Dossier « Les enfants ont besoin de livres pour apprendre à lire ! »

« Milo lit à Léa [Mi Lo Li A Lé A] »

Yvanne CHENOUF

Ce titre ironise sur les méthodes de lecture qui prennent les choses par le petit bout de l’oreille (par le son) au détriment du sens (syllabes décomposées, mots isolés, phrases désolantes...) et transforment l’apprentissage de la lecture en une accumulation de sons qui feront peut-être du sens en ajoutant d’autres sons. A rebours des autres initiations, l’enseignement scolaire de la lecture persiste à se passer de l’expérience considérable des tout petits en matière d’apprentissage : que de conquêtes réalisées en quelque mois en commençant par la communication ! Mais, pour la lecture, ce serait différent : il faudrait d’abord maîtriser un code (transcription de l’oral en écrit) alors que la parole est naturelle. Après avoir observé une conversation entre un jeune enfant et sa mère et montré le peu de laisser-aller de cet échange on se demandera ce qui empêche d’inclure l’apprentissage de la lecture dans la dynamique de la vie jusque dans ses activités répétitives, inhérentes à toute formation. Milo a 20 mois quand il a été enregistré en train de lire un livre qu’il affectionne en compagnie de sa mère. Tout de suite et jusqu’au bout, les deux partenaires s’installent dans un cadre qu’ils connaissent et leur permet de solidifier les acquis, de favoriser les explorations, de soutenir à la motivation. La co-lecture qui s’impose permet aux deux partenaires d’alterner les rôles de disciple et de maître du jeu : comme dans toute situation d’apprentissage, c’est toujours d’enjeux humains dont il est question.

Lire c’est faire partie d’un réseau de lecteurs

Milo a reçu, pour ses un an, Je suis tout, un album d’Anne Letuffe (L’atelier du poisson soluble, 2016). Ce livre est devenu un de ses préférés ; il en a suivi les lectures, l’a feuilleté, se l’est raconté intérieurement, en a parlé... Un jour, sa maman l’a enregistré en train de le lire et a offert ce moment à la « cadotteuse » [1] Comme tous les enfants de son âge, Milo est en pleine conquête de la parole et cette situation lui permet de vérifier ce qu’il sait et d’apprendre de nouvelles choses sous le regard de sa mère, ce qui n’est pas rien. Milo et Léa ont d’abord lu le texte « pour eux », ils se sont repassé les pages et puis ils ont branché le micro. La lecture a débuté, alternant des séquences propres à chaque individu : Milo montre, nomme, écoute, répète, questionne, commente, cite, manifeste joie, peur ou perplexité ; Léa reprend, surenchérit, apprécie, corrige, interprète, fait redit, rit... Même si Milo ne prononce pas bien toutes les syllabes, même s’il agglutine plusieurs mots dans la même émission, il parle et personne ne pourra plus l’en empêcher sauf à cesser de lui parler ou lui scotcher la bouche. Et encore ! Car parler lui confère tant de plaisir et de pouvoir qu’il saura obtenir les codes nécessaires à ce que cette activité lui procure : un statut incontesté d’interlocuteur.

Être lecteur c’est être associé à des pratiques de lecture

Durant l’enregistrement (7 minutes), Milo alterne les registres de communication : il s’exclame, écoute, répond, répète, interroge (la page, sa mère), cite (une comptine), réfléchit, rêve et puis recommence du début avec entrain.

C’est Léa qui initie l’échange avec une question rappelant l’expérience commune : « Alors ça, du coup, on a dit c’était quoi ? ». La question concerne une coquille d’escargot formant le « O » d’un mot du titre « Tout ». L’indice est attirant, par sa position centrale, sur la couverture, et par son pouvoir d’évocation. Le colimaçon, qui semble parler à l’oreille d’un enfant (être son oreille), est un mystérieux contenant : on y entend, paraît-il, la mer et l’océan et quelque chose vit dedans qu’on ne verra pas... Milo répond (avec un présentatif) « égogo » et, page suivante, quand l’escargot revient, il prend la main, inverse le rapport, interroge sa partenaire : « a vu ? é gogo ! ». Léa, qui avait surenchérit sur la première réponse (« Un escargot ! Il est beau l’escargot. »), confirme : « Encore un escargot, oui ». La page de droite, en vis-à-vis, sur laquelle une photographie représente des vagues en mouvement (la mer ou l’océan), est évidée sur une partie : en tournant la page, on revoit l’escargot de derrière, inclus sur la nouvelle page dans une oreille d’enfant ; l’autre oreille est emplie de houle. Milo, qui ne voit pas (encore) le jeu d’associations et de répétitions qu’offre la facture (jeu de découpes) du livre, triple sa joie : « o ! la / é gogo, la / é gogo, la / é gogo ». Là, sur la page. Plaisir de la reprise-modification, du jeu de cache-cache qui ramène le même, autrement. Léa dit : « Oui, un bel escargot », glissant de « l’escargot est beau » au « bel escargot », ce qui n’est pas simple, ce qui n’est pas rien.

