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« Hors-la-loi »

Jean-Yves SÉRADIN

Stanislas Dehaene décrète qu’il existe une « science de la lecture » [1]. Au lieu d’inviter au débat sur la question bien complexe de l’apprentissage de l’écrit, le professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale, président le Conseil scientifique de l’Education nationale depuis le 10 janvier 2018, bénéficiant de la confiance du ministre, refuse toute discussion, manquant d’une singulière « souplesse cognitive » (nous reprenons ses mots) pour oser écrire : « Nul ne devrait également ignorer que certaines questions sont fermement résolues. Ainsi, on sait aujourd’hui que les méthodes globales ou idéovisuelles ne fonctionnent pas : tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale, bénéficient d’un apprentissage explicite et le plus précoce possible des correspondances entre lettres et sons du langage. C’est un fait établi, soutenu par de nombreuses expériences pédagogiques, et cohérent avec ce que nous comprenons de l’organisation du cerveau du lecteur. Revenir en arrière sur ce point, sous prétexte d’expérimenter ou d’exercer sa liberté d’enseignant, serait criminel [2]. » [3]

Nous sommes donc des hors-la-loi ! Plus exactement, des hors-sa-loi. Faire de ses découvertes un principe irréfragable ne peut qu’étonner chez un chercheur. Est-il comme ces policiers ou ces juges d’instruction qui, certains de la culpabilité de leur suspect, n’enquêtent qu’à charge ? Guette alors l’erreur judiciaire ! Pouvons-nous parler de délire scientiste car « il est possible de fabriquer de l’ignorance avec de la science, et de produire sous les références scientifiques les régressions de l’esprit » ? [4] Un tel hermétisme interroge mais là n’est pas l’important. Aussi abandonnons dans son laboratoire le professeur au Collège de France, puisque, enfermé dans ses certitudes, focalisé sur ses observations du cerveau qui fondent sa pédagogie de la lecture qu’il veut nous imposer, il ose un hasardeux raccourci qui fait fi de la globalité et de la complexité de la question.

« Bien entendu, on ne pourra jamais unifier le langage neuro-cérébral et intersynaptique avec le langage des mots et des pensées puisque l’esprit et le cerveau sont deux faces d’une même réalité, écrit Edgar Morin. Il faudrait que les cognitivistes essaient de complexifier. Mais les sciences cognitivistes demeurent trop souvent des « sciences normales », au sens le plus réducteur du terme. Us ont oublié cet aspect clef : à savoir l’objet d’étude, l’esprit humain est le même que l’instrument avec lequel on étudie. Ils ont complètement oublié ce problème de la relation, de la réflexivité. Il n’y a pas de réflexivité. » [5]

Revendiquons donc avec Freinet le tâtonnement pédagogique et préférons ceux qui invitent au cheminement questionnant. Ainsi, Alberto Manguel ne parle pas de science, mais d’alchimie de la lecture [6] à laquelle Bergson nous initie : « La lecture courante est un véritable travail de divination, notre esprit cueillant ça et là quelques traits caractéristiques et comblant tout l’intervalle par des souvenirs-images qui, projetés sur le papier, se substituent aux caractères réellement imprimés et nous en donnent l’illusion. Ainsi nous créons et reconstruisons sans cesse. Notre perception distincte est véritablement comparable à un cercle fermé, où l’image-perception dirigée sur l’esprit et l’image-souvenir lancée dans l’espace courraient l’une derrière l’autre. » [7]

« Alchimie », « divination », les voies du mystère nous paraissent bien plus stimulantes que la science prônée par M. Dehaene. Il ignore la puissance altérante du terrain, antidote à l’énonciation de tout propos définitif sur l’école. Le doute est le viatique indispensable. Mais il ne faut pas imaginer que nous avançons dans le brouillard. La boussole qui nous guide dans l’organisation du travail réalisé avec les élèves, nous l’avons fabriquée, améliorée dans le dialogue incessant entre théorie et pratique, entre pratique et théorie. Accompagner l’enfant ou l’adolescent dans son apprentissage de la lecture suppose que l’enseignant se soit pose la question initiale : « Pourquoi faut-il qu’ils lisent ? ». Y répondre peut prendre du temps, contraindre à des détours, à varier les points de vue, à croiser les apports. Mais après, le cap est fixé, il suffit alors d’imaginer les routes pour le suivre. Par cohérence, par souci d’efficacité, toute rupture entre les enjeux dégagés et les pratiques pédagogiques mises en œuvre devrait être alors impossible. Laissons le narrateur du roman Chien-loup de Serge Joncour fixer le défi que nous devons relever. « Couderc le maître avait suffisamment voyagé dans les livres pour ne pas accorder trop de crédit aux croyances, et si l’on dit des voyages qu’ils forment la jeunesse, les lectures font bien plus, elles apprennent à envisager le monde depuis mille points de vue dispersés. » [8]

Pour appréhender le laboratoire intérieur qui rend possible la lecture, nos observations en classe ne suffisent pas, il faut les étayer. Pour théoriser, confectionner la boussole dont nous avons parlé, nous croyons davantage aux enseignements du temps long de l’histoire, aux éclairages sociologiques, aux recherches actions, souvent décrites et analysées dans cette revue, que les hâtives déductions de scientifiques en mal de notoriété et de marché.

