Dossier « Lecture »

« Principe alphabétique et lecture »

Yvanne CHENOUF et Jean FOUCAMBERT

« La victoire de la raison ne peut être que la victoire de ceux qui raisonnent »

Bertolt BRECHT

Nous publions l’essentiel d’un article paru en 2001, dans la revue internationale Les Sciences de l’Éducation – pour l’Ère nouvelle de l’Université de Caen, article reproduit ensuite dans le n°86 des Actes de Lecture, après les Recommandations issues de la Conférence de consensus tenue les 4 et 5 décembre 2003 où on pouvait lire : « la seule méthode qu’on doive écarter est la méthode « idéovisuelle » parce qu’elle refuse le travail systématique sur la correspondance phonème/ graphème dont les recherches disponibles indiquent sans ambiguïté qu’elle est indispensable à la reconnaissance des mots ». Globalement, si ce mot n’est pas obscène, pas l’ombre d’un doute : les chercheurs (en pédagogie ?) savent qu’il faut « enseigner le principe alphabétique et acquérir la capacité d’analyser les mots à l’oral pour en identifier les composants phonologiques (les syllabes puis les phonèmes) dès la grande section de l’école maternelle » et que « la maîtrise du principe alphabétique suppose de comprendre qu’à une lettre isolée ou à un groupe de lettres (graphème) correspond un segment du mot oral (phonème). Il faut donc que l’apprenti lecteur reconnaisse les lettres ; c’est une condition pour qu’il puisse faire correspondre chacune d’entre eles à sa prononciation... » Ainsi « un consensus robuste rassemble aujourd’hui la plupart des chercheurs sur certains constats théoriques concernant l’apprentissage de la lecture. En revanche, il demeure bien des interrogations sur les pratiques d’enseignement et les environnements les plus favorables au développement des compétences en lecture, à l’école comme en dehors de l’école ». Le problème ne viendrait-il pas alors de la pratique ? Les « maîtres » – si fragiles – font-ils vraiment ce que préconisent les robustes scientifiques ? Bien sûr que non, ou mal, ou trop tard ! D’où l’urgente nécessité que des universitaires – dont la plupart n’a jamais tenu en responsabilité une classe le temps de vivre le quotidien des 2 cycles dont dépend l’écrit nécessaire en 6ème forment comme il faut les enseignants à ce qu’ils font déjà très bien au dire des inspecteurs généraux.

Soyons clairs, penser science, c’est se consacrer à la recherche de preuves. Or, les conditions de cette recherche sont absentes de toutes les « instructions » ministérielles actuelles. Dans le dernier quart du 20ème siècle, il était encore nécessaire d’agir pour chercher de quel savoir lire pouvaient disposer tous les collégiens pour peu que les pédagogues en inventent les circonstances [1]. Puis d’observer minutieusement, dans la durée, les diverses « méthodes » d’entrée dans le monde de l’écrit choisies par des enseignants libres du choix de leurs démarches – et fiers de l’être. Enfin étudier la relation – avec toutes les précautions statistiques – entre le niveau du point d’arrivée attendu et les méthodes pédagogiques utilisées pour y parvenir. Recherche inutile aujourd’hui puisque les experts connaissent la réponse, non à partir d’une recherche mais d’un axiome... Ce qui justifie la republication de cette chose devenue si rare aujourd’hui qu’est une recherche pédagogique...

Les données analysées ici ont été recueillies au cours d’une recherche menée conjointement par l’AFL et l’unité de l’INRP : Didactique des apprentissages de base. La question sous-jacente à cette recherche concerne l’enseignement du principe alphabétique comme base (et/ou comme recours lors) de l’apprentissage de la lecture. Y a-t-il avantage à prendre appui sur ou à se priver de cette correspondance entre l’écrit et l’oral qui, semble-t-il, en peu de temps, donne à l’apprenti une autonomie suffisante à partir de laquelle il pourra développer ses propres stratégies, bien au-delà de la capacité initiale et initiante à identifier un mot écrit en construisant sa forme sonore et à le produire en notant sa forme orale ?
La nécessité proclamée de faire reposer l’apprentissage de la lecture sur l’exercice du principe alphabétique peut être interrogée par de multiples entrées : déjà par les résultats à terme médiocres d’un enseignement dont il constitue la base mais aussi par la manière dont s’opère (ou non) le passage des stratégies indirectes qui sont ainsi apprises aux stratégies directes qui semblent celles du lecteur expert, quel que soit le système d’écriture. Quelle continuité y a-t-il entre une stratégie initiale qui suppose qu’une forme écrite doit être transformée pour devenir signifiante et la stratégie attendue qui suppose qu’une forme écrite est signifiante pour l’œil de la même manière qu’une forme orale l’est pour l’oreille, et sans subordination de l’une à l’autre ? Est-il, pour autant, imaginable d’apprendre d’abord à rencontrer l’écrit comme un système linguistique et non comme un système de notation ? Est-il bien raisonnable de refuser d’investir dans une autonomie immédiate qui permet rapidement à l’apprenti de tout « lire » ? En d’autres termes, est-il judicieux de renoncer à s’appuyer sur la médiation phonologique et d’investir directement dans les stratégies autonomes qu’emprunte le lecteur expert ? Faut-il même choisir et ces deux constructions ne seraient-elles pas heureusement complémentaires ?

