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« Lire, c’est choisir de devenir »

Sylvie CHOISNET, ICEM 43 / AFL 43 / RESF.

J’ai donné, cet été, des cours de français à de jeunes migrants africains. C’est ainsi qu’on les appelle dans les journaux, mais ils se considèrent comme des aventuriers ou tout simplement des voyageurs. Comme les personnages de contes et les héros de la mythologie, sur leur route, ils ont rencontré des dangers mortels, des ennemis et des alliés. Ils ont survécu et ils en sont sortis grandis. Ils pourraient donner des leçons de courage mais ils demeurent des adolescents ordinaires qui jouent au foot et écoutent de la musique sur leur smartphone. Ils ne sont pas tous allés à l’école, certains ne savent ni lire ni écrire et la plupart n’ont pas du tout de culture littéraire. La lampe magique d’Aladin, pour eux, ressemble à un arrosoir et quand je leur demande s’ils connaissent un conte africain, ils répondent en chœur : Kirikou !

Au départ, je leur ai apporté ce qui correspondait à leur vision de la lecture : des syllabes, des phrases simples etc. Je les ai laissé discuter dans leur langue maternelle, je ne leur ai pas donné d’obligation de venir en cours... Il fallait, avant tout, que ce moment et ce lieu deviennent le nôtre.

Puis, un jour, l’un d’eux a apporté un conte écrit en bambara avec la traduction française. Une histoire de sorcière qui mangeait ses enfants. Tout le monde a été intéressé et un de ceux qui peinait le plus à apprendre a commencé à lire des phrases entières pour savoir si le petit Famori serait assez malin pour échapper à son horrible mère. Nous avons enchaîné sur la Sorcière de la rue Mouffetard qui, elle aussi, est ogresse sur les bords et depuis peu, certains me demandent des livres. Ils ont passé un cap : ils ne sont plus étrangers à la lecture. Ils s’intéressent aux textes, débattent et défendent leur point de vue avec force (et en français) !

Cette petite expérience semble nous dire que nous ne pouvons pas appliquer une méthode a priori. Pour que l’apprentissage prenne, le terrain doit être prêt et pour qu’il donne ses fruits, il faut de l’énergie. Nous avons besoin d’un environnement favorable qui nous donnera envie de venir et de rester et d’une source d’énergie, une authentique motivation, qui nous apportera la force de pratiquer la lecture et l’écriture avec régularité.

Et même quand ces conditions sont réunies, cela reste parfois difficile. On peut avoir connu la faim, affronté la police libyenne, traversé la Méditerranée en bateau pneumatique surchargé et se laisser impressionner par une page de lecture. Certains apprentis lecteurs ont besoin d’être accompagnés dans cette nouvelle aventure qui leur permettra d’obtenir un laissez-passer pour le monde écrit. Comme dans les voyages périlleux, il leur faut un guide fiable, une personne qui connaît bien la route et qui respecte leur rythme. Cette présence rassurante est indispensable pour eux, elle joue, en quelque sorte, un rôle d’objet transitionnel ou de petites roulettes sur le vélo.

Un beau jour, on enlève les roulettes, on range le doudou, on dit ciao à son enseignant et le voyage devient fantastique. Des événements surprenants peuvent se produire. Sans qu’on s’en aperçoive, la frontière disparaît. Notre vision du monde est transformée.

L’entrée dans la lecture nous métamorphose : on arrive chenille, on repart papillon.

Il ne s’agit donc pas simplement d’acquérir une nouvelle compétence mais bien de devenir un autre. La lecture et l’écriture élargissent notre champ de vision, donnent plus de profondeur à notre pensée, parfois nous consolent et peuvent vraiment nous sauver la vie. C’est pourquoi décider froidement qu’il y a une bonne méthode pour apprendre sans tenir compte ni de la diversité des élèves, ni du caractère initiatique de cet apprentissage et condamner tout le monde au déchiffrage, ça fait froid dans le dos. L’image des enfants se transformant en petits ânes, dans Pinocchio, me vient à l’esprit. Adieu les papillons.

Les « bonnes méthodes » dont parle le ministre actuel de l’éducation semblent issues d’un film dystopique dans lequel on confisquerait au peuple ses facultés de réflexion et de création en faisant de lui un exécutant interchangeable et adaptable aux demandes de ses supérieurs. Un film dans lequel on aurait décidé que ce qui compte ce n’est pas d’être heureux, et encore moins d’être intelligent, mais de maîtriser des compétences. Et cet objectif s’atteindrait avec une méthode dont l’efficacité serait scientifiquement prouvée. Toute ressemblance avec des faits réels serait purement fortuite.

Nous ne vivons pas tout à fait ce cauchemar parce que si la plupart d’entre nous suivent une méthode de lecture et parfois une méthode syllabique, personne ne s’en contente. Nous nous adaptons à nos élèves, nous leur faisons découvrir des œuvres, écrire des articles, des lettres pour leurs correspondants, nous prenons des libertés avec la méthode tout simplement parce que nous sommes libres. La méthode n’est qu’un outil parmi d’autres que nous utilisons selon nos besoins. De cette façon, elle ne pose aucun problème. En revanche, si les élèves et l’enseignant devaient s’v soumettre, nous basculerions dans la dystopie.

On imagine la bande-annonce : Big Brother veille à ce que tout le monde utilise correctement la bonne méthode, les papillons sont en prison et les petits ânes sortent de l’école en pleurant.

« Lire, c’est choisir de devenir »