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« Déscolariser la lecture : Les écrits du village »

Dominique VACHELARD

En remettant fondamentalement en cause les pratiques pédagogiques concernant la lecture sur la base de recherches pédagogiques assises sur des considérations scientifiques alternatives, multiples et concordantes (histoire, sociologie, linguistique, psychologie, pédagogie, etc.), l’AFL ne pouvait que proposer un projet global d’enseignement de la langue écrite qui fût propre à remplacer celui mis en place, tout au long d’un parcours historique et politique, par le pouvoir central et l’institution scolaire.

Le pilier de cette pensée nouvelle, l’engagement premier de l’association, s’incarne dans la nécessité absolue de déscolariser la lecture, de sortir des écrits scolaires et de l’espace confiné de l’école, lieu où l’on ne fait jamais que semblant de faire. Il s’agit alors d’affronter, dans l’espace extérieur, la réalité des écrits sociaux, parce que leur processus de compréhension est lié évidemment à leur contenu, mais aussi à leur fonctionnement et aux fonctions qu’ils assurent.

Des décennies d’expérimentation et de réflexion montrent qu’en distinguant l’usage pédagogique d’écrits scolaires artificiels de celui d’écrits qui trouvent leur raison d’exister dans le fonctionnement du corps social, on décide en même temps — et presque toujours inconsciemment — du statut de lecteur octroyé à l’apprenant. On obtient alors chez ce dernier un niveau de maîtrise de la langue écrite qui consiste, selon le cas, soit en un simple savoir de base (déchiffrer les sons de l’écrit), soit en une maîtrise experte de la compréhension de l’écrit et de sa production.

La déscolarisation de la lecture

Cette proposition de déscolarisation de la lecture a partiellement connu un écho favorable jusque dans l’institution elle-même avec l’adoption officielle des termes de BCD et l’usage recommandé de la littérature dans l’enseignement de la langue écrite et de la lecture plus particulièrement. De nombreux enseignants, et même des maisons d’édition ont construit des méthodes d’apprentissage initial en prenant comme support des ouvrages de littérature jeunesse. On a pu recenser un nombre important de projets culturels de rencontre de professionnels de l’écriture (accueil
d’écrivains, d’illustrateurs, etc.), et de nombreux enfants ont ainsi pu se familiariser avec ce type d’écrit en lisant, comparant les œuvres des auteurs qu’ils ont pu recevoir. Il est vrai qu’aucun autre support ne peut remplacer la littérature comme outil de découverte et d’intégration des conventions nombreuses et complexes qui en codifient le fonctionnement.

Dans de nombreuses classes, cette déscolarisation de l’écrit a été comprise et vécue comme la possibilité offerte aux enfants de ramener à l’école certains écrits qui fonctionnent dans le milieu social, dans le quartier, dans les familles, pour en proposer une analyse, un tri, un classement et une théorisation, même modeste. L’idée étant de pouvoir les reproduire et d’en user pour gérer plus facilement la vie de la classe avec des outils spécifiques d’organisation : listes, tableaux, tracts, affiches, résumés, etc.

Il est indéniable que les enfants et les enseignants qui ont su assortir la découverte de l’écrit avec les usages sociaux auxquels il est associé, sont entrés dans un processus créateur de signification : la compréhension des textes rencontrés, certes, mais aussi et surtout, celle de l’activité à laquelle se livre le producteur d’écrit ou le lecteur face à un texte. Cependant, le défaut relatif que nous semble présenter ce type de démarche, c’est son manque de prise avec le réel : on reste dans une analyse un peu artificielle des écrits sociaux parce que ceux-ci sont finalement importés dans un milieu, l’école, qui est plutôt étranger à leur fonctionnement.

L’idée « écologique » qui vient alors à l’esprit c’est d’aller à l’extérieur de l’école rencontrer dans leur environnement d’utilisation les écrits qui organisent la vie des hommes dans leur milieu.

Ainsi, pour sa réunion mensuelle du mois de septembre 2018, les enseignants du groupe AFL-ICEM de Haute-Loire, se sont-ils rendus dans le petit village de Saint-Just près Brioude, à l’invitation d’une enseignante de cette école rurale à deux classes. Le but de cette rencontre était d’expérimenter la découverte du milieu en adoptant un point de vue particulier. Il s’agissait d’éprouver une démarche pédagogique développée par les enseignants de l’ICEM : les « balades à lunettes », où l’on chausse, suivant les choix, celles du mathématicien, de l’historien, du géographe, de l’architecte, etc. On repère alors dans l’environnement toutes les situations que pourraient exploiter ces différents spécialistes disciplinaires. On relève dans un premier temps ces situations, on les note, on prend des photos, fait des croquis, de courts écrits, puis au retour en classe, on prend ensuite tout le temps de théoriser chacune de ces découvertes dans son champ spécifique de considération.

Ce jour-là, la thématique retenue a été celle d’une balade avec les « lunettes de la lecture » ; il a fallu donc explorer le village, aux environs de l’école, à la découverte des écrits qui y fonctionnent : repérer leur fréquence, leur qualité, leur diversité, leur rôle, leur fonctionnement, etc.

Des écrits qui ont du sens !

C’est la première sensation éprouvée par les enseignants qui ont participé à cette exploration : se trouver face à des écrits dont aucun n’était là par hasard ! Que ce soient les affichages réglementaires du panneau d’affichage municipal, les indications des panneaux d’information divers (routiers, randonnée, etc.), les affichages commerciaux, ceux destinés à la valorisation des déchets, à la présence d’un défibrillateur, etc.

Plus déroutant encore, en ce qui concerne une possible « évaluation » des compétences de lecture : en plus d’obéir à une intention, on doit convenir qu’aucun de ces écrits ne saurait mettre des enfants en difficulté. Il se joue dans l’acte de lire, en dehors de l’école, une question fondamentale de statut (de lecteur) : soit les enfants disposent des moyens culturels pour les comprendre, et alors ils les lisent s’ils en éprouvent le besoin ou l’envie. Soit ils les ignorent s’ils le décident -comme le font tous les lecteurs en dehors de l’univers scolaire- parce qu’ils les jugent illisibles (affichages réglementaires) ou inutiles, ne correspondant pas à la réalisation d’un de leur projet immédiat.

Il est intéressant de noter que ce genre d’activités conduites avec des enfants doit nécessairement les amener à se poser la question de ce qu’est la compréhension face à ces écrits particuliers. En effet, si on constate unanimement que ces derniers présentent la particularité d’avoir été écrits avec un but spécifique pour agir sur le lecteur, alors ce dernier doit être en mesure de retrouver et de formuler cette intention. Convenons qu’être lecteur, c’est accéder au minimum à cet implicite.

Des écrits pour communiquer

Là aussi, à l’évidence, ce qui distingue les écrits de l’extérieur par rapport aux écrits scolaires, c’est bien la recherche d’une communication efficace, avec la prise en compte de la subjectivité du lecteur, de ses éventuelles carences culturelles, de sa maîtrise souvent précaire de la lecture. Deux champs complémentaires ont été relevés :

1. Recherche de cohérence entre le fond et la forme
Lors de la réalisation de supports écrits de communication, les professionnels veillent tout particulièrement à en faciliter la lecture aux publics à qui ils sont destinés.

Ainsi, on remarque une utilisation pertinente de la mise en pages, des polices d’écriture (en nombre très restreint pour chaque document). Notamment pour les textes « officiels » qui sont agrémentés des couleurs du drapeau tricolore, généralement justifiés, publiés en noir sur blanc pour une visibilité meilleure : pas de place pour la fantaisie dans ce genre de texte, et d’ailleurs peu de lecteurs qui vont les parcourir spontanément. On entend (de la part d’adultes) : « C’est écrit tout petit ! », « Il y a beaucoup trop de texte ! » ; et on découvre alors qu’il s’agit de publications généralement obligatoires ; ceci explique cela.

Concernant les publications organisationnelles (mairie et école), on constate l’usage fréquent des listes et des tableaux. Il est nécessaire de relever ce détail, tant ces deux formes d’écrits ont été, après l’invention de l’écriture et pendant plus d’un millénaire ensuite, les seuls écrits nécessaires, puisqu’ils furent les seuls utilisés. N’oublions pas que l’écrit a été inventé dans une perspective totalement fonctionnelle : celle de remplacer la réalité par des symboles plus faciles à manipuler que le réel lui-même. On a pu ainsi faire, défaire et refaire des opérations intellectuelles sur ce dernier pour l’analyser et le transformer jusqu’à ce qu’il s’adapte aux besoins de l’humanité.

Aujourd’hui encore, ils figurent parmi les outils synthétiques les plus adaptés à l’organisation du monde qui nous entoure ; listes et tableaux offrent une autre présentation et donc une compréhension différente de la réalité que lorsque celle-ci est présentée de manière linéaire dans un texte traditionnel. C’est la raison pour laquelle dans le tableau relatif à l’école, les informations concernant notamment le fonctionnement des activités périscolaires tout au long de l’année scolaire sont présentées de cette façon.

2. L’importance de la communication analogique
Si toute communication humaine est constituée de deux canaux toujours présents avec plus ou moins d’importance, on relève que dans les écrits qui ont une fonction sociale d’information du public, la communication analogique est fortement présente, dans un souci d’efficacité, parce qu’elle vient renforcer la communication digitale. On entend, par communication digitale celle qui s’exprime au moyen des éléments presque totalement arbitraires et conventionnels du langage (les mots), et par communication analogique celle qui prend (ou se rapproche de) la forme de ce que l’on évoque par le canal digital. Ainsi, dans le langage oral, la posture, les mimiques, la gestuelle, etc., sont autant d’éléments qui viennent corriger au cours de l’échange le contenu de ce qui est annoncé par les mots mêmes du discours. On devine alors avec ces définitions toute l’importance de l’analogique qui remplit réellement le rôle d’une métacommunication en ce sens que c’est elle qui détermine finalement le sens à donner au message.

Ainsi, dans les écrits de proximité, on relève sur les boites aux lettres un affichage destiné à stopper la diffusion massive de documents publicitaires où, dans le slogan utilisé « STOP PUB », la lettre O représente un panneau de sens interdit et la barre de ce dernier figure la fente de la boite aux lettres.

De même, pour signaler la présence d’un défibrillateur, un panneau représente les seules initiales DAE (défibrillateur automatique externe), totalement illisibles, accompagnées d’un cœur (vert) et d’une flèche représentant un courant électrique. La communication est alors totalement portée par le canal analogique ; on constate qu’il en est souvent ainsi lorsqu’il s’agit d’informations importantes concernant la sécurité : l’usage des pictogrammes est souvent privilégié. C’est dire la représentation dont on dispose quant aux performances lexiques du lectorat standard !

A ce sujet, on constate le nombre impressionnant de sigles utilisés pour la communication d’informations. Ainsi, les panneaux de signalisation pour la randonnée indiquent par exemple « PR 82 - Le volcan de la Vergueur - 16 km 5 h ». Il s’agit là évidemment, d’un écrit très spécifique qui s’adresse à un public d’initiés. Il n’empêche, qu’avec les autres informations de même nature contenues sur le panneau et en essayant d’anticiper quelque peu, il est possible de s’approcher de la nature des informations contenues et du public à qui elles sont destinées. On constate, mais l’intérêt ici est d’en éprouver la valeur collective, que l’on ne fait rien d’autre que ce que fait un lecteur lorsqu’il est confronté à un texte : il saisit des bribes d’informations graphiques et visuelles qu’il confronte à des éléments qu’il connaît déjà pour émettre des hypothèses qu’il va ensuite tenter de vérifier. Et si une partie de l’information est déficiente, alors il compense soit par un peu plus de connaissances préalables, soit en prenant un peu plus d’informations dans l’espace visuel du support.

Le rôle symbolique de la couleur est aussi à souligner là. En effet, par comparaison, analyse et classement des informations recueillies, on constate l’émergence d’une convention souvent vérifiée : si le rouge semble désigner une situation de danger (panneaux routiers d’interdiction), le vert parait être réservé aux situations évoquant soit l’écologie, soit la santé. Pour illustrer, on rappelle la politique de communication de l’enseigne Me Donald’s, qui est passée du rouge au vert au cours de cette dernière décennie pour se mettre au goût du jour en jouant la carte du développement durable.

Un statut de lecteur

Nous l’annoncions dans les quelques lignes d’introduction : selon la nature des supports utilisés, les objectifs de maîtrise de la lecture seront soit limités à un savoir-faire de base, soit constitutifs d’un savoir-faire expert. Ce dernier aura pu se construire dans l’analyse et la confrontation entre les écrits sociaux et les usages auxquels ils sont destinés.

C’est en effet dans la compréhension de ce rapport entre outil et fonction que se situe la lecture experte : le récepteur d’un message doit être en mesure d’en reconstruire partiellement la genèse, en découvrant, par exemple, dans ce qui n’est pas écrit, l’image que l’auteur se fait de son lecteur et ce qu’il cherche à provoquer ou susciter chez lui. Nous avons souligné à plusieurs reprises que seuls les écrits porteurs de sens sont susceptibles d’être l’objet de cette expertise...

Imaginons alors le désarroi qui est celui des enfants face aux écrits que leur proposent les manuels scolaires : des séries d’exercices faits de bribes de phrases, ne correspondant à aucun message, à aucune unité minimale de sens et dont le seul objectif est l’application d’une règle d’orthographe, de grammaire ou de conjugaison... Si nous considérons que c’est presqu’uniquement sur ce type de support qu’ils s’exercent, alors imaginons la situation paradoxale qui leur est quotidiennement proposée : ils doivent se comporter en lecteur face à un support qui, par manque de signification, est inapte à provoquer un comportement de lecture (pour se comporter, il faut agir — même sans rien faire ! —, et pour agir il faut des raisons...).

Encore et toujours, plus qu’une opportunité, déscolariser l’écrit est une urgente nécessité.

« Déscolariser la lecture : Les écrits du village »