À ces questions, les réponses courantes affirment la nécessité d’un enseignement du principe alphabétique et du code de correspondance grapho-phonologique. Cette position qui rencontre le sentiment d’un grand nombre d’enseignants est, pour l’essentiel, déduite, prescrite et argumentée à partir de recherches de psychologie. Est rarement abordée, à cette occasion, la question de la pertinence du transfert de conclusions d’un champ de recherche à un autre. On voit mal d’ailleurs qu’elle puisse l’être en l’absence, du côté de la recherche pédagogique, d’une méthodologie alternative et de la mise en œuvre de plans expérimentaux prenant appui sur le suivi de cohortes d’enfants enseignés selon différentes procédures. C’est à un tel travail que l’unité Didactique des apprentissages de base s’est consacrée depuis 1990 en ayant accompagné une cohorte de 76 enfants dès la fin de la grande section jusqu’au CE2, répartis selon 3 options pédagogiques, une première qui prétend enseigner directe¬ment la voie directe et exclut le recours à la correspondance grapho-phonologique pour entrer dans l’écrit, une seconde qui fait explicitement de cette correspondance le principe sur lequel doit se construire le processus de lecture, une troisième qui fait de ce principe un recours et/ou une vérification ni préalables ni séparables du traitement sémantique. L’observation de la pédagogie ainsi que le recueil des données longitudinales auprès des élèves ont fait appel à un important dispositif [2]. L’unité INRP a publié en 1994- 95 un rapport de recherche sur cette première étape. En juin 1995 (donc théoriquement en fin de CM2 [3]), 59 élèves sur les 76 initiaux ont pu être à nouveau évalués de manière approfondie. Nous allons présenter ici quelques résultats, plutôt inhabituels [4], qui n’auront le pouvoir de questionner les opinions que de ceux qui s’obligent à les construire sur des faits.

1. LES PERFORMANCES EN LECTURE AUX ÂGES QUI CORRESPONDENT À LA FIN DU CYCLE 2 ET DU CYCLE 3

Ces performances en lecture sont décrites par un score composite établi à partir de plusieurs épreuves mesurant, de manières aussi voisines que possible, d’un cycle à l’autre, la qualité de la compréhension d’écrits diversifiés et complexes [5].

Les résultats [6] en fin de CE1 suggèrent qu’un enseignement qui ne mise pas sur la transformation de l’écrit en oral tend à conférer moins d’efficacité en lecture dans les débuts de l’apprentissage comparé aux enseignements qui prennent appui sur le principe alphabétique, bien qu’on ne constate ici aucune différence significative. Le principe alphabétique produirait un léger gain d’autonomie initiale face à des écrits sans doute peu éloignés, dans leur fonctionnement, de ce qui se conçoit à l’oral. Mais cette différence s’inverse dans les années qui suivent, comme si l’investissement relativement coûteux que constitue le choix de rencontrer l’écrit en tant que système linguistique autonome (et non comme système de notation renvoyant plus ou moins à l’oral) libérait ensuite une meilleure efficacité, cette fois significative, face à des textes dont le fonctionnement est de plus en plus spécifique de l’écrit.

L’analyse de ces progressions différentes permet d’avancer une hypothèse : l’absence d’enseignement du principe alphabétique rend difficile l’exercice du décodage, mais cette absence de recours à la voie indirecte rendrait plus aisée (plus nécessaire ?) l’appropriation d’un autre mode de traitement de l’écrit, mieux adapté à sa spécificité donc plus efficace à terme. [7] On doit auparavant vérifier que ces résultats au CM2 n’ont pas pour origine l’intervention ultérieure : ne serait-ce pas la pédagogie du cycle 3 qui, pour les uns, compenserait les déficits, pour les autres, effriterait les bénéfices et, en dernière analyse, rendrait compte de l’inversion significative ?

2. À LA RECHERCHE D’EXPLICATIONS

Nous allons utiliser la régression multiple pour tenter « d’expliquer » la performance de lecture à l’âge correspondant à la fin du cycle 3. Nous prendrons les variables explicatives [8] vers la fin de l’apprentissage initial, précisément en février de CE1. Ces variables sont les résultats obtenus à 5 épreuves techniques...

5 épreuves techniques : ► épreuve lexicale donnant un score d’identification de mots isolés (présentés ou non dans un contexte phrastique oral), score majoré par la vitesse d’identification ► épreuve grapho-phonologique mesurant la qualité du déchiffrage de pseudo-mots afin de décrire la connaissance de la valeur sonore, hors contexte lexical, de quelques-uns des phono¬grammes de 2 ou 3 lettres parmi les plus fréquents de la langue française ► épreuve graphématique mesurant la qualité de l’écriture inventée, analysée graphème par graphème, épreuve adaptée de Ferreiro. ► épreuve phono-graphique, la même que précédemment mais mesurant la qualité de la transcription phonologique, analysée phonogramme par phonogramme ► épreuve « graphique » consistant à répartir des mots possibles en français (mais inconnus) et des mots impossibles car utilisant des trigrammes n’apparaissant jamais en français dans la position choisie pour le pseudo-mot (construction d’après Content et Radeau, 1988).

Ces 5 scores mesurent la réussite à des épreuves qui, si elles ont été bien construites, sollicitent chacune une compétence précise mais il reste difficile d’assurer qu’elles n’interfèrent pas déjà les unes dans les autres. C’est pourquoi, à ce stade, il semble moins hasardeux de parler encore d’épreuves techniques que de compétences techniques.

À ces variables quantitatives, nous ajoutons deux autres informations :

Un indicateur de l’évolution de l’automatisation des procédures d’identification des mots mesurée au pourcentage de réponses exactes à l’identification de mots isolés ou en contexte (le même principe que l’épreuve lexicale mais sans la pondération par le temps de réponse). Trois modalités... ► automatisation précoce : 90% de réussite dès le mois de juin de CP ► automatisation moyenne : plus de 70% à la mi-cours élémentaire ► automatisation tardive : moins de 70% (et parfois même moins de 40%) à la mi-cours élémentaire

...et l’indication de la démarche pédagogique

voie directe : aucun enseignement de la correspondance grapho-phonologique afin de privilégier le développement d’un traitement autonome du système de l’écrit sur des critères internes ► voie indirecte : le processus de lecture entend se construire sur le principe alphabétique et l’exercice de la correspondance grapho-phonologique ► mixte : le recours à la correspondance grapho-phonologique n’est pas un préalable mais se construit au sein du traitement sémantique.

Le principe de la régression multiple (comme de l’analyse de variance et de covariance) consiste à neutraliser les relations entre les variables explicatives du modèle afin de mesurer la relation isolée (on parle de contribution) de chaque variable à la variation de la variable à expliquer (endogène) lorsque les autres variables explicatives (exogènes) sont maintenues constantes. On peut ainsi espérer cerner l’effet propre de chaque variable [9].

