« Pour apprendre peut-on faire autre chose que ce qu’on veut apprendre à faire ? »

► « De mon temps, les enfants apprenaient beaucoup de choses dans leurs familles : tricoter, jardiner, cuisiner, compter... Ils étaient tenus au courant des activités de leurs parents, et il n ’était pas rare qu’ils y soient associés. Aujourd’hui, ils ignorent tout de ce que font leurs parents : leur père bien sûr, et, de plus en plus souvent, leur mère. Les uns et les autres vivent dans des mondes séparés. »

► « II y a quelques années, devant les difficultés de notre entreprise, nous avons dû demander à nos enfants de nous aider. Ils ont été mis au courant de tous nos problèmes — même des questions d’argent — et ils ont dû participer à beaucoup de nos tâches. Je peux dire, aujourd’hui, que c’est là qu ’ils ont appris à vivre : pas à l’école ! A l’école, on étudie l’histoire, la géographie, l’économie... Et tout ce que vous voudrez : on n’apprend pas à vivre. On n’y apprendra jamais à vivre ! »

► « Je n’ose pas associer mes enfants à l’une de mes activités préférées : j’aime lire, mais on m’a dit qu’il ne fallait pas apprendre à lire à des enfants. J’embrouillerais tout ! Ils auraient ensuite des difficultés à l’école si je leur montrais ce que je fais, si je les rendais complices de mes activités de lecture. C’est à l’école, et à l’école seulement, qu’ils doivent apprendre à lire ! »

Ces propos, entendus lors d’une récente émission de radio, critiquent une évolution qui, en séparant de plus en plus les adultes des enfants, confie à l’école le soin de tous les apprentissages.

« Tâche impossible ! » disent les auditeurs.

« Tâche d’autant plus impossible que la vie ne s’apprend pas à l’école mais en vivant réellement, c’est-à-dire en agissant et en prenant des responsabilités », affirme même l’un deux.

Y a-t-il apprentissage et apprentissage ? Quelles différences entre des apprentissages particuliers (skier, nager, conduire une voiture, bricoler, parler une langue vivante...) et le développement général de l’enfant dont ces apprentissages sont des aspects liés ?

Comment, dans quelles situations, et en faisant quoi... les enfants apprennent-ils ? Ou plutôt, comment apprend-on ? Avant de répondre, rappelons quatre observations courantes :
1. Avant d’entrer à l’école, tout enfant a beaucoup appris : chez lui, avec ses camarades, dans la rue, en jouant ou en agissant. Simplement en vivant. Il a appris à parler, à communiquer avec les autres, à se repérer dans l’espace et dans le temps, à mettre en œuvre des stratégies parfois complexes au cours de ses jeux... Et bien d’autres choses encore !
2. Il l’a fait dès sa naissance et continue à le faire : aidé en cela par ceux qui vivent avec lui, le plus souvent sans qu’ils cherchent vraiment à l’aider : en vivant avec lui et devant lui, en participant à ses projets et en l’associant aux leurs. C’est donc beaucoup plus simple et plus « naturel » qu’on le dit souvent !
3. Il est surprenant qu’on ne s’étonne pas davantage de la rapidité et de l’aisance avec laquelle tout s’est produit. L’enfant a beaucoup appris : très tôt et très vite. C’est un expert de l’apprentissage dont le pouvoir va être canalisé et réduit par l’éducation : qu’on mesure les progrès d’un enfant et d’un adulte après six mois de séjour dans un pays étranger !
4. Il a appris sans chercher à apprendre : en agissant et en adhérant à ce qu’il fait... On peut se demander si ce n’est pas à ce niveau qu’il faut trouver l’explication principale de l’extrême difficulté de bien des apprentissages futurs, en particulier de ceux que l’école veut conduire. N’est-ce pas parce qu’ils sont sommés d’apprendre, et seulement d’apprendre, que beaucoup d’enfants échouent, faute de s’engager réellement dans ce qu’ils font alors ?

I. APPRENDRE ET ENSEIGNER

C’est un des sens de ce livre : souligner l’extrême dépouillement du style de vie adopté à l’école, lieu de l’enseignement et du faire semblant, où, à force de se préparer à vivre plus tard, on oublie de vivre réellement. Il s’agit, ici, de vocabulaire...

L’enfant apprend, le maître enseigne...