Dans la pédagogie de la lecture, il apparaît plus vivifiant pour élèves et enseignants de préférer ceux qui invitent à penser plutôt que ceux n’en voient pas la nécessité puisqu’ils l’ont fait pour nous. Ainsi, nous choisissons, par exemple, les travaux de l’historien Michel de Certeau [9] au lieu de ceux de Stanislas Dehaene. Ami d’Ivan Illich lui-même ami de Paulo Freire, il s’est beaucoup intéressé à l’école, participant à la défense du Plan Rouchette qui, dans les années 1960, prônait une intéressante rénovation de l’enseignement du français à l’école élémentaire. Pas de méthode clés en main ! Lire c’est construire du sens, son sens avec l’écrit. Comme explique Certeau, le jeu de l’attente des lecteurs et de la résistance du texte forme ce que nous nommons le « sens. » Ses observations et ses questionnements sur la lecture le poussèrent à rencontrer Jean Foucambert. Leurs approches convergent.

« L’enfant scolarisé apprend à lire en même temps qu’il apprend à déchiffrer ; mais la première activité n’est pas commandée par l’autre. Autrement dit, reconnaître des signes, ou épeler, n’est pas lire. C’est une mémoire culturelle, due à des échanges oraux et relative à l’audition, qui permet au lecteur d’aborder le texte avec des stratégies d’interrogation sémantique. L’écrit déchiffré répond seulement à des expectations [10] de sens ; il les corrige ; il les affine. Tout se passe comme si la construction de significations hypothétiques était le bloc de marbre que peu à peu le décryptage des matériaux graphiques sculptait, déplaçait, précisait ou vérifiait pour donner lieu à des formes de lecture, - comme si le graphe taillait dans une anticipation de sens. La lecture obéit à la même loi que l’expérience scientifique : elle est d’autant plus riche que les expectations et les hypothèses a priori sont plus nombreuses ». [11]

Nous avons vérifié dans des classes maternelles ce qu’a observé Certeau. Apprendre à déchiffrer ne précède pas nécessairement savoir lire. Des élèves, avant le CP, ont ainsi acquis, d’une manière qui leur appartient, les moyens de s’approprier des textes qu’ils lisent en silence. Ils sont d’ailleurs perturbés quand ils subissent ensuite le processus mécanique d’apprentissage du code. Ils n’ont pas appris à déchiffrer, mais ont défriché un premier texte, puis ils ont commencé à cultiver ce qu’ils avaient découvert dans leur manière d’opérer. « Apprendre à lire, écrit Alberto Manguel, consiste donc à acquérir les moyens de s’approprier un texte [...] et aussi de prendre part à l’appropriation des autres. » [12]

Un chercheur canadien [13] s’est intéressé aux procédures de lecture adoptées par des enfants de quatre à six ans qui savaient lire couramment avant de recevoir une instruction systématique. Il a constaté que les enfants préfèrent utiliser des stratégies qui garantissent une lecture significative, (jeux qui ont pu les accompagner ont tous traité la lecture comme une résolution de problème. Lors d’une soutenance, récemment, des étudiantes qui seront nommées à la rentrée prochaine évoquaient leur étonnement devant la réaction de la professeure des écoles en poste : trois élèves de grande section maîtrisaient parfaitement la lecture. Pour l’année prochaine, cette titulaire proposait leur passage en CE1, que les parents refusaient, avertissant ceux-ci qu’en CP, ils seraient traités comme les autres pour l’enseignement du déchiffrage ! Que, parmi ces lecteurs précoces, se distinguent surtout des enfants des classes culturellement favorisées devraient interroger ceux qui se focalisent sur l’apprentissage du code. Comment ces enfants ont-ils développé cette « érotique » de la lecture (Certeau) ? Comment comprendre cette énergie du désir ? Les témoignages d’écrivains abondent, pensons seulement aux plus connus, à Jean-Jacques Rousseau avec son père dévorant les romans laissés par sa mère (Les Confessions) ou à Jean-Paul Sartre s’imprégnant du rapport au livre de ses grands-parents (Les mots), et confirment la primauté du cœur sur la tète. Les enquêtes sociologiques [14] rappellent l’importance de la relation affective comme stimulus de la lecture, d’où l’intérêt d’inclure les pairs dans la relation pédagogique. D’autant que « la capacité à établir avec les livres un rapport affectif, émotif, et pas seulement cognitif, semble décisive. [15] » L’échec de toutes les « pastorales » [16] de la lecture étant patent, il peut donc être intéressant de créer dans la classe des conditions propices à une incitation à la lecture par les élèves eux-mêmes, pour qu’ils puissent s’insérer plus aisément et plus activement dans des réseaux de médiations culturelles dont le professeur serait le catalyseur. La professeure, dans l’exemple ci-dessus, pourrait s’appuyer sur les trois élèves lecteurs. Ces sociabilités sont d’autant plus utiles que les élèves sont issus de milieux défavorisés sur le plan culturel. Sans théorisation des pratiques, sans interrogation critique des textes officiels, sans résistance à la doxa sclérosante, l’imaginaire pédagogique se tarit rapidement et les élèves les plus fragiles en souffrent.