Nous prendrons donc simultanément ces 7 variables explicatives pour étudier la performance de lecture en fin de CM2.

2.1. Contribution des épreuves techniques

On voit que les résultats de 3 épreuves techniques passées en février de CE1 contribuent positivement et de manière significative à la performance de lecture en fin de cycle 3. Toutes choses restant égales par ailleurs, on sera d’autant meilleur lecteur au CM2 qu’on réussit à la mi-CE1 à identifier vite et bien les mots isolés et en contexte (épreuve lexicale, p=.0005), qu’on réussit à produire une écriture inventée correcte au niveau des graphèmes (épreuve graphématique p=.025), et/ ou qu’on réussit à distinguer parmi des formes écrites également prononçables celles qui peuvent se rencontrer en français de celles qui ne peuvent exister (épreuve graphique p=.071). En revanche, 2 épreuves techniques contribuent de manière négative à la performance finale : la capacité à inventer une écriture correcte au plan des phonogrammes pour des mots inconnus (épreuve phono-graphique p=.008) et la capacité à proposer une prononciation conventionnelle de pseudo-mots présentés à l’écrit (épreuves grapho-phonologique p=.001). Ces 2 épreuves ont en commun de porter sur des opérations de transcodage, de correspondance entre 2 systèmes, le système phonologique de l’oral et le système graphématique de l’écrit. Toutes choses étant égales par ailleurs, plus on réussit à la mi-CE1 dans des tâches privilégiant dans l’écrit le système de notation de

l’oral et plus faibles seront les résultats en lecture à la fin du CM2. Ces faits, incontestables dans leur construction, vont à l’encontre des opinions courantes. Mais ils ne vont pas à l’encontre des résultats d’autres travaux, au moins pour la raison que ce n’est pas ce type d’investigation et d’analyse qui est ordinairement pratiqué !

Il n’est pas facile d’interpréter des contributions négatives lorsqu’elles proviennent de variables construites sur la réussite à des épreuves. Car on ne peut concevoir qu’il soit nuisible d’être « bon ». Tout au plus est-il concevable que cela puisse ne pas servir. Mais dans ce cas, on devrait observer une absence de contribution significative. On en arriverait à ce paradoxe que, pour bien lire au CM2, mieux vaut, au CE1, faire beaucoup d’erreurs en transcrivant phonétiquement des mots entendus et se tromper toujours en déchiffrant des mots écrits inconnus. Force est bien d’approfondir le sens de ces contributions. Un premier effort consiste à sortir de la logique induite par une note qui solde comptablement un savoir ou une ignorance et à chercher de manière plus dialectique en quoi le contraire opprimé d’un savoir est aussi la possibilité d’un autre savoir. En d’autres termes, il faut se donner les moyens de penser les variables explicatives comme autant de facteurs reliant deux pôles, deux modalités de comportements réussis (sans préjuger de leur efficacité) et non simplement une présence à une absence. Un second effort consiste à ne pas perdre de vue que la variable endogène n’est pas la somme des effets juxtaposés des variables exogènes mais, grâce à la régression multiple, quelque chose lié seulement à leur combinaison [10]. Ainsi la contribution des variables explicatives ne doit pas être mécaniquement vue comme une somme qui reconstitue le processus de lecture mais comme ce qui a contribué à son développement. Nous verrons plus loin, en tenant compte de ces remarques, qu’il est possible d’entrer plus avant dans la structuration de ces savoirs techniques et, en conséquence, de mieux saisir leur rôle dans l’apprentissage du processus complexe de lecture. Il reste pour l’instant à prendre connaissance de la contribution des deux autres variables exogènes.

2.2. Moment de l’automatisation des procédures d’identification des mots

Le moment de l’automatisation des procédures d’identification des mots contribue très significativement à la performance finale de lecture [11], de manière négative pour une automatisation acquise dès la fin du CP, positive lorsqu’elle est reportée au CE1. Ce résultat va, là encore, à l’encontre de l’opinion courante selon laquelle l’élève doit accéder très tôt au principe alphabétique [12] afin de devenir rapidement autonome devant les mots qu’il rencontre [13]. S’il se vérifie que plus tôt on a su identifier des mots et plus faible est, à terme, le résultat en lecture, on ne pourra l’expliquer qu’en recherchant sur quels investissements cette précocité s’est construite, quels processus de traitement de l’écrit elle a privilégiés et donc aussi quels processus elle a dispensé de développer. On trouverait bien d’autres exemples de l’influence des modalités de l’apprentissage initial sur le fonctionnement des usages experts, par exemple dans des conduites physiques complexes [14] ou dans la maîtrise des langues étrangères selon qu’elle s’est développée à travers un enseignement initial du thème et de la version ou par immersion dans une situation de communication unilingue. Si le processus de lecture s’élabore au cours d’un apprentissage qui procède par résolution de problème, force est de faire l’hypothèse qu’un apprenti développe des réponses techniques différentes, voire antagonistes, selon qu’il s’agit de « comprendre » un écrit par recours à un système extérieur (voie indirecte) où à l’intérieur même du système linguistique (voie directe).

On retrouverait ainsi le choix difficile entre une autonomie rapidement acquise par des techniques induisant à terme un processus peu efficace et l’émergence plus lente de techniques complexes plus favorables à l’élaboration d’un processus expert. L’examen des contributions met bien en évidence le rôle négatif de l’automatisation précoce des procédures d’identification des mots. Reste pour autant à comprendre ce qu’un autre usage du temps permettrait de construire de différent.