Le verbe apprendre prend en effet deux sens principaux (Paul apprend à lire ; je lui apprends à lire) auxquels ne correspond qu’un seul nom : apprentissage. On confond alors souvent la part du maître et celle de l’élève ; et, du même coup, ce que reçoit l’enfant avec ce qu’il construit. C’est pour cela que nous réserverons le verbe apprendre pour dire ce que fait l’apprenti (Paul apprend à lire ; j’apprends à conduire...) et nous utiliserons le verbe enseigner pour designer ce que font tous ceux qui agissent sur lui, pour l’aider, lui communiquer quelque chose d’utile à son apprentissage, pour le stimuler, le faire réfléchir à ce qu’il fait... En un mot, pour l’aider à apprendre.

À l’école, les enfants apprennent…, Mais apprennent-ils à vivre ?

Il y aurait donc apprentissages et apprentissages ! Certaines choses vont être apprises à l’école parce qu’elles peuvent être transmises. D’autres doivent être construites par celui-là même qui les maîtrise peu à peu... De l’intérieur pourrait-on dire ! C’est ce que nous traduirons en distinguant deux pôles distincts entre lesquels nous situerons toute une gamme d’activités intermédiaires : d’une part, des acquisitions plus ou moins complexes et d’autre part, quelque chose de beaucoup plus profond et de plus global, des comportements, des manières d’être, d’agir et de sentir.

Des acquisitions...

On songe, tout d’abord, à ce qui peut être retenu, mémorisé pour, ensuite, être éventuellement répété et reproduit : les dates d’histoire, des faits, le nom d’une plante, les propriétés d’un produit, l’orthographe d’un mot, une règle de grammaire... Mais aussi, l’acquisition de gestes ou de savoir-faire plus ou moins complexes : tracer une lettre, démarrer le moteur d’une voiture, utiliser une machine, faire une soustraction avec retenue, identifier les verbes d’une phrase... Dans les deux cas, le schéma est le même : le maître a apporté des informations et l’enfant a acquis un savoir ; il a montré ou démontré et l’enfant a acquis un savoir-faire. Si bien qu’enseigner, c’est informer, montrer et faire répéter. Apprendre, c’est écouter, imiter, mémoriser et répéter. On reconnaît là un mode de fonctionnement privilégié à l’école : un schéma simple et clair qui précise avec une netteté séduisante les rôles de chacun. Malheureusement, la réalité n’est pas toujours sensible à cette belle simplicité : déjà, parce que « l’enseignement » ne produit jamais aussi mécaniquement ses effets chez l’apprenti ; ensuite, parce que la somme d’acquisitions morcelées ne construit pas une façon globale de vivre. Et, enfin, parce que certains comportements, certaines façons d’être et d’agir (entrer en communication par la parole avec les autres, se repérer dans l’espace, par exemple) ne résultent jamais d’un tel « enseignement ».

Des comportements globaux

Tout être qui vit dans un milieu où la parole est un moyen nécessaire pour participer à la vie des différents groupes auxquels il veut être mêlé, sait se donner les moyens de communiquer oralement. Il construit, ainsi, sa façon personnelle d’entrer en contact avec les autres : là où il est, et pour faire ce qu’il fait. Il apprend à parler, ou plutôt il apprend à vivre avec les autres en recourant à la parole. C’est ce que font tous les jeunes enfants dans leurs familles ; c’est aussi ce que sont conduits à faire tous ceux qui se trouvent, un jour, obligés de vivre à l’étranger. Ils sentent alors qu’ils acquièrent bien plus qu’un nouveau moyen de communiquer ; ils abordent une nouvelle façon de vivre qui les transforme. C’est cela apprendre à parler : la parole n’est donc pas quelque chose qu’on pourrait poser en modèle devant quelqu’un pour qu’il se l’approprie, un peu comme un objet qu’on pourrait examiner avant d’en faire l’acquisition, morceau après morceau...

Des comportements sociaux

On sent bien que beaucoup d’autres comportements généraux se construisent ainsi en permanence dans et par la vie : se repérer dans l’espace, coopérer avec les autres, communiquer avec eux, analyser des situations, prendre des décisions... En bref, tout ce que la vie rend nécessaire ou souhaitable pour exister dans les milieux humains et physiques où nous sommes. Tous ces comportements se développent chez tout individu, du seul fait qu’il vit dans une société donnée et qu’il tient des rôles déterminés comme, par exemple, sa façon à lui de se transformer pour faire face à des situations dans lesquelles il est plongé et dans lesquelles il agit.

