pas être pris de la même façon qu’un livre publié à 8000 / 10000 exemplaires, qui a déjà subi les rotatives, qui est costaud, qui peut aller en prêt en bibliothèque et en librairie sans précaution particulière. L’auteur sait tout ça quand il fait un livre même s’il n’intellectualise pas chaque geste. Comme lorsqu’on parle à son ami on va employer des mots comme « pote », parler simplement, alors que si on parle à une salle d’auditeurs lors d’une conférence on va utiliser d’autres mots, on s’adapte inconsciemment (on ne pèse pas vraiment chaque mot). Lors de la gestation et de la création d’un album on s’adapte naturellement, on choisit naturellement son vocabulaire et quand je dis « vocabulaire » c’est tout : le vocabulaire graphique, l’éditeur, le papier, le format... J’écris avec tout ça ».

Les gestes deviennent naturels à force d’y avoir pensé, de les avoir répétés, de les avoir mis en évidence. Progressivement, ils deviennent des manières de faire et de penser, une posture qu’Anne Herbauts définit ainsi : « Écrire, ce n’est pas raconter une histoire. C’est au-delà d’une histoire. C’est le é envolé, c’est le cri, c’est le rire. C’est raconter l’histoire et son absence. Dire en écrivant l’entour, les abords. (...) Écrire, c’est dire les blancs. S’entêter devant cette impossibilité d’exprimer quelque chose qui n’a même pas de nom, qui ne peut en avoir et qu’on écrit avec cet interstice de l’entre texte et image. Parler de ce qui existe maintenant et qui, à la fois, a déjà disparu. Dire l’indéchiffrable du monde par la métaphore, se sauver par l’image du mot et se perdre dans l’écriture des images ». [11]

Chez Anne Herbauts la réflexion atteint un niveau de méditation tel qu’il lui permet de penser par images, de se promener autour de sa base pour en agrandir les possibilités. Ainsi l’image du tricot. « Mon écriture serait peut-être une forme de tricot. Le tricot crée des mailles et ce qui fait la maille, c’est le trou entre les fils. Finalement, on utilise des mots et des images pour faire des trous. Et ce qu’on lit c’est le blanc, ce qui se passe entre le texte et l’image, le tamisage, là où passe la lumière. A chaque lecture, le lecteur tricote entre le texte et l’image, recrée cette espèce d’étamine invisible qui filtre la lumière, fait naître le sens, toujours éphémère. Quand on a fini un livre il n’y a plus rien, toute la lecture est en suspension : ce qui existe est ce qui reste dans la pensée du lecteur, dans ses sensations, ou encore la trame du récit qu’il a lu, qui s’est inscrite dans sa mémoire (je parle souvent de picotements procurés par le livre pour éveiller des sensations...) ».

Si ce qui se lit dans un livre, c’est l’implicite, que penser d’un apprentissage de la lecture qui requiert une lecture mot à mot, de gauche à droite et de haut en bas ? Comment apprendre à lire ce qui n’a pas été écrit ou illustré mais éveillé par l’écriture et les images ? « J’ai entendu un scientifique (un neurologue) expliquer que pour un enfant il n’y a pas de bon ou de mauvais mot à apprendre (c’est logique mais quand on l’entend ça paraît magique). Qu’on laisse un enfant passionné de voiture apprendre toutes les pièces du moteur ! Plus il a de vocabulaire sur le moteur, plus il intègre une subtilité de termes (matériels et abstraits), plus il développe de réseaux dans sa tête, plus il intègre un processus qu’il pourra investir dans d’autres domaines, plus il agrandit, affine ses capacités d’expression. C’est comme ça qu’on agrandit les rivières et réseaux souterrains de la pensée, qu’on s’enracine dans la langue, qu’on développe et décuple sa puissance d’expression, de compréhension, d’aptitude à assimiler le monde. Les enfants sont soumis aux productions industrielles et bien sûr qu’on ne peut pas les interdire, cela fait partie du monde clans lequel ils sont, nous sommes, mais il faut nourrir « de l’autre côté » ; c’est un équilibre. Le prémâché, le formaté abrutissent, endorment, parce que c’est lisse, sans aspérités. Le lisse n’accroche rien à l’esprit, ne pose pas de questions ou pose la question qui a déjà la réponse. Et je pense que ce n ’est pas mieux quand, après la lecture, on demande à l’enfant : « Alors qu’est-ce que t’as compris ? ». L’enfant est obligé d’avoir compris, il ne peut pas juste avoir aimé l’odeur du papier, le bruit des phrases, sinon il n ’a rien compris ! Les fiches sur les personnages principaux, l’analyse des caractères ont bien dépouillé les romans qui sont passés par cette formule lors de ma scolarité ».