2.3. Types de pédagogie

S’opposent ici nettement [15] l’enseignement construit autour d’un apprentissage linguistique (voie directe) et l’enseignement construit autour de l’apprentissage d’un système de notation (voie indirecte). La démarche pédagogique alliant les deux aspects prend une position intermédiaire non significative, ce qui

va à l’encontre du « bon sens » qui, dans le doute, engage à enseigner les deux. Le choix, au cours du cycle 2, de prendre appui sur le principe alphabétique et l’exercice de la correspondance grapho-phonologique entraîne donc, toutes choses égales par ailleurs, une pénalisation de plus de 9 points dans le calcul de la performance théorique tandis que le choix de privilégier le développement du traitement autonome du système de l’écrit sur des critères internes élève le résultat théorique au CM2 de plus de 8 points. Cette différence théorique de plus de 17 points autour de la moyenne se retrouve presque intégralement, nous l’avons vu, dans les performances réelles (39.5 points contre 55.7). L’analyse statistique confirme donc la différence significative des moyennes entre les 2 types de pédagogie (tableau 1) en y ajoutant le fait que cette contribution fonctionne au sein du modèle général que nous utilisons, donc après qu’on ait retiré toutes les variations introduites simultanément par les résultats aux épreuves techniques et par le degré de précocité des dispositifs d’identification des mots.

Il y a donc incontestablement un effet significatif de la pédagogie du cycle 2 sur la performance de lecture au CM2 [16]. Pour autant, on n’a pas encore accès, à ce stade de l’analyse, à ce qui rend positif l’effet d’une pédagogie de la voie directe et négative la contribution d’un enseignement prenant appui sur le principe alphabétique.

3. DES ÉPREUVES AUX COMPÉTENCES TECHNIQUES

Nous avons évoqué les difficultés d’interprétation que suscite, comme variables explicatives d’une régression multiple, l’emploi des résultats bruts à des épreuves techniques. Un score à une épreuve traduit un niveau de réussite dans la tâche proposée. Ainsi, l’épreuve où il est demandé d’identifier des mots témoigne-t-elle de la compétence à identifier les mots ; celle où il convient de déchiffrer des pseudo-mots témoigne de la connaissance de la valeur sonore des principaux phonogrammes, etc. Cette relation est probable si l’épreuve est bien construite. Elle ne dit pas si l’habileté à identifier les mots ne crée pas, même pour des mots inconnus, une anticipation de leurs composantes sonores et/ou, inversement, si la connaissance des phonogrammes n’entre pas puissamment dans l’identification des mots. D’où l’efficacité de la régression multiple puisque les inévitables contributions entre variables explicatives sont en quelque sorte neutralisées et que ne s’exprime alors que leur contribution spécifique à la variable à expliquer. Les résultats de la régression multiple donnés dans la partie précédente sont donc rigoureux au sens où ils ne peuvent être autres à partir des mêmes données et en même temps peu « lisibles » dans la mesure où les variables explicatives sont définies par l’épreuve dont elles sont le résultat et non par une compétence technique qu’elle partage probablement avec d’autres épreuves. L’analyse en composantes principales permet, en conservant strictement identique l’in-formation, de remplacer la juxtaposition de 5 variables probablement liées, et dont on ne sait pas toujours ni si elles mesurent ce qu’on croit ni si elles ne mesurent que cela, par une structure de 5 facteurs indépendants mobilisés par ces épreuves.

3.1. Les composantes principales des épreuves techniques

Il s’agit donc, par l’analyse en composantes principales, de répartir la variance des résultats de tous les individus observée aux 5 épreuves techniques entre 5 nouveaux axes dont le principe de construction est l’absence totale d’intercorrélation. La nature de la composante technique que représente chaque nouvel axe se déduit de la contribution des épreuves initiales à sa création [17].

Première composante : comme c’est souvent le cas, le 1er axe est construit sur un effet général de niveau de réussite aux épreuves, en fait à 4 sur 5. Cette 1ère composante exprime un « effet de niveau technique ».
Deuxième composante : le 2ème axe est construit par la seule épreuve graphique. Son niveau de réussite est strictement indépendant du niveau des réussites dans les 4 autres épreuves. Il s’agit, dans cette épreuve, de distinguer les formes écrites qui peuvent se rencontrer en français de celles qui ne peuvent exister. Cette 2ème composante rend compte d’une familiarité visuelle avec ce qui peut exister à l’écrit, d’une expérience scripturale, de quelque chose qui, jusqu’ici, a peu retenu l’attention des chercheurs tant il semble évident que le caractère visuel de l’écriture est masqué par sa fonction de transcripteur phonétique, bref du degré d’existence d’une « conscience graphique ».

Troisième composante : le 3ème axe se construit sur l’opposition d’une épreuve qui invite à prononcer des pseudo-mots présentés à l’écrit et d’une épreuve qui consiste à inventer une écriture satisfaisante au plan des phonogrammes et de leur ordre. La « nature » de ce facteur est à chercher dans ce que ces deux épreuves ont de commun c’est-à-dire l’exercice du principe et du code alphabétiques à travers des correspondances

entre oral et écrit. Le « continuum » de ce facteur se situe dans ce qui distingue ces 2 épreuves, ici l’opposition entre une activité de décodage (de l’écrit vers l’oral) et une activité d’encodage (de l’oral vers l’écrit). Cette 3ème composante technique fait ressortir ce qui, dans les épreuves, différencie des « opérations de transcodage ».

Quatrième composante : le 4ème axe se construit sur l’opposition de deux épreuves exploitant la même situation, adaptée de Ferreiro, d’écriture inventée. La nature de ce facteur concerne ce que met en jeu la production d’un mot écrit. Quant à son continuum, il va de la restitution correcte des phonèmes (la reproduction de ce qui s’entend) à l’agencement correct des graphèmes (la production de ce qui se voit). Cette 4ème composante technique réunit ce qui, dans l’ensemble des épreuves, fait appel à « l’écriture » en opposant ce qui contribue à la notation à ce qui relève de l’orthographe.

Cinquième composante : le 5ème axe se construit sur l’opposition entre, d’un côté, 2 épreuves qui font travailler sur des unités élémentaires du code (valeur sonore de quelques-uns des phonogrammes de 2 ou 3 lettres pour la première, qualité de l’écriture inventée mesurée graphème par graphème pour la seconde) et,
de l’autre, une épreuve où il s’agit d’identifier vite et bien des mots isolés ou en contexte. Le continuum de ce facteur est plus aisément visible que sa nature : on passe d’une activité qui porte sur des unités linguistiques inférieures au mot oral ou écrit (donc dans tous les cas non signifiantes) à une activité qui porte sur le mot. Il semble prudent de limiter la nature de ce facteur à la taille des unités linguistiques sur lesquelles portent les épreuves [18]. Cette 5ème composante technique concerne donc les « unités linguistiques » de travail.