Être lecteur c’est avoir du pouvoir

Milo prend l’initiative et nomme l’élément suivant : « bébé ». Une photographie en couleur montre la tête d’un enfant hilare dans un ballon en baudruche (dans un autre ballon, il y a un tournesol et dans un autre, le soleil de la page précédente visible grâce à une découpe). Léa agrée (Mmmm...) mais Milo insiste, usant des deux éléments qu’il maîtrise : le présentatif et le rythme (é bébé ça ! é bébé ça !). Léa re-grommèle et dirige vers l’interprétation (Mmmm, Mmmm. Il est content ?). Milo ne répond pas et re-dit (bébé ça é bébé). Léa agrée, sans capituler (Oui il a l’air content le bébé) et tourne la page. « Balors » dit Milo qui utilise ce mot (fréquent chef ses parenté) quand il arrive devant quelque chose de nouveau : « Alors, ici, que se passe-t-il ? Que fait-on ? Que voit-on ? ». les champignons, le nez quand, soudain, page suivante, explosion de joie face à une photographie et deux dessins représentant trois gourmets savourant l’un une glace, l’autre une crêpe et le dernier un cupcake : « o ! o lgo laaa ! ». Léa valide, précise, corrige, commente, interprète : « Oh ! du cho-co-lat ! Hmmm. Le chocolat dans l’assiette. Il a l’air de se régaler cet enfant ! » Il se régalait Milo jusqu’à ce qu’arrive « la » page déchirée : « é catita é catita », « Ben oui elle est cassée cette page. Elle est déchirée. » Cette déchirure n’a pas la même valeur que les découpages de l’artiste. C’est une effraction qui intrigue Milo, pensif. « Et là ? » poursuit (esquive) Léa.

Être lecteur c’est mettre en relations

Milo accueille en chantant et en mimant la photographie d’un moulin à vent : « a toumoulin toumoulin tou vi ». Rires de Léa qui partage l’enchantement et rétablit le texte sous forme de question « Ton moulin, ton moulin va trop vite ? ». Léger correctif de Milo : « toumoulin toumoulin va vi ». Léa renoue d’autres liens entre le livre et la vie. [2] Quand un enfant pose sa tête sur une grappe de fleurs, elle dit : « T’as vu ces fleurs-là Milo c’est des fleurs de sureau, y’en a plein dans le jardin. Je te montrerai demain. On peut faire du sirop avec pour le boire. On va faire ça ? », Milo acquiesce : « oui ». Quand deux plumes figurent, l’une sur le sable brûlant, page de gauche, l’autre sur un pré mouillé de rosée, page de droite et qu’on les retrouve par un jeu de découpe, double page suivante, sur deux paupières closes, au-dessous d’un bébé endormi dont le portrait semble faire partie d’un mobile avec sa lune, ses étoiles, ses planètes, elle dit « petite plume sur du sable ». Milo énonce (a é pu), Léa souscrit et complète (Oui, sur du sable), Milo valide (oui) et Léa anticipe sur le futur que cette image convoque (On va aller voir le sable bientôt Milo), Milo le sait (oui) mais l’attente est encore plus belle quand elle est nourrie (C’est les vacances, on va aller à la mer). Quand Milo fermera les paupières, verra-t-il une plume tourbillonner sur le sable près de vagues dont on dit qu’elles grondent dans une coquille d’escargot ? Pensera-t-il à ce sirop bu aux calices des fleurs du jardin qu’on appelle étrangement sureau ? Le livre a été bâti non pas pour apprendre ces sensations mais pour renforcer leur puissance en les reliant étrangement.

Être lecteur c’est interpréter

À Milo d’interpréter. L’éclair qui déchire un ciel zèbre, page suivante, un front buté d’enfant (toujours par jeu de découpe). Milo dit : « l’è conten ». « Il est pas content. Il est en colère », corrige Léa. Plus tard, quand apparaîtra le visage d’un enfant songeur dans les nuages, Milo demandera « a il est content ? », « Il est content lui, mmm. ». Pourtant cet enfant ne sourit pas, il médite. Un peu plus loin, des gouttes de pluie tombent sur une flaque et Milo dit : « o la é tiste ». Il sait que, page suivante, les gouttes de pluie deviendront des larmes grâce au jeu de découpe mais Léa reste sur la page (Oh ! c’est la pluie !), page suivante Milo revient sur ce qu’il avait pressenti (a vu é kiste ?) et Léa (Il est triste, oui. Il pleure.) Milo feint alors de pleurer, de compatir et redemande (la è tite ?), « Oui. Il est triste le petit garçon. Il a du chagrin. » A quoi reconnaître les sentiments ? Près de la fin, deux photographies apposent une rose ouverte, à droite, une treille fanée, à gauche, la vie et la mort (« O marastre nature / Puis qu’une telle fleur ne dure / Oue du matin jusque s au soir. » [3]

Mais la joie revient sous la forme d’une pluie de soleils et Milo exulte (o ! oi é tékité leï..). Léa rit. Le livre est fini. « a pu » constate Milo (encore ? encore ?). Léa feint-elle de ne pas comprendre (Encore quoi ?), il précise (encore ? encore ? encore la ?), Léa redemande (Encore toute l’histoire ?), il confirme (oui), elle tente (Ou encore la dernière page ?) mais Milo a déjà redémarré... par la couverture.

Lire c’est relire

Milo repasse les grands épisodes en associant Léa (oua è gogo ! oua é gogo !), (a u les bébés ?) (baou bébé baou bébé baou bébé..) jusqu’à la page déchirée, source d’attrait inépuisable (o ! oooooo ! é caté la ! é caté da, la é catê). Léa s’interpose pour la première fois (Oui mais ne tire pas dessus plus fort. Elle est déjà cassée la page). Pour échapper au reproche, Milo sort sa botte secrète, sûr d’obtenir le rire (Tou toumoulin toumoulin toumoulin). Et il l’obtient. Le deuxième obstacle concerne l’usage de la négation (là é content !), (Il est PAS content), (é PAS content !), le troisième, la prononciation (la a beu. Tfffff), (C’est pas le « b » c’est le « f ». Le feu. Il brûle), (non non là é beu la lé bu..), (Il brrrûle), (oui lè u). Comment saisit-on, à cet âge, la différence entre le « f » et le feu ? Suivent la bagarre, la peur du fantôme, le bruit de l’eau (élo là... là é lo là é lo), le picotement des gouttes (a u épik pik), (les petites gouttes qui tombent qui font ploc ! ploc ! ploc !), la plume sur le sable et le pré... Milo se souvient de tout et surtout de cette page déchirée (oua catè), (Un petit cœur) dit Léa pour détourner l’attention, (a vu é caté a !), insiste Milo, (Oui ben fin... Non il est pas encore cassé. Il faut faire attention. C’est fragile.) Cette fois, c’est Milo qui grommelle (Mmmm), un peu groggy (Tu veux aller faire dodo Milo ?), (Mmmm...). Allez ! La lecture se prolongera sûrement, une fois les paupières baissées.

Lire c’est entrer dans le jeu de l’auteur

Tout cet album est une invitation à voir (la photographie, le dessin, la peinture représentent différemment, un rond peut être un ballon, une prunelle, un miroir, une planète...). Avec ces découpages, il enchaîne, isole, insère, déploie, replie... les éléments en affirmant leur interdépendance et leur spécificité. La lecture est à la fois « accidentée » et ininterrompue si le lecteur se laisse aller au jeu des associations et des différenciations, retrouver le même sous une autre forme, s’aider du contexte (une forme pourra représenter une goutte ou une larme selon qu’elle est figure sur une mare ou sur un visage), aller de ressemblance en référence, s’abîmer dans une contemplation. Cet album isole, comme les imagiers, des éléments (une fleur, un nuage, un escargot, un moulin à vent, des pétales charnus, des feuilles mortes...) sans couper leur sens d’un environnement réel et symbolique (cosmicité du tournesol, nuageosité de la crème glacée, « plumosité » des paupières endormies...). Les artistes ont besoin de lecteurs pour achever leur projet [4] et Anne Letuffe, qui pose l’enfant comme un tout (ensemble de gestes, de sensations, de pensées), l’invite à passer d’image en image pour parcourir l’univers où tout est dans tout : l’hélianthe est solaire, la crème glacée neigeuse, le dessus du cupcake nuageux, le nez mousseux (mousseron vient de mucus, morve), la colère électrique tel l’éclair ou l’incendie, le chagrin submergeant comme une inondation, le sureau aussi doux qu’un sirop... Cet album ne dit pas aux enfants qu’ils sont tout puissants, mais tous puissants. Alors, sur la terre qui nous appartient, soyons tout !

Et l’écrit dans tout ça ?

Jamais l’écrit n’est lu alors qu’on pourrait dire que cet escargot, bel et beau, associé à la houle marine et à l’oreille en colimaçon figure ici le « o » du mot « tout ». Un « o » qu’on n’entend pas mais que la graphiste a peut-être isolé pour sa « globalité », sa plénitude, sa capacité de rouler et de s’enrouler d’une chose à l’autre. Le « f » de « feu » et le « b » de « brûle » peuvent aussi s’écrire pour se différencier, comme chocolat ou la phrase complète de la comptine qui contient 7 mots quand Milo en « voit » 4. Sur la quatrième de couverture figurent quatre phrases, les seuls éléments écrits (à par le titre et les mentions légales) et là encore l’artiste attend moins une prononciation qu’une continuation :

je suis tout joyeux
je suis tout rêveur
je suis tout colère
je suis tout...

On entend tellement dire que l’écrit s’enseigne qu’on a du mal à l’intégrer dans la vie si riche et si banale dont témoigne cet échange qui n’hésite pas à évoquer les « vacances » pour un enfant dont le « travail » ne veut sûrement rien dire, la transformation du sureau en sirop, l’interprétation d’un visage qui exprime le chagrin « avec des petites gouttes qui font ploc ! ploc ! », des sorcières qui sont gentilles...

Que serait l’enseignement de la lecture si, comme dans cette situation, il était pris dans des projets de production concernant des gens en co-présence (enfants, enseignants) et imaginés (des destinataires) ? Que serait une situation d’enseignement si elle profitait à tout le monde même si tout le monde n’y contribue pas de la même façon, si personne ne renonce à ce qu’il est, à ce qu’il voit, à ce qu’il veut tout en maintenant vivante la relation ? Que serait cet enseignement s’il utilisait divers moyens (et pas une seule technique) : les souvenirs et les anticipations, l’analogie et la distinction, les émotions et la raison, le dialogue (extériorisation) et le monologue (intériorisation) ? Que serait l’enseignement si, comme dans cet enregistrement, c’était l’enfant qui posait le plus de questions, l’adulte se maintenant dans le rôle de celui qui apporte des informations, met à distance, extrapole, apprécie ?

Milo, en tous cas, sait que l’apprentissage de la lecture commence par un support («  » dit-il souvent en montrant la page), un support dont l’unité, apparente, recèle d’infinis secrets, attraits comme le montre cette page opportunément fragile, déchirée

avec la collaboration de Léa Martin et Milo... et, indirectement, d’Anne Letuffe
« Milo lit à Léa [Mi Lo Li A Lé A] »

[1Cadotter s’emploie en Afrique pour dire « faire des cadeaux »

[2Ayant filmé 700 mères lisant à leur enfant, des chercheurs ont montré que moins de la moitié faisait un lien entre le récit et la vie des enfants. A 4 ans, les plus performants en langage « sont ceux qui ont été régulièrement amenés à comparer l’histoire lue avec leur propre expérience quand les plus faibles sont ceux dont les mères ont privilégié le résumé de l’histoire. », Repères n° 50 (2014), Sylvie Cèbe et Pierre Sève, « Lire en maternelle : la lecture avant que de savoir lire

[3« Mignonne allons-voir si la rose... », Pierre de RONSARD

[4Anne LETUFFE a aussi publié Le Tout petit à L’atelier du poisson soluble, en 2013