Habitué à lire des histoires avec un début, un milieu, une fin, le lecteur d’Anne Herbauts est décontenancé. Peut-on apprendre à lire avec l’incertitude comme principe ? « Pour l’album Lundi, on me demande souvent : « Mais... Lundi il est mort, où a-t-il disparu... ? ». Je dis que je n’ai pas de réponse, ce n’est pas moi le livre, le livre c’est quelque chose d’autonome, il n’y a pas de morale ou de fin fermée. Certains livres paraissent plus complexes, d’autres sont d’abord plus faciles, plus rassurants. Mais je pense qu’il faut toujours des strates. On doit sentir un sol, une géologie. Il faut qu’on sente que, si on creusait, on trouverait quelque chose. Une profondeur. Une espace de lecture en vertical ».

D’autant que les enfants n’arrêtent pas de questionner les choses, les textes les plus évidents. « Le mot important, c’est « justesse ». On évide pour être le plus juste possible. Mais ce n’est pas parce que c’est limpide que c’est simple. Ça peut être épuré. Un exemple : Max et les Maximonstres [12]. Vous avez une histoire qui a l’air toute simple et qui est à la fois très construite et d’une belle intelligence. Certains de mes livres semblent moins accessibles, je pense, à cause de leurs profondeurs, leurs strates, alors ils ont un public plus restreint. Pourtant, je ne cherche pas à être complexe, à faire des livres denses. Je cherche juste faire des livres clairs comme un ruisseau. Pas simplets. »

Anne Herbauts utilise souvent la répétition (en images), l’énumération (en mots). Les répétitions ponctuent le discours, le regard s’arrête, les mains feuillettent à l’envers, ouvrent un autre album, le lecteur compare, questionne. Les énumérations enchaînent les éléments à cadence égale ou en brisant le tempo ; le lecteur suit, anticipe, bute, repart. La virgule est l’élément commun à ces deux allures : elle met en relief, occasionne des pauses, soutient le flux, accompagne la vitesse. « Je tente d’arriver à un livre qui court et chante comme un ruisseau. L’idée c’est de faire entrer le lecteur, de le porter, de le perdre ou détonner sans toutefois l’abandonner en cours de route. Prenons l’image du ruisseau. On peut vraiment être pris dans le ruisseau et aller très, très vite. C’est si délicieux qu’on ne se rend même plus compte qu’on est dans un livre : ça coule. Mais au fond du ruisseau, il y a les cailloux qu’on ne sait pas compter, on ne sait pas où ça s’arrête. C’est l’insondable du livre. Un ruisseau sans cailloux, ce n’est plus un ruisseau. Même si on ne voit que l’eau qui court et les reflets du soleil dans l’eau, il y a le caillou au fond. Si on se penche, on le voit. C’est ça qui fait que le ruisseau coule : son lit. La caillasse est nécessaire, la moraine aussi : c’est rugueux. Même si on fait un livre lisse, qui court, qui porte jusqu’à la fin comme dans un bon petit bateau, même si on n’a rien senti, si on ne se pose pas de questions, les questions sont là parce qu’on a le lit gris du ruisseau. Tout le vocabulaire que j’emploie c’est pour le laisser dans les poches des enfants, comme des cailloux, et quand ils vont s’asseoir, ça va faire un peu mal parce qu’il y a trop de mots à la fois. Comment faire ? Il y a des cailloux qui ne vont pas ensemble mais qu’on peut utiliser. Chaque mot va être regardé comme un caillou, tourné dans tous les sens, il sera toujours différent : selon qu’on le jette, il va faire un bruit, selon qu’on le met à côté de quelque chose il va perdre sa valeur ou en prendre. Dans le « petit homme » on ne voit pas le mot « petit », mais dans un « homme petit » le petit prend plus de place que l’homme. C’est juste un caillou qu’on a déplacé. On a besoin de rien pour faire un livre : un peu de papier, un bout de bois et l’histoire peut commencer. Pas besoin de savoir dessiner. C’est assez magique ».

On considère parfois l’ambition des albums pour la jeunesse (implicites, jeux de mots, rapports texte / image...) comme une difficulté pour les enfants des milieux populaires convaincus de la lecture linéaire, déroutés par la nécessité d’articuler des informations plurielles. Des chercheurs réclament des progressions pour aider les élèves, suggérant même aux auteurs d’arrêter de se faire plaisir. « Prescrire des livres pour telle ou telle catégorie de lecteurs, de public, « d’origines », de « quartiers ! », c’est grave. Un côté prescripteur et paternaliste dangereux. Je n’arrive pas à faire des commandes. Des livres à formater pour telle ou telle fonction. Un livre n’est pas utile dans ce sens-là. Un livre est magistral parce qu ’on ne sait pas justement exactement ce qu’il va apporter à chaque lecteur. Il ne peut être prévisible. Il ne peut être vraiment « médical ». J’ai connu une expérience particulière avec le livre De quelle couleur est le vent ? Je voulais faire un livre accessible aux enfants mal voyants (on n’ose plus dire « aveugles »). Le titre est magnifique. C’était une phrase que j’avais collectée. De quelle couleur est le vent ? Cette question est une question magique. Elle est tellement belle. Tout le monde dit « Ah ! elle est merveilleuse cette phrase, elle est poétique ». Et c’est là que cela devient une phrase dangereuse parce qu’elle est belle à propos d’un enfant qui ne voit pas, c’est la beauté avec du malheur. Mais elle est très intéressante, parce qu’elle est sans réponse. Personne ne peut répondre et on ne peut donc pas donner de leçon, on ne peut pas expliquer clairement. On est à égalité. On est obligé de chercher, de bégayer. Est-ce que bégayer c’est mal parler ? Non ! C’est une façon de ne pas savoir dire et donc de dire mieux ce qu’on ne sait pas dire. Le bégaiement traduit quelque chose. Là, la question reste sans réponse, ou avec mille réponses, ou mieux, c’est le livre physiquement qui répond : le vent du livre. Je ne voulais pas faire un livre pour enfants malades, un livre de commande, un livre adapté. Pas plus que je ne peux faire un livre « pour les 6 ans » sans trop de vocabulaire ».

La base d’une société éducatrice c’est peut-être de se dire qu’on est tous dans le même bateau et que c’est tous ensemble qu’on devrait prendre à bras le corps les problèmes qui nous accablent sans que certains se prétendent formateurs (possédant un savoir sur les autres). « On peut juste essayer d’arriver à écrire avec la limpidité du ruisseau et... la caillasse ! Je me dis parfois que pour être juste il faut se dire qu’on est tous des cailloux. Ne mettons pas de vernis dans la lecture, l’apprentissage, la pensée des enfants. Mettons des cailloux dans leur ventre, montrons-leur la diversité par la caillasse dans le ventre ! C’est en mettant l’humanité à l’intérieur de soi qu’on la digérera. Le seul moyen c’est de faire des livres caillasse. Il faut travailler. On a presque tout à réapprendre c’est fabuleux »...

Travailler sans rien exclure. Mais, même si, la tendance consiste à intégrer les thèmes pudiquement laissés sous silence dans la littérature de jeunesse (la pauvreté, l’argent, le travail...) comment parler de situations éloignées de soi sans faire de l’exotisme ou se montrer condescendant ? Anne Herbauts refuse d’aller sur une autre planète que la sienne, ce qui signifierait encore enjamber les problèmes avec des ornières, mais tente de s’approcher de la haie, de l’autre côté, apprendre à dépasser les habitudes et se regarder vivre avec. « C’est d’humanité intérieure dont il faut parler, sans vernis. J’ai encore beaucoup de vernis à enlever. Là où j’espère ne pas avoir de vernis, c’est dans mes livres, c’est là que j’ai le moins peur, là que je mets mon caillou ».

Propos recueillis parYvanne CHENOUF
« Pas de livres lisses pour les enfants, mais des livres justes »

[1Voir la dernière parution, à ce jour, chez L’Esperluette (Les Koalas ne lisent pas de livre, 2018) où deux « histoires » sont reliées dos à dos dans le même corps de livre

[2Dans Lundi (Casterman, 2004), le grammage du papier diminue au fur et à mesure que s’estompe le souvenir des jours

[3Anne HERBAUTS : « Il vaut mieux donner des livres qui ne sont pas lisses aux enfants », Télérama, 21/02/18, Béatrice KAHN

[4Voir les 5 brefs « moments » de radio disponibles sur France Culture dans l’émission Au singulier en novembre 2014 : « Le chant du merle », « La chaise et le dessin », « Les maîtres : le texte et limage », « Ligne graphique et autres tracés », « L’ombre et l’hirondelle ».

[5Petites météorologies, Casterman, 2006

[6Le Petit souci (Casterman, 1991), Les Moindres petites choses (Casterman, 2008), Broutille (Casterman, 2016)

[7Theferless (Casterman, 2011)

[8Petites météorologies (déjà cité), La Lettre (Casterman, 2005)

[9Voir l’album de Claude PONTI, La Course en livre (L’école des loisirs, 2017) et l’article consacré à cet album dans cette revue (n°141, mars 2017)

[10Les Hommes du Nord, Susan M. MARGESON, NI. Peter ANDERSON, Gallimard Jeunesse, coll. Les Yeux de la découverte, 1994

[11Extrait d’un document éditorial (Casterman)

[12Maurice SENDAK, publié en France d’abord par Robert DELPIRE puis, par L’école des loisirs