3.2. Contributions des composantes principales

Il est maintenant possible de revenir à la régression multiple que nous avons présentée précédemment, en remplaçant les résultats de chaque individu aux 5 épreuves techniques par les coordonnées de ces individus sur chacun des 5 axes de l’analyse en composantes principales. Cette nouvelle analyse de régression multiple est strictement équivalente sur le plan mathématique : le même R2, le même écart-type des résidus, les mêmes contributions des types de pédagogie et des moments de l’automatisation des procédures d’identification des mots, la même contribution cumulée des 5 composantes principales qui se substituent aux 5 variables quantitatives issues des épreuves techniques. Ces 5 composantes principales s’expriment désormais par la position de chaque individu sur 5 axes [19] que nous rappelons dans le tableau ci-dessous...

Ces composantes sont celles qui organisent les résultats aux épreuves techniques passées en février de CE1. Ce sont, cette fois, des compétences techniques qui s’exercent dans des activités qui portent sur l’écrit mais qui, même au CE1, ne sont pas de la lecture. La question posée à la recherche est justement de savoir si ces compétences techniques généralement construites par des gestes d’enseignement et mesurées par des épreuves morcelées ont un rapport avec la performance en lecture mesurée dans sa diversité et en situation aussi réelle que possible. Le tableau suivant montre comment ces composantes techniques décrites en février de CE1 contribuent à la performance de lecture en CM2.

Quatre facteurs sur les cinq identifiés dans les épreuves techniques contribuent très significativement [20] à l’établissement de la performance de lecture. On sera d’autant meilleur lecteur à la fin du CM2 qu’on est, en février de CE1, efficace techniquement sur les unités linguistiques longues plutôt que sur les éléments simples, sur l’écriture des graphèmes plutôt que sur la notation des phonèmes et qu’on témoigne d’une forte conscience graphique, c’est-à-dire de l’expérience de la spécificité visuelle du fonctionnement de l’écrit, le tout sur un fond de bon niveau général technique. Toutes choses égales par ailleurs, l’élévation au CE1 d’une de ces composantes techniques se répercute positivement sur la performance réelle de lecture au CM2.
Le recours aux composantes principales permet donc de dépasser la difficile interprétation des contributions négatives d’épreuves qui sollicitent le savoir transcoder et la mise en correspondance des unités minimales de chaque code. Car il est peu probable que ces savoirs aient en eux-mêmes un effet négatif. Mais leur maîtrise élevée participe à l’élaboration d’un certain type de processus de lecture et c’est ce processus dont on constate la plus faible efficacité. Le recours aux composantes principales permet de confirmer cette hypothèse, de même que, dans la même analyse, rappelons-le, les contributions très significatives, en positif du choix d’une pédagogie de la voie directe (pas d’enseignement du principe alphabétique), en négatif de la précocité de l’automatisation du processus d’identification des mots.

En résumé, à la question de repérer quelles sont les capacités techniques en milieu de CE1 qu’il est nécessaire de posséder, d’après notre échantillon, pour développer un processus de lecture performant en fin de scolarité élémentaire, on répond avec des probabilités d’erreurs très faibles qu’il est préférable... ► au niveau de la taille des unités de travail à prendre en compte, d’assurer la primauté des unités longues sur les courtes ► au niveau de la nature des unités courtes à privilégier, d’assurer la primauté des unités qui constituent la forme visuelle (orthographique) du mot sur celles qui restituent sa forme orale ► et, d’une manière générale [21] au niveau du système linguistique que constitue l’écrit, d’avoir l’expérience (la familiarité) de ce qui est visuellement possible ou non à l’écrit, expérience qui permet sans doute de parler de la spécificité d’une conscience graphique.

À la question de savoir quelles sont les circonstances « scolaires » liées à l’émergence de ces capacités techniques et déjà évoquées en 2. et 3., il est, avec des probabilités d’erreurs très faibles, préférable... ► de bénéficier d’une pédagogie qui ne donne aucun enseignement de la correspondance grapho-phonologique et qui privilégie les investissements techniques visant le développement d’un traitement autonome du système de l’écrit sur des critères internes ► de ne pas développer précocement, en tout état de cause avant la fin du cours préparatoire, un type de réponse technique [22] qui permet d’identifier n’importe quel mot. Cette identification qui apparaît à certains comme une conquête d’autonomie favoriserait le développement de processus qui installent une dépendance entre le traitement de l’écrit et le recours à l’oral et s’opposent à terme à un véritable comportement autonome de lecture.

Ces composantes techniques issues des épreuves techniques passées en février de CE1 et les circonstances pédagogiques du cycle 2 contribuent, on vient de le résumer, à travers une analyse de régression multiple, à la performance de lecture mesurée en fin de CM2. Ces contributions, malgré la démarche statistique qui les construit, n’ont rien d’abstrait ou de théorique. En témoignent ces différences significatives (p=.01) entre les résultats en lecture obtenus au CM2 par les élèves [23] selon qu’ils se trouvent au CE1 à un pôle ou à l’autre de deux axes [24] de l’analyse en composantes principales...

Les résultats auxquels nous parvenons sont inhabituels parmi les travaux de la recherche actuelle. Il y a, semble-t-il, plusieurs raisons.