Comment des « chercheurs » patentés peuvent-ils affirmer qu’il suffit de s’approprier les codes techniques alors que ce sont les codes culturels qui déterminent l’engagement dans l’effort exigé par la lecture ? Où nous mèneront ceux qui se pensent nos « maîtres » ? Manguel nous avertit : « Les méthodes grâce auxquelles nous apprenons à lire n’incarnent pas seulement les conventions de notre société particulière à l’égard du savoir lire et écrire [...] mais elles déterminent et limitent aussi les façons de mettre en œuvre notre manière de lire. » [17]

« Hors-la-loi »

[1Stanislas DEHAENE, 2007. Les neurones de la lecture, Odile Jacob, p.21

[2C’est nous qui soulignons

[3Stanislas DEHAENE, 2007. Les neurones de la lecture, Odile Jacob, p.21

[4Pierre LEGENDRE, 2007. La Balafre. À la jeunesse désireuse, Mille et une nuits, p.14

[5Edgar MORIN, 2000. « Réforme de la pensée, pensée de la réforme » dans Pratiques de formation n°39 de février, p.33.

[6« Une chose au moins paraît évidente à tout lecteur : les lettres sont appréhendées au moyen de la vue. Mais par quelle alchimie ces lettres deviennent-elles des mots intelligibles ? Que se passe-t-il en nous lorsque nous nous trouvons devant un texte ? Comment les choses vues, les « substances » qui arrivent par les yeux dans notre laboratoire intérieur, les couleurs et les formes d’objets et de lettres, deviennent-elles lisibles ? Qu’est-ce, en vérité, que cet acte que nous appelons lire ? [...] Mais comment cette perception devient-elle lecture ? Quel rapport y-a-t-il entre l’acte d’appréhender des lettres et un processus qui implique non seulement la vue et la perception mais aussi l’inférence, le jugement, la mémoire, la capacité de reconnaître, le savoir, l’expérience, la pratique ? » A. Manguel, Une histoire de la lecture, Actes Sud, 1998, p.44 et p.53

[7Henri BERGSON, 2004 (1ère éd. 1939). Matière et mémoire, PUF, 2004, p.113

[8Serge JONCOUR, 2018. Chien-loup, Flammarion, p.210

[9Sur la lecture-écriture, dans L’invention du quotidien, I : Arts de faire, Gallimard 1980 (réédité en Folio), Michel DE CERTEAU propose des passages très stimulants pour les pédagogues du quotidien

[10Expectation : s’attendre à

[11Michel DE CERTEAU, 1982. « La lecture absolue », dans Problèmes actuels de la lecture (dir. L. Dallenbach et J. Ricardou), Clancier-Guenaud, pp.65-80, p.66

[12Alberto MANGUEL, 2005. Pinocchio et Robinson. Pour une éthique de la lecture, L’Escampette, p.23.

[13Commission européenne, 1999. L’enseignement initial de la lecture dans l’Union européenne. Luxembourg. Éducation, Formation, Jeunesse. Études, p.22. (Brenna B.A., « The metacognitive reading stratégies of five early readers », Journal of research in reading, n°18 (I), 1995, p.53-62)

[14Dominique PASQUIER, 2005. Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Autrement. / Sylvie OCTOBRE, Christine DÉTREZ, Pierre MERKLÉ, Nathalie BERTHOMIER, 2010 L’enfance des loisirs : trajectoires communes et parcours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence, La Documentation Française.

[15Michèle PETIT, 2014. Lire le monde. Expérience de transmission culturelle aujourd’hui, Belln, p.160.

[16Jean-Claude PASSERON, 1987. « Les voles actuelles de la démocratisation de la lecture. La notion de pacte », dans A.L. n°17 de mars, p.55-59.

[17Alberto MANGUEL, 1998. Une histoire de la lecture, Actes Sud, p.87.