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« Recherche action à La Villeneuve »

Raymond MILLOT

À l’occasion de la sortie de la brochure de Raymond Millot [1] École ouverte recherche-action société éducatrice, en 2013, Q2C - Question de classe(s) — [2] lui avait demandé de présenter la démarche de Recherche action. Nous en publions quelques extraits.

L’ouvrage s’ouvre sur un rêve, celui que propose Jaurès à la tribune de l’Assemblée, au moment du vote des lois Ferry, le premier discours du tout jeune député socialiste : « Lorsque la commune aura pourvu à toutes ces obligations envers l’État, déclare Jaurès, lorsqu’elle aura créé le nombre d’écoles publiques exigé par celui-ci, qu’elle ait encore le droit, à ses frais et sans sortir de la laïcité, d’instituer des écoles d’expériences ou des programmes nouveaux, que des méthodes nouvelles puissent être essayées, ou des doctrines plus hardies puissent se produire. ». On mesure là combien, loin de la nostalgie d’une école républicaine une et indivisible, le mouvement ouvrier à voulu œuvrer à l’avènement d’une autre école, une école du peuple et non pour le peuple. L’expérience de Grenoble, retracée dans École ouverte — recherche action — société éducatrice et signée Raymond Millot, se revendique donc de cet héritage...

Questions de classe(s) : Est-ce que tu peux te présenter en quelques mots et en particulier ton rapport avec cette aventure ?

Raymond Millot : La « Recherche-action » a commencé à Vitruve, où je travaillais, avec une première équipe rassemblée par l’inspecteur président du GFEN Robert Gloton. Nous avons eu connaissance du projet (urbanisme et transformation des rapports sociaux) Nous avons écrit un projet pour la petite enfance et pour l’enfance qui a intéressé les concepteurs et a justifié que l’INRP nous propose la coordination du projet. Premier acte « révolutionnaire » la mise en discussion du projet éducatif sur la place publique : démocratie participative qui a accouche d’un projet de charte sur la base duquel ont été recrutés les différents personnels (action sociale, action culturelle, action sportive, écoles, collège...).

Q2C : « Recherche-action », l’expression se retrouve dans le titre de cette publication, peux-tu nous expliquer le sens et l’origine de cette démarche ?

Raymond Millot : L’expression n’a été utilisée que tardivement, on s’efforçait simplement d’innover sur la base du projet et de la charte, d’organiser la réflexion locale (coordination, réunion régulière de représentants des 5 équipes, « communication » interne et externe avec un bulletin relatant les avancées, les projets en cours les difficultés à lever, travail de théorisation). La réflexion nationale était organisée par l’INRP (Jean Foucambert) avec un travail sur différents thèmes comme « élargissement de l’équipe éducative », poursuite de la théorisation, qui nous a conduits ultérieurement au concept « société éducatrice » matérialisé en 2000 par une proposition de pacte (site « www.pacte-educatif.org »).

La référence à une définition donnée par l’INRP a été bien pratique comme introduction à la brochure. « Recherche-action : en 1986 lors d’un colloque à l’Institut national de recherche pédagogique (IRP, Paris), les chercheurs sont partis de la définition suivante : « Il s’agit de recherches dans lesquelles il y a une action délibérée de transformation de la réalité ; recherches ayant un double objectif : transformer la réalité et produire des connaissances concernant ces transformations. »

On dira que c’est ce que font les militants de l’ICEM ou du GFEN... la grande différence c’est la dimension collective (obligation de fonctionner en équipe et de se concerter — sans aucune compensation ! sauf les deux postes de coordinateurs — projet partagé avec « la collectivité territoriale » ce qui fait que nous sommes en phase, sans réticence, avec l’idée de PEDT — Projets éducatifs territoriaux. [...]

Q2C : Jean Foucambert qui a suivi toutes les étapes de la recherche-action école ouverte en tant que chercheur INRP avance l’idée que la révolution pédagogique ne viendra pas d’une autre façon d’enseigner la grammaire ou les mathématiques mais bien de la transformation du fonctionnement général de l’école. En quoi la recherche-action de Grenoble répond à cette définition ?

Raymond Millot : Petit retour sur Vitruve. Gloton s’est emparé d’une école en perdition d’un quartier alors très populaire, très pauvre. Formidable animateur... non directif, il nous a donné « carte blanche » et (alors qu’il aurait volontiers soutenu une pédagogie du projet !) nous nous sommes attaqués à la lecture, la grammaire (« fonctionnelle ») les maths (« modernes »), la dynamique de groupes, la relation avec les parents... [3] pour en arriver à la pédagogie du projet que la seconde équipe après notre départ à Grenoble a audacieusement mise en action. [4]

Pédagogie du projet, coéducation, projet éducatif partagé avec la communauté locale (rien à voir avec le communautarisme) nous ont mis sur la voie de cette transformation générale. Mais « générale » sous-entend aussi un grand mouvement innovateur, or là, ce que nous avons fait et qui a été détruit à Grenoble ne peut être généralisé (et dépassé) que dans la foulée d’un mouvement populaire (68 sans la confusion et avec le réalisme écologique qui s’impose, entre autres contraintes...).

Nous savons bien qu’on ne peut attendre cet hypothétique mouvement (Jean Foucambert comme marxiste croit plus que moi au sens de l’histoire !) et qu’il faut se battre pour dégager des espaces de liberté pour une innovation audacieuse en nombre suffisant pour passer du qualitatif au quantitatif, et donc espérer une « transformation générale » - forcément en interaction avec d’autres transformations sociétales et économiques.

Q2C : Reste un domaine où « ça coince », [...] celui de l’investissement des personnels. Jean Foucambert relève que « Le statut expérimental suppose l’implication de l’ensemble des adultes de l’école pendant la durée légale de la semaine de travail et non pendant celle du « service » en présence des élèves, ceci afin que l’équipe éducative élargie s’engage dans une démarche collective et prenne en charge la conduite d’un projet, depuis son élaboration, les modalités de son organisation quotidienne, ses réajustements, la gestion des groupes, la répartition des fonctions et leur rotation, le développement des outils de suivi et d’évaluation, jusqu’à la participation de membres de l’équipe aux nombreux stages (coordonnés entre les différents terrains par la structure INRP) de mise en commun et d’analyse comparative des pratiques, d’élaboration et d’exploitation d’outils de recherche, de réinvestissement des apports des résultats dans l’évolution des hypothèses initiales, etc. Le statut expérimental, reconnu par l’inspecteur d’académie, maintient ces écoles dans le cadre déontologique de l’Éducation nationale mais les incite à déroger pour tout ce qui concerne les emplois du temps, l’organisation des classes, les programmes, les démarches pédagogiques, l’hétérogénéité de l’encadrement, la nature des activités et des groupes, etc. » On peut comprendre, dans le cadre de la défense des intérêts des salariés — que sont aussi les enseignants et les personnels — que cet engagement soit un obstacle et qu’il soit, en tout cas, difficile à imposer « d’en-haut », au risque d’être vécu, légitimement, comme une régression sociale. Qu’en penses-tu ?

Raymond Millot : OUI, trois fois oui, donner du sens social, culturel, (révolutionnaire au sens de Gorz), vivre la solidarité, la coopération, inventer, créer, agir pour la « promotion collective » et le développement individuel, permet de valoriser le métier et donner des arguments, avoir des alliés, pour défendre les intérêts des salariés. La grande majorité des instits de la Villeneuve y sont restés longtemps ce n’est pas un hasard : ils compensaient un salaire (identique aux autres) et un temps de travail plus élevé par la satisfaction qu’ils tiraient de leur rôle, de l’enrichissement culturel et relationnel. Dans un second temps, si un jour cette conception de la fonction devient majoritaire, il sera aisé de revendiquer salaire et considération (cf. la Finlande !)

[...] Jean Foucambert parle de « révolution Copernicienne » en matière d’éducation et de pédagogie. Une révolution qu’il définit en ces termes : « Il n’y a, on le conçoit, aucune raison pour qu’une révolution, surtout copernicienne ! échappe à l’hostilité active de la minorité qui accapare le centre du système scolaire et à l’incompréhension de la majorité qui, faute d’autres perspectives, revendique, à titre personnel, d’y trouver « également » une modeste place.

On assiste ainsi dans les années 1960 à la floraison d’innombrables propositions tendant à propager l’idée qu’il est amendable et qu’il serait bien risqué d’en changer. L’attention s’est alors principalement tournée vers des actions de prévention des difficultés et de soutien des élèves que l’orientation adoptée par la psychopédagogie promettait de « dépister » dès la maternelle. L’échec scolaire a été posé comme celui de l’écolier et non de l’école « fille et servante du capitalisme » dont parlait pourtant Freinet cinquante ans plus tôt ! Et non pas étudié comme le refus d’un système économique de promouvoir des démarches éducatives donnant à tout individu les moyens d’accéder à la conscience des rapports sociaux qui le déterminent. L’échec scolaire est déploré, avec beaucoup de charité, comme ce qui empêche la progéniture des milieux populaires de se conduire selon les canons que l’enseignement secondaire a réussi à imposer comme ceux de la réussite scolaire. Individuelle...

Néanmoins, dans une proportion réconfortante de ces lieux innovants, des acteurs (militants associatifs engagés dans l’éducation populaire, enseignants, collectivités locales, parents, etc.) vont s’impliquer dans la recherche d’une autre école et prennent conscience de la passionnante complexité d’un tel enjeu, indissociablement pédagogique, social, culturel et politique. L’école passée et présente est regardée comme outil de compensation des inégalités d’accès aux formes établies de la division du travail et de la mise en concurrence des travailleurs. Une autre école est à inventer comme dispositif engagé, impliquant, selon la formule du pian Langevin-Wallon, tout à la fois l’homme, le travailleur et le citoyen dans l’invention des conditions d’une société où l’homme ne sera plus un loup pour l’homme. Se transporter coperniquement de l’illusoire course hiérarchique pour une réussite individuelle à la problématique et exaltante aventure d’une promotion collective...

Q2C : Penses-tu que la recherche-action de la Villeneuve ait rompu avec cette école « fille et servante du capitalisme » et crois-tu que c’était l’objectif de l’ensemble des acteurs mobilisés autour de ce projet ?

Raymond Millot : Première question : oui, ou au minimum, on entreprenait réellement cette rupture. Deuxième question : non, mais consciemment ou inconsciemment, ils contribuaient à cette rupture. Les ouvriers en grève n’ont pas nécessairement conscience de la mise en cause du capitalisme dont leur grève est (parfois) porteuse. Relire d’urgence L’Établi de Robert Linhart !

Propos recueillis par Grégory Chambat pour Questions de classe(s)
« Recherche action à La Villeneuve »

[1Raymond MILLOT est co-auteur de A la recherche de l’école de demain (Casterman), Une voie communautaire (Casterman), Écoles en rupture (Syros), Vivre à l’école en citoyens (Voies-livres) et Émancipation, avenir d’une utopie (Voies-livres).

[2Site de Question de classe(s) Q2C : https://www.questionsdedasses.org/

[3À la recherche de l’école de demain, éd Casterman

[4En sortant de l’école, éd. Casterman