4.1. Quelle lecture ?

La première concerne l’imprécision ordinaire de ce qu’on nomme lecture. S’agit-il des opérations à l’œuvre au contact de textes élaborés par un travail d’écriture et qui n’ont, de ce fait, pas d’équivalent à l’oral ? S’agit-il des opérations qui portent sur des phrases ou des discours produits par transcription d’un oral soutenu ? S’agit-il de l’identification de mots isolés, voire de non-mots ? L’habitude a été prise ces dernières années, de laisser dire que la lecture n’est pas l’opération par laquelle un individu comprend un texte écrit, puisque la compréhension n’est pas spécifique à l’écrit mais au langage en général. La lecture serait donc exclusivement l’opération par laquelle s’identifient les mots écrits. On lirait pour comprendre ce qui est écrit mais lire n’est pas comprendre ce qui est écrit. Ainsi, un bon lecteur serait celui qui identifie bien les mots, même s’il ne comprend rien à ce qui est écrit (il est dans ce cas hyperlexique). Il n’est pas encore interdit de discuter une telle position ! Notamment en se demandant si elle ne repose pas sur une réduction de l’écrit à la notation de l’oral, à des usages rudimentaires allant du mot isolé à la phrase, au mieux au texte court. Sans doute y a-t-il peu de différences dans la compréhension de la phrase « le facteur apporte le courrier » selon qu’elle est entendue ou lue, à condition de ne pas se demander dans quelles circonstances elle peut être dite ou écrite. Mais dès qu’il s’agit d’un texte un peu long, d’un texte résultant d’un tissage, d’un entremêlement, d’un travail d’écriture, il n’y a plus d’équivalence possible entre l’écrit et son oralisation. Ce qui est alors écrit peut certes se prononcer mais ne peut avoir été dit. Ce qui est écrit naît de l’écriture. Aussi ne peut-on savoir si ce qui n’est pas compris par un lecteur serait compris si on le lui « lisait ». Car ce qu’il entendrait alors ne serait pas simplement une suite de mots identifiés (à partir desquels il aurait à produire une compréhension) mais déjà nécessairement une interprétation de la fonction du texte, la création d’un sens, ne serait-ce que pour avoir choisi entre est (sera) et est (nord), pour avoir séparé des groupes d’énonciation, pour mettre une intonation qui correspond au moins à la syntaxe de la phrase, bref ce qu’il entendrait est inévitablement le produit de ce qui doit être ajouté à l’écrit pour le comprendre et c’est bien cet ajout qu’en tant que lecteur, il a été incapable de faire. On pourrait donc, plus légitimement et à l’opposé de la définition précédente, dire que la lecture, c’est précisément tout ce qu’il manque à l’identification des mots pour comprendre le texte écrit qu’ils constituent.

À défaut de définition partagée, on peut opter pour une position plus modeste et admettre que les pédagogues, et parmi eux les professeurs de collège, lorsqu’ils accueillent les élèves à la fin de la scolarité primaire, savent assez bien évaluer la lecture. Leur professionnalisme en fait de bons juges [25] de ce qu’est, en actes, un comportement réussi.

4.2. Quelle recherche ?

Pour des raisons que nous ne développerons pas, la tentation semble pourtant forte de faire l’impasse sur la recherche pédagogique, l’expérimentation et le suivi de cohortes d’apprentis et de fournir des prescriptions simplement déduites des résultats d’une partie singulière des travaux de la recherche dans d’autres disciplines.

Quels bénéfices peut-on escompter de cette confusion des problématiques, des objectifs et des méthodologies ? Pour ce qui concerne la recherche pédagogique, il semble bien qu’elle relève d’un niveau de définition et d’exigence dont n’ont pas encore besoin d’autres disciplines. La lecture apparaît pour elle comme l’opération par laquelle un individu, avec tout ce qu’il sait, se forge un jugement sur un texte. Lire, c’est découvrir la question à laquelle l’auteur s’est confronté par l’écriture. Cette définition oblige à situer la lecture à la rencontre de ce qui est produit par l’écriture, par un usage linguistique particulier, par l’exercice de la raison graphique. De la maternelle à l’université, de plus en plus de pédagogues, aidés à leur tour par les chercheurs sur l’écriture, le texte et la littérature, aident les lecteurs, débutants ou experts, à entrer dans cet univers linguistique nouveau par la rencontre de ce qu’il s’y produit. Ils ressentent l’étrangeté à quoi se résument les tentatives actuelles d’appeler lecture ce que les psychologues étudient. Ils aspirent à d’autres complémentarités entre territoires de recherche que cette désignation. Pour le plus grand profit des uns et des autres. Ils en trouvent un exemple dans ce versant symétrique, et par là simultané, de la lecture que constitue l’écriture. Les recherches, aussi bien du côté de la psychologie (cf. M. Fayol) que de la génétique du texte (cf. A. Grésillon) ou des études littéraires, investissent enfin les mêmes champs que la pratique et la recherche pédagogiques. Écrire, pour tous, c’est produire un texte et personne n’y prétend que ce qu’il y a, en dernière analyse, de spécifique à l’écriture, ce serait de tracer des mots isolés, voire des non-mots, sous prétexte que le texte n’est qu’un cas particulier de production de messages linguistiques. Renonçant à l’idée d’une production langagière générale qui n’aurait plus qu’à se traduire dans des langages spécifiques, on fait plutôt l’hypothèse que c’est de la spécificité simultanée des pratiques langagières [26] que s’élabore cette entité abstraite qu’est la langue qui ne sera jamais l’instrument d’aucune production, même pour celui qui cherche à parler comme un livre. En d’autres termes, parler et écrire, ce n’est probablement pas penser d’abord puis actualiser cette pensée à l’oral ou à l’écrit, si bien qu’il n’y aurait finalement de spécifique à la parole que l’émission de mots et à l’écriture que leur transcription. La cohérence de l’objet à construire dans l’échange oral est d’une tout autre nature que dans l’écriture. On se trouve confronté à cette réalité dès qu’on étudie, chez le jeune enfant comme chez l’expert, la production de texte écrit, cette entreprise de rature permanente, ce « passage par l’erreur, l’échec, l’annulation, le zéro, avant d’accepter de confier au silence, à l’ellipse, au non-dit l’essentiel, non pas du sens, mais plus important, de l’effet de sens. Il faut écrire ce qui sera éli¬miné pour écrire ce qui ne le sera pas. Imprévisiblement, mais inévitablement, la création de l’encore inconnu passe par le négatif, le désordre, le leurre ». [27]

Les recherches sur l’écriture travaillent cette hypothèse difficile que l’écriture n’est pas une opération distincte de la pensée à l’écrit, ni préalable, ni conséquence, mais processus même de production. Il est sans doute plus difficile mais tout aussi fructueux de s’imposer pour hypothèse que la lecture n’est pas une opération distincte de la pensée sur l’écrit, ni préalable, ni conséquence, mais processus même de compréhension. C’est cette hypothèse qui respecte le mieux ce qu’on voit le jeune enfant de maternelle tenter de faire avec les textes qu’on lui propose, à l’égal du collégien ou de l’expert.

Nous avons essayé de suggérer que la recherche pédagogique pouvait mettre en œuvre une méthodologie qui respecte l’intégrité et la complexité de l’acte de lire en même temps que la nécessité d’explorer la simultanéité des gestes techniques qui le constituent. Au lieu de faire fonctionner des modèles a priori qui ont d’abord pour fonction de rendre possible des manipulations de laboratoire par élimination de facteurs difficiles à contrôler, il est possible à la recherche pédagogique de faire se rencontrer une évaluation de la lecture et autant de compétences techniques qu’on en saura imaginer [28] afin de déterminer lesquelles, en présence de toutes les autres, contribuent à cette performance mesurée dans toute sa complexité.
Finalement ce qui devrait caractériser l’apport de la recherche pédagogique en matière de lecture, c’est la contrainte qu’elle se donne de vivre la nécessité de la classe en prenant en compte simultanément l’investissement qu’opère l’enseignant sur des aspects techniques et l’apprentissage que fait l’enfant d’une manière d’être lecteur ; d’un côté la juxtaposition d’une multitude hypothétique de gestes techniques, de l’autre une manière réelle d’intégrer le recours à l’écrit pour ce qu’il a de spécifique, dans un fonctionnement intellectuel et une relation au monde. La chance méthodologique de la recherche pédagogique réside dans cette double nécessité de suivre cette simultanéité sur les mêmes populations et donc de jouer sur les variables explicatives grâce aux variations pédagogiques. Cette spécificité contribue en retour à l’enrichissement des indispensables approches de la lecture par d’autres disciplines et d’autres méthodologies pour le plus grand profit du débat scientifique.

Au fond, la question que les pédagogues posent à la psychologie anticipe manifestement sur ses capacités d’investigation : pourquoi apprend-on mal à lire quand on apprend à déchiffrer ? Difficile de répondre tant qu’on prend le déchiffrement pour de la lecture, tant qu’on ne met pas en présence deux objets distincts : d’un côté une performance de lecture qui se mesure dans un rapport « remarquable » aux textes construits par un travail d’écriture, de l’autre des gestes techniques dont on est loin d’avoir achevé l’inventaire mais qui sont eux-mêmes à construire à partir de situations sollicitant des opérations sur l’écrit. Nos résultats nous autorisent à dresser un portrait technique peu ambigu de l’élève de CE1 qui deviendra un bon lecteur à l’entrée en 6ème. Il possède cette capacité à travailler sur des unités longues, ici le mot [29]. Il témoigne aussi d’une compétence au niveau de ces unités distinctives que sont les graphèmes qui permet d’établir une graphie correcte, de « graphier droit », d’orthographier plutôt que de transcrire. Le bon lecteur sait que les mots ne se « voient » pas comme ils se pro-noncent mais comme des formes visuelles répondant à une cohérence générative interne retrouvant l’initiale dimension iconique de l’écrit. Le bon lecteur est enfin celui qui, indépendamment de ces deux compétences précédentes, a développé une conscience graphique. Ne doutons pas que cette question passionnera les psychologues dans une quinzaine d’années : de quelle expérience se nourrit la conscience linguistique du lecteur expert ?

Apprendre à lire et à produire des textes, n’est-ce pas développer l’expérience particulière d’un système linguistique particulier dont la rencontre et l’usage engendrent nécessairement une conscience particulière ?

« Principe alphabétique et lecture »

[1Sans doute quelque formateur subversif nous avait-il donné à lire cette remarque de Marx et Engels : « Si l’homme est formé par les circonstances, il est nécessaire de former les circonstances de façon humaine... »

[2Travail coordonné jusqu’au CE2 par Roland GOIGOUX qui en a fait le matériau de sa thèse.

[3Tous les enfants (de même âge à 3 mois près) terminaient en juin 1990 leur Grande Section. À l’âge normal qui va correspondre pour la grande majorité d’entre eux au CM2, tous ceux qui ont été retrouvés ont été pris dans l’évaluation, qu’ils aient redoublé ou se trouvent déjà en 6ème. Il s’agit donc de leurs résultats à l’âge où ils devraient être en CM2.

[4et d’autant plus facilement vérifiables que les données jusqu’au CE2 sont communes à la thèse de R. GOIGOUX et à la recherche INRP. Nous les tenons, ainsi que les plus récentes, à disposition.

[5Nous avons choisi de présenter ici les résultats à partir d’un score composite (avec des distributions de moyenne = 50 et d’écart-type = 20) afin de ne pas multiplier les traitements par le nombre d’épreuves initiales. Mais il est évident que nous nous sommes assurés que le score composite réagit comme les épreuves séparées. Au CM2, ce score a été construit à partir de 4 épreuves : lecture documentaire, prises d’informations dans des articles de journaux, analyse d’un texte littéraire, localisation d’extraits dans des ouvrages documentaires et de fiction. Au CE1 et au CM2, l’inégale représentation des catégories sociales et des niveaux d’études des parents a été neutralisée par l’utilisation d’une pondération.

[6La différence des moyennes n’est significative qu’au CM2 entre voie directe et voie indirecte (p = .02). Les autres différences ne sont pas significatives. Si on oppose les pratiques pédagogiques sur le critère d’exclure ou d’inclure l’enseignement du principe et de la correspondance grapho-phonologique (donc voie directe d’un côté, et de l’autre voie indirecte et ce que nous avons appelé mixte), la différence des moyennes n’est toujours pas significative en CE1 et significative à p=.02 au CM2 en faveur des élèves qui n’ont pas appris à déchiffrer.

[7Nous ne sommes pas les premiers à observer les effets différés des approches de la lecture ne prenant pas appui sur un enseignement du principe alphabétique. On en trouve par exemple trace dans la recherche de Content & Leybart (1989,1990) que cite L. SPRENGER-CHAR0LLES dans l’ouvrage collectif dirigé par Michel FAYOL : Psychologie cognitive de la lecture (Paris, PUF). En observant le tableau de résultats des élèves ayant reçu un enseignement ’phonique’ ou un enseignement ’global’, on voit bien qu’en 2ème année, les élèves ’phoniques’ vont nettement plus vite et donnent un % de réponses correctes plus élevé dans la lecture de mots isolés, fréquents/rares, réguliers/irréguliers, que les élèves ayant reçu un enseignement ’global’. Mais ces différences s’annulent en 4ème année et s’inversent totalement en 6ème année. À ce moment, on découvre que si le % de réponses correctes est le même en ce qui concerne les mots réguliers (fréquents ou rares), il est très nettement supérieur pour les classes globales pour les mots irréguliers (fréquents ou rares). Et le temps de réponse (qui semble un bon indicateur du degré de maîtrise d’une opération) est systématiquement plus court dans les classes globales, quel que soit le type de mots, et ceci en moyenne de plus de 25%.

[8Pourquoi celles-là, et à cette date ? C’est en février de CE1 qu’il a été procédé à la dernière passation d’épreuves comme bilan de l’apprentissage initial dans le domaine de compétences techniques. Nous faisons bien la différence entre, par exemple, l’identification de mots dont nous supposons qu’elle contribue à la lecture et la lecture elle-même qui est un processus complexe et global pour comprendre des textes écrits. Il nous semble que l’objet de la recherche consiste à trouver en quoi et comment des « gestes » techniques (comme l’identification de mots isolés ou la prononciation de pseudo-mots) contribuent à la réussite de l’acte de lecture et non à affirmer, sans en construire la preuve, qu’ils « sont » la lecture.

[9La régression multiple permet de « recalculer » la variable endogène à partir d’une constante et de coefficients appliqués à chaque variable exogène. C’est cette constante qui est représentée dans les graphiques. Les différences entre les valeurs observées et les valeurs recalculées donnent une indication de l’efficacité du modèle à travers sa capacité à réduire la
variation interindividuelle (décrite par l’écart-type).

[10Le R2 (coefficient de régression multiple) exprime la capacité du modèle à rendre compte de la variation du résultat à expliquer. Il est Ici de .46

[11F= 4.99 pour un ddl 2/49 signif. à p = .01

[12Le moment de l’accès à l’autonomie des procédures d’identification des mots semble un critère qui différencie très nettement les types de pédagogie comme en témoigne ce tableau croisé répartissant les élèves :

[13La contribution est forte puisqu’elle joue sur un Intervalle d’une quinzaine de points de part et d’autre de la constante, même si, à l’arrivée (sans doute parce que l’effet négatif de cette précocité est partiellement compensé par l’efficacité qu’elle permet d’acquérir, notamment à l’épreuve lexicale) la pénalité réelle sur la performance de lecture au CM2 est seulement d’un peu plus de 9 points.

[14À ski, un apprentissage initial du virage « en chasse-neige », efficace pour, en quelques jours, passer n’importe où, semble contaminer durablement l’exercice du virage expert par flexion-extension avec skis parallèles. Deux gestes qui ne sont assurément pas dans le prolongement l’un de l’autre et mettent en œuvre des modes antagonistes de réalisation de l’équilibre dynamique. C’est donc une chose de dire que pour exceller dans une langue étrangère, mieux vaut d’abord être nul en thème et en version et une autre de dire qu’il est préférable de ne pas recevoir un enseignement qui vise initialement à réussir thème et version.

[15F= 3.67 pour un ddl 2/49 signif. à p = .03

[16Dans la mesure où, à l’Issue du CE1, les élèves, dans leur majorité, sont restés dans leur école, Il faut néanmoins s’assurer que les différences observées ne trouvent pas leur origine dans ce qui se passe au cycle 3. Il existe au moins deux manières statistiques de procéder à cette vérification : 1) introduire dans le modèle la performance de lecture à l’Issue du CE1 parmi les variables explicatives. On constate que la performance CE1 apporte une contribution significative (p = 007)et que, dans le même temps, l’effet du type de pédagogie disparaît (F= 1.09 pour un ddl 2/48 NS). Ce double mouvement autorise à penser que l’effet de la pédagogie au cycle 2 est déjà Inscrit dans la performance à la fin du CE1. 2) prendre la performance de lecture à la fin du CE1 comme variable à expliquer par les 7 variables explicatives du modèle initial. On constate que le modèle est très robuste (R2=.84). Deux variables seulement ont une contribution significative : le résultat à l’épreuve lexicale (p = .000) et le type de pédagogie (F=8.54 pour un ddl 2/49 signif. p = .0006) avec le même sens de contribution, positif pour la voie directe, négatif pour la vole Indirecte.

[17On ne tiendra pas compte ici de la valeur propre de chacun de ces nouveaux axes puisqu’il est nécessaire de les conserver tous afin de retrouver à l’identique la totalité de la variance initiale des résultats.

[18Cette question d’unités linguistiques inférieures ou au moins égales au mot pourrait sans doute être décrite aussi en terme d’accès à un signifiant, donc dans une perspective sémantique.

[19Nous avons retourné les 3 premiers axes (multipliés par -1) de l’analyse en composantes principales dans un souci de lisibilité des résultats de la régression multiple afin de ne pas avoir à parler de la contribution négative d’un résultat positif

[20Les t pour un ddl de 49 vont de 3.796 à 2.023 (p = .000 à p = .049)

[21Rappelons que par construction de l’analyse factorielle, les axes (les composantes principales) sont strictement Indépendants, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune corrélation entre eux. Les 3 contributions que nous citons ne sont pas 3 manières de dire la même chose mais 3 compétences techniques distinctes qui contribuent chacune positivