Dossier « Les enfants ont besoin de livres pour apprendre à lire ! »

« Lecteurs un jour, lecteurs toujours »

Collectif AFL

Des livres et des
journaux entre les mains
et sous les yeux des
apprentis lecteurs !

Après 6 ans d’ouverture maximum sur le monde, d’expérimentations infinies au cœur des mystérieuses relations humaines et des objets les plus complexes, après avoir appris à parler sur des sujets multiples avec des interlocuteurs possédant des débits différents, parfois des accents et même une autre langue, après avoir écouté des dizaines ou des centaines d’histoires limpides ou équivoques, après avoir interrogé le sens de milliers d’images et d’autant de mots sur des supports multiples, après s’être posé des millions de questions et tenté autant de réponses, utilisé des milliards de neurones pour observer, comparer, mémoriser, imaginer... les enfants entrent au CP. Vont-ils pouvoir utiliser ce potentiel pour monter à l’assaut de ce que l’humanité a produit par écrit ? Pas sûr car, désormais, apprendre signifie « être enseigné » et l’affaire est sous contrôle. Contenu le malin plaisir qui poussait à explorer à tout moment le tout-venant au risque d’approximation, de confusion, de malentendu. Que les élèves décodent ce que des manuels, des abrégés, auront encodé à leur intention, les livres et les journaux viendront après.

Le guide de CP, édité par le ministère [1], préconise d’apprendre à lire sur des textes entièrement déchiffrables, ce qui réduit considérablement l’intérêt moyen d’un enfant de 6 ans : « Aminata chute sur le tatami », « Milo admire le dé doré de mamie ». S’il est parallèlement recommandé aux enseignants de lire des histoires (une par jour), c’est essentiellement pour le vocabulaire (mots rares, polysémiques) et la syntaxe en se méfiant du « dessin » jugé « trop distrayant » (p.94, 109). Que l’écriture et l’image (au même titre que la danse, la musique, la peinture...) puissent être abordés comme des langages complémentaires ne semble pas effleurer les méthodologues dont le ministre s’est entouré. Le « texte » est réduit à sa plus simple expression, centré sur des événements insignifiants se déroulant dans un monde improbable (« Le père de Mona a mis des choses étranges dans son chapeau. Il a mis un melon et une rose. Paco rit et Mona aussi. »). On va jusqu’à traiter comme secondaire ce qui fait la caractéristique de l’écrit : l’indice grammatical ! Ainsi, dans « Les fillettes sont très excitées et attendent calmement. » [Lecture Piano, Retz : en gras les mots « inconnus », en grisé les lettres ou groupes de lettres non prononçables]] le « ent » de « attendent » et de « calmement » sont traités également malgré leur distance fondamentale.

Alarmée par la « baisse de niveau », l’opinion s’accroche à toute tentative visant à rétablir l’école d’autrefois, celle où « tout le monde savait lire, écrire, compter ». C’est ainsi que la syllabation forme (avec la dictée, le calcul mental, l’histoire événementielle, le retour de la blouse et des cahiers avec la « réglure Seyès ») un appareillage éducatif qui n’exige plus de recruter des enseignants hautement diplômés ni de les former longuement : le ministère veille à l’édition de manuels directement utilisables. Aux enfants de comprendre qu’apprendre, désormais, ne consiste plus à résoudre des difficultés mais à récupérer des solutions déjà prêtes. Toute une année, parfois deux, à syllaber [ési ousi lisi iso isé asa...], à épeler des mots sans liens [le musée une usine une buse la poésie une rose arrosé..], à lire des textes prétextes (peu à peu allongés, peu à peu obscurcis) dispensera sans doute un permis de déchiffrer, donnera peut-être accès à l’édition en série (popularisée par les médias et le bouche à oreille) mais réservera l’usage expert de la lecture aux initiés, ceux qui auront suffisamment fréquenté les livres pour savoir les choisir, les parcourir, les estimer et auront pu tirer parti d’enseignements et d’exercices intégrés à leur pratique. La répartition dans ces catégories sera moins aléatoire que sociale, le plus souvent liée aux pratiques familiales.

Toute action a ses conséquences. En leur lisant des histoires « à haute voix », on concentre l’attention des enfants sur l’ouïe, par sur la vue, sur la parole, pas sur l’écrit (découpage du texte sur les pages, place de l’image, jeux typographiques, marges, espaces, blancs...), en leur mâchant le travail par des planifications extérieures à leurs intérêts, on les prive de leurs outils essentiels : le questionnement, le bricolage, la coopération, les rêveries solitaires et les virées collectives. La bibliothèque ? Une tour imprenable avant longtemps, avant qu’elle ne reprenne cet aspect rassurant du terrain vague, lieu de vacuité propice à la flânerie, à l’imagination, à la réappropriation du pouvoir sur le monde grâce aux « matériaux laissés là ». En faisant lire des textes rudimentaires, on assure l’acquisition de rudiments et, en évaluant cette acquisition, on lui donne de la valeur. Des phrases comme (« Le renard, assis sur la niche, mâche un os. La fée le filme. Le lama mord l’animal. ») ne présentent d’autre intérêt que d’apprendre à répondre immédiatement à un stimulus quelle que soit l’insignifiance de l’excitation, à apprendre à se concentrer sur de l’anodin, de l’ennuyeux, de l’inutile au détriment de ce qui était jusque-là essentiel : la conquête de l’environnement, l’attention aux autres, la découverte de soi.

Les premiers plis sont parfois indélébiles surtout quand ils se prennent en confiance : « Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre ce que naïf soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête — innocent ! — sans songer aux conséquences. » écrivait Henri Michaux. Courts, longs, drôles ou tristes, les premières œuvres se doivent, bien sûr, d’être claires comme de l’eau de roche pour être accessibles à condition que cette transparence ne masque pas la roche, l’aspérité sans laquelle il n’y a ni clapotis, ni cascade, ni remous. [2] Un livre n’est jamais aussi rassurant que lorsqu’il permet d’aborder des sujets épineux, jamais aussi troublant que lorsqu’il montre la force de l’imagination et du raisonnement contre l’impénétrable, l’injuste et le fatal. Les jeunes enfants le savent qui passent des heures à contempler des pages, à revenir sur un détail, à redemander la même histoire : ils ne sont pas à l’arrêt, au sens de l’immobilité, ils guettent un sens caché qui les remette en mouvement. Certains créateurs savent justement faire ça : mettre les sens, tous les sens, en garde et en action.

C’est à eux que s’adresse principalement ce texte pour qu’ils exigent, avec nous, des livres et des journaux pour les enfants qui apprennent à lire : des fictions et des documentaires sans modération et, pour que les sonorités triomphent honorablement, de la poésie « avant toute chose ». Des livres à toucher, à voir, à montrer et pas une, pas deux, pas même trois histoires écoutées par jour mais autant de recours au papier ou à l’écran que nécessaires dans des bibliothèques ouvertes en permanence à l’école et au centre de loisirs. Nous sollicitons le soutien des auteurs et des illustrateurs parce qu’ils peuvent, mieux que quiconque, remettre le regard au centre des priorités des jeunes lecteurs et de leurs formateurs : un regard qui se concentre, qui cherche, qui identifie, qui évalue, sans suivre un ordre prévu mais en se déplaçant dans un champ de possibles savamment orchestré. Nous en appelons aux créateurs, au-delà d’une pétition de principe, pour qu’ils parlent de la genèse d’un livre, d’un journal et montrent en quoi cet espace s’adresse d’abord à un spectateur qui pourra, ensuite (parfois avec un léger décalage), dire, répondre, demander, lire, tout cela à haute voix. Mobilisons-nous pour l’intelligence des enfants et surtout pour ceux qui ne disposeront que des espaces collectifs pour entrer de façon critique dans ce qui reste le plus sûr outil de dévoilement du fonctionnement du monde et d’ingérence dans ses dysfonctionnements : le livre, le journal, le texte, disponible du petit matin où se prennent les nouvelles du jour au soir quand le sommeil tarde à venir.

Les auteurs et illustrateurs peuvent envoyer un texte à faire paraître dans la revue Les Actes de Lecture, se porter volontaire pour un entretien, participer à des actions qui devraient retrouver le goût et l’élan des rencontres pionnières où on ne faisait pas « venir des spécialistes » pour parler à des néophytes. On se constituait en «  armée des ombres qui menait son combat, avec des réunions le soir sous les préaux d’écoles. » [3]. Les formes de ce combat sont à redéfinir, personne ne les possède mais nous espérons être nombreux à vouloir les faire advenir.

« Lecteurs un jour, lecteurs toujours »

[1Sur le site Eduscol

[2Voir l’entretien avec Anne HERBAUTS, p.39

[3Jean DELAS, On ne s’en fait pas à Paris, Boris MOISSARD, Philippe DUMAS, L’école des loisirs, 2015