Il n’est pas utile d’établir une liste de ces comportements globaux. Il suffit de comprendre en quoi ils se distinguent de ce que nous avons appelé précédemment des acquisitions ; en particulier, ils se situent toujours au niveau de la personne entière, puisqu’il s’agit du développement de nouvelles manières d’être et d’agir : maniement de moyens d’expression, sensibilité aux autres et aux choses, maîtrise de soi-même, façon d’agir sur et avec les autres : coopération, autonomie, prise de décisions... Ils se construisent, au long de la vie, dans des situations « entières » où chacun est engagé dans toutes les dimensions de sa personne. C’est dire aussi que ces comportements sont en étroite liaison les uns avec les autres. Faire l’acquisition de savoirs et de savoir-faire, et construire de nouveaux comportements et de nouvelles manières d’être se situent donc bien sur des plans différents.

Alors, la natation ?

On sent bien qu’il ne saurait y avoir de réponses simples tant les choses dépendent de ce qui se passe réellement chez celui qui apprend. Savoir jouer aux cartes n’est qu’une acquisition sans importance pour beaucoup ; pour d’autres, au contraire, cela suppose un long apprentissage : non pas à cause de la complexité du savoir technique qui est à maîtriser, mais parce que c’est, pour eux, une véritable manière de comprendre les autres, d’entrer en contact avec eux et d’agir sur eux. Ceux-là ne sont pas des « non-joueurs » qui auraient acquis les moyens de jouer ; apprenant à jouer, ils vivent autrement et ils évoluent sans cesse dans leur manière d’être. Pour eux, jouer aux cartes retentit sur leur façon de vivre ; on peut même dire que c’est une façon de vivre, une manière de se comporter. Pour moi, aujourd’hui, ce n’est qu’un savoir. On pourrait parler dans les mêmes termes, et constater les mêmes différences, à propos de la conduite automobile, du ski, de la danse ou du bricolage. On fait facilement la différence entre celui qui sait planter un clou ou scier une planche, et celui qui est bricoleur, qui regarde les objets avec une curiosité technique, qui pense à transformer les choses, à les combiner. Autrement dit, si on sent intuitivement ce qui est en jeu, on peut schématiquement résumer ce qui précède en disant qu’on distingue : ► des comportements généraux qui se construisent dans la vie, sans qu’on ait nécessairement la volonté ou le sentiment d’apprendre. Comment devient-on bricoleur ? ► des acquisitions qui restent isolées, et qui n’ont souvent qu’un écho très faible sur la manière d’être de celui qui les reçoit, ► et, entre ces deux pôles, tout un ensemble d’apprentissages plus ou moins importants selon la place qu’ils occupent chez celui qui les construit, ► ce qui nous conduit à la notion de développement, c’est-à-dire à l’idée qu’on se fait des raisons pour lesquelles un individu évolue au cours de sa vie.

II. UNE AUTRE DÉFINITION DU DÉVELOPPEMENT

Ma façon de parler, de marcher et de conduire ; mes indifférences et mes certitudes, mes choix et mes craintes ; ce que je lis, les actions que je mène, la tonalité de mes relations avec les autres et avec les choses... ; tout cela tient à la fois à moi et à ce que j’ai vécu. Je suis devenu celui que je suis aujourd’hui, dans une histoire qui est celle de mes rencontres avec les milieux dans lesquels j’ai agi. C’est ainsi que j’ai évolué, que je me suis transformé au travers de l’ensemble de mes expériences toujours globales. Ainsi, celui qui marche va vers quelqu’un ou vers quelque chose, en se précipitant ou en prenant son temps, en prenant des repères dans l’espace ou dans le temps, et en analysant des situations... On n’est jamais seulement marcheur— même lorsqu’on s’exerce sans but apparent et sans nécessité — ; on n’oublie pas les regards des autres, ni la campagne traversée, on va retrouver quelqu’un ou on fuit quelque chose, on apprécie les distances, etc. On fait toujours une expérience indissociablement motrice, affective, intellectuelle, sociale, globale ! Il en est évidemment de même quand on parle : on appelle, on se défend, on cherche à expliquer, à convaincre ou à séduire ; on écoute, on analyse, on juge, on décide, on anticipe, on s’impatiente... On s’adresse toujours à quelqu’un qu’on connaît ou dont on ignore à peu près tout ; qu’on aime ou qu’on craint ; ou à un groupe hostile, indifférent ou familier... On parle dans des situations qui, si elles exigent le recours à la parole, demandent, avec autant de force, la mise en œuvre d’autres comportements simultanés, inséparables de la relation, de l’action, du projet, du plaisir... Autrement dit, le développement de quelqu’un, c’est son histoire, celle des transformations successives qu’il a opérées pour exister face aux exigences de son milieu, et agir sur elles. Chacune des transformations observables est donc à considérer comme une approximation ou un équilibre provisoire qui tient compte, en même temps, des possibilités présentes du sujet et des sollicitations du milieu. C’est donc dans cette perspective qu’il faut comprendre la notion d’apprentissage et préciser le sens du verbe « apprendre ». Autant la notion du développement est importante pour rendre compte de l’évolution d’un être vivant et pour en expliquer le mouvement, autant elle est difficile à utiliser lorsqu’on veut intervenir.

Des points de vue...

En effet, le premier mouvement de quelqu’un qui veut intervenir pour faciliter le développement d’un enfant devrait le conduire à s’interroger sur la richesse et sur la diversité des situations de vie dans lesquelles il est plongé. Cette attitude est tout à fait pertinente d’un point de vue familial. Mais à l’école, elle est impossible à adopter telle quelle. Dès lors qu’on se propose des interventions ponctuelles ou fragmentées en direction d’un enfant, on est conduit à considérer des domaines restreints, des aspects qui correspondent à des comportements partiels qu’on veut mieux observer, mieux mesurer, et mieux définir. C’est ainsi que tout se gâte... On pourra s’intéresser à l’apprentissage de la parole, de la marche, de la lecture, de la façon de vivre en groupe... Mais il ne faudrait jamais oublier qu’aucun de ces apprentissages n’a d’existence isolée ; pas plus que n’en ont les mensurations que je peux prendre sur un bébé pour rendre compte de son développement. C’est pourtant le piège du découpage disciplinaire ou de la pédagogie par objectifs. Il n’existe pas d’apprentissage isolé des autres, pas plus qu’il n’existe de situation qui permettrait à un seul apprentissage de se construire.

Apprendre, c’est se transformer...

C’est évident au niveau le plus général : celui qui est le plus proche de la vie où se construisent les comportements globaux dont nous avons parlé. Mais c’est aussi ce qui se passe dans le cas d’apprentissages volontaires (conduire une voiture, skier, par exemple) ou même à propos d’acquisitions ponctuelles. Le sujet doit toujours réagir, se transformer, faute de quoi ses acquisitions resteront mortes. Toute information n’est rien si elle ne retentit pas chez celui qui la reçoit. C’est la question qu’on se pose souvent à propos des exploits réalisés dans les concours radiophoniques : voici une personne qui est capable de répondre aux questions les plus inattendues et les plus précises à propos de cinéma. Elle a acquis beaucoup d’informations ; mais qu’a-t-elle appris ? Je n’en sais rien puisque j’ignore tout sur la façon dont le cinéma a contribué à la faire devenir ce qu’elle est. Stocker une information n’est rien : c’est à peine un acte de vie, plutôt une affaire de magnétophone ou de perroquet. Par contre, tout change dès qu’une information contribue à modifier celui qui la reçoit : en le provoquant, en le questionnant ou en l’obligeant à « bouger » et à « rebondir ». En cela, elle est une occasion d’apprendre : l’un de ces multiples chocs non pas qui nous changent, mais qui font que nous nous changeons.

III. COMMENT AIDER LES ENFANTS À APPRENDRE ? L’ENSEIGNEMENT AIDE À L’APPRENTISSAGE

Nous retrouvons maintenant les questions que chacun se pose : faut-il intervenir ? Dans quels domaines et comment ? Comment agir avec les enfants dans les lieux où ils vivent : dans leurs familles et à l’école, en particulier ? Nous allons esquisser des réponses à ces questions en abordant trois points : ► Tout d’abord, la question impossible des débuts : comment tout cela commence-t-il ? Comment aboutissent les premiers actes, ceux qui n’ont été préparés par rien ? (Comment un enfant peut-il se débrouiller dans l’écrit, s’il en a besoin, alors qu’on ne lui a pas donné auparavant les moyens de le faire ? Si c’est en nageant qu’on apprend à nager, comment éviter de se noyer la première fois qu’on va dans l’eau ?). ► Ensuite, la question générale du milieu de vie d’un enfant : comment réunir les conditions les plus favorables à son développement ? ► Enfin, sur un plan plus proche des préoccupations de l’école, comment intervenir dans des apprentissages particuliers ? Plus précisément, comment aider un enfant dans un des apprentissages qu’il construit en vivant ?

Comment un enfant peut-il réussir un acte pour lequel il n’a pas été préparé ?

En effet, si on affirme que tous les apprentissages se construisent dans des projets réels, dans des actes déjà fonctionnels, c’est-à-dire importants pour celui qui les fait, on doit se demander comment ils aboutissent puisqu’ils n’ont pas été préparés. Pour répondre à cette question, il faut se rappeler qu’un acte concret (chercher une information dans l’écrit, essayer de comprendre un autre, tenter de tenir en équilibre sur des skis...) est toujours un moment dans une histoire, une étape et un essai... Et, qu’en ce sens, il n’est jamais réellement le premier, ni isolé. Il faut aussi savoir que ce que fait l’enfant est adapté à sa demande à lui et à ses possibilités personnelles. Il ne pose que les questions auxquelles il est capable de répondre et il ne tente que les essais qu’il peut réussir. Tout cela, à son niveau : les questions qu’il pose tracent déjà les contours des réponses qu’il attend... Et il est capable de construire ces réponses-là ou, tout au moins, presque capable ; et c’est ce « presque » qui l’oblige à évoluer. Il ne faut pas non plus oublier que les actes en question sont vécus en situation sociale, c’est-à-dire dans des circonstances où des aides sont naturellement disponibles. Il y a toujours quelqu’un qui peut répondre à une question, qui peut faire une remarque, ou qui est prêt à s’associer momentanément à ce projet. C’est toujours ainsi que les choses se passent dans la vie. S’il en est autrement à l’école, c’est parce qu’on l’a voulu : le souci de créer des groupes « homogènes » rend presque impossibles les interactions entre les individus qui ont des comportements différents. En résumé, nous dirons que plusieurs facteurs jouent toujours pour permettre le succès ou pour faciliter l’évolution souhaitable : ► ce qu’on pourrait appeler le besoin fonctionnel (ce qu’on cherche, ce qu’on attend, l’intensité des rapports à la situation), ► l’état de l’individu (son expérience, ce qu’il sait déjà, tout ce qu’il a déjà construit), ► la prise en compte de tous les éléments de la situation dans laquelle il est engagé (en particulier, les aides qu’il peut recevoir de la part de ceux qui vivent avec lui). C’est ce qui nous permet d’affirmer qu’un enfant qui est engagé dans un acte de lecture important pour lui, qui mobilise une expérience suffisante (du sujet abordé et de l’écrit) et qui rencontre l’écrit en situation fonctionnelle (c’est-à-dire qu’il pourra exercer son interrogation sur tous les cléments de la situation et prendre appui sur eux pour faire les hypothèses nécessaires à la construction du sens), cet enfant saura inventer les stratégies pour surmonter les obstacles que le milieu impose (involontairement, et heureusement !) à son projet.

Comment aider un enfant à se développer ? Comment réunir les conditions les plus favorables à son développement ?

Nous serons brefs puisque « tout » a été évoqué au cours de ce chapitre. Rappelons l’essentiel : ► Ce qui permet l’éducation d’un enfant, ce à partir de quoi il se développe, c’est son présent : ce qu’il fait, ce qu’il vit... et non l’idée de son futur. ► Il faut donc favoriser son engagement dans des projets de vie, importants pour lui aujourd’hui. ► Il ne faut pas épurer, simplifier ces projets en excluant des dimensions jugées néfastes pour les enfants (les questions d’argent, de violence, etc.). ► Il est indispensable de participer aux projets des enfants et aussi de les associer aux nôtres. ► Il ne faut pas hésiter à laisser un enfant s’engager dans une tâche qui le conduira à entreprendre quelque chose qu’il ne sait pas faire ; c’est ainsi qu’il apprendra : sur tout si on est assez disponible et attentif pour l’aider).

En résumé, on peut dire qu’il faut agir sur ce que vit l’enfant : pour qu’il puisse s’engager dans des projets riches et variés, importants pour lui, qu’il pourra conduire dans la réalité sociale complète. Il faut donc l’associer à nos projets et s’associer aux siens : l’aider sans prendre sa place, comme le partenaire responsable qu’il peut être !

Comment intervenir dans un apprentissage donné ?

La fonctionnalité, pour importante qu’elle soit, n’est pas une fée qui fait des miracles ! Alors que faire ? Si je veux aider mon fils à lire, il est indispensable que je sache bien ce qu’est un acte de lecture (à quoi cela sert ? Dans quelles circonstances il a lieu ? Comment il se réalise ?...) et que j’aie une idée de l’histoire de cet apprentissage (comment il se construit, à travers quels tâtonnements...) ; il faut aussi que je sache observer et comprendre son activité... Autrement dit, pour intervenir en vue de faciliter un apprentissage chez un enfant, il faut se poser une série de questions qui porteront toujours sur l’activité de cet enfant et sur la situation dans laquelle il se trouve, l’ensemble étant éclairé par la connaissance qu’on a de l’activité à aider et de son apprentissage. Nous pourrions résumer et schématiser ainsi : ► Quelles sont les situations globales dans lesquelles l’apprentissage en question se développe ? ► Il faut repérer ces situations pour les favoriser, les susciter, les diversifier, chercher à les rendre aussi riches et variées que possible. ► Il serait souhaitable d’associer les enfants à certaines des situations de ce type dans lesquelles nous sommes personnellement engagés. ► Comprendre ce que l’enfant cherche à faire, comment il s’y prend. Puis, en fonction de ce qu’on sait de l’activité à mettre en œuvre, apporter les informations jugées utiles, proposer les exercices, faire réfléchir sur une difficulté. En bref, faire ce qu’on croit utile à l’apprenti, tel qu’il est, pour faire ce qu’il fait. Ce point est capital. Les aides qu’on apporte ne sont pas destinées à préparer le futur lecteur, mais assurent le succès de l’action en cours. C’est la succession des actes de lecture réussis qui constitue l’histoire du lecteur ; et ces actes réussis ne signifient pas la même chose à deux ans, huit ans, vingt-cinq ans.

Les différentes formes d’aides : les interventions d’enseignement

Si on définit l’enseignement comme l’aide qu’on choisit d’apporter à quelque chose qui se construit en situation globale, on constate que toutes les interventions d’enseignement peuvent se ramener à trois types : ► celles qui apportent des informations, ► celles qui exercent, en le systématisant, un aspect du comportement, ► celles qui conduisent l’enfant à réfléchir sur ce qu’il fait.

Les apports d’informations

On donne une information qui manque, on apporte une explication qui peut permettre de vaincre une difficulté, on précise un geste, on donne l’exemple, on met en relief des relations qui passaient inaperçues, on fait remarquer à l’enfant ce qu’il fait, on lui explique pourquoi il échoue, etc. En un mot, on apporte à l’enfant ce qui peut lui permettre de résoudre le problème qu’il rencontre, ce qui peut l’aider à continuer ou à mobiliser ce dont il a besoin. Mais on n’est jamais sûr du résultat puisqu’on ne sait pas à l’avance comment sera utilisé ce qu’on a apporté. Et souvent, ce n’est pas ce qu’on croit qui est utile dans ce qu’on dit ou fait.

Les activités de systématisation, les exercices

Depuis longtemps, les sportifs savent qu’il faut s’entraîner, qu’on progresse en exerçant des aspects isolés de l’activité globale. C’est pourquoi les footballeurs travaillent le contrôle du ballon, le marquage et le démarquage, le dribble, les passes... dans des conditions souvent éloignées de la réalité des matches (en salle, par exemple). Ils savent aussi que l’un doit particulièrement exercer son jeu de tête, et l’autre l’appréciation des trajectoires du ballon... Mais ils savent tous que la somme des habiletés ne constitue pas pour autant un bon joueur. On devrait s’inspirer des sportifs en ce domaine, car ce sont de tels exercices qu’il faut organiser... Lorsqu’un aspect du comportement souhaité apparaît, mais qu’il est encore malaisé et lent au point d’accaparer l’attention de l’enfant, ou lorsqu’on veut favoriser un autre aspect, on organise des exercices, on procède à des entraînements... pour rendre l’action globale plus aisée, plus efficace, donc plus agréable.

Les réflexions sur les actions en cours

TA encore, les sportifs pourraient nous donner la leçon : depuis longtemps, en effet, ils savent l’importance de l’action qu’un athlète peut avoir sur sa propre activité. Le magnétoscope a popularisé cette pratique ; chacun sait, maintenant, que les sportifs étudient leur propre comportement, qu’ils le prennent régulièrement comme un objet d’étude, qu’ils apprennent à s’observer, à analyser ce qu’ils font... pour intégrer à leurs nouvelles pratiques les produits de leurs observations. C’est là un moteur très puissant pour tout apprentissage, mais c’est un moteur dont l’école ignore encore trop souvent l’existence. Les activités menées en petits groupes conduisent les enfants à se justifier, à confronter leurs points de vue, à expliquer ce qu’ils sont en train de faire et à chercher à comprendre ce que font les autres... Ces activités, naturelles dans un groupe vivant, offrent de multiples occasions de telles réflexions. Il suffirait souvent de les laisser exister, de les susciter parfois, et de faire reconnaître leur importance.

Ainsi, aider quelqu’un à apprendre, c’est toujours intervenir auprès de lui sous l’une ou l’autre de ces formes ou, plutôt, avec l’une ou l’autre de ces intentions générales : on cherche toujours à l’informer, à l’entraîner ou à le faire réfléchir sur ce qu’il fait. Mais il ne faut jamais perdre de vue que l’essentiel se joue toujours dans les rapports qui s’établissent entre ces aides et l’apprentissage lui-même, et que c’est à ce niveau — et à ce niveau seulement — qu’il faut essayer d’en apprécier l’utilité et l’efficacité. Si un nageur est amené à effectuer en salle des exercices de musculation pour améliorer l’efficacité de certains de ses gestes dans l’eau, c’est évidemment lorsqu’il nagera qu’on pourra savoir si ces exercices ont été utiles ou non.

Il faut, à nouveau, souligner les cinq points suivants : ► L’apprentissage est une activité interne à l’individu, et il a lieu en situation de vie ; par contre l’enseignement est un ensemble d’interventions extérieures, sans fonctionnalité. ► L’apprentissage est une histoire continue, alors que les actes d’enseignement sont brefs et bien délimités. ► L’ensemble des interventions d’enseignement ne construit pas l’apprentissage, mais cherche seulement à s’intégrer à lui pour le faciliter et l’aider à évoluer favorablement. En ce sens, l’enseignement vise à aider l’enfant dans sa propre démarche. ► Aucune intervention d’enseignement n’a jamais un effet direct et mécanique, immédiat et prévisible, car tout passe par l’enfant, par sa façon de recevoir et de transformer ce qu’on lui propose, et de se transformer à cette occasion. Une aide n’est jamais quelque chose qui manque et qu’il suffirait d’apporter de l’extérieur, comme une pièce qu’il faudrait adapter et placer au bon endroit pour combler un vide. ► Les pratiques d’enseignement doivent être étroitement liées aux manifestations de l’apprentissage observé du point de vue de celui qui apprend. L’expérience de l’entraînement sportif éclaire bien cette question : les jeunes enfants souvent engagés, sans le savoir clairement, dans des apprentissages qui se développent en situation de vie, ont besoin de comprendre pourquoi on leur propose tel ou tel exercice : il faut les aider à analyser ce qu’ils font et les associer à la recherche des moyens de progresser.

Le point sensible et l’orientation d’ensemble de toute action « éducative », c’est la différence et la complémentarité entre celui qui apprend et celui qui enseigne. On comprend maintenant que c’est toujours celui qui apprend qui est le maître d’œuvre. Il utilise, ou non, ce qu’on fait pour l’aider : quand il l’utilise, c’est à sa manière, « digérant » et transformant ce qui le touche. Et se transformant en même temps.

C’est cela apprendre !

Et enseigner, c’est cette activité aléatoire, incertaine et respectueuse qui nous oblige à regarder différemment chaque enfant ; c’est en essayant de s’inscrire dans son mouvement qu’on a le plus de chances de lui être utile.

« Pour apprendre peut-on faire autre chose que ce qu’on veut apprendre à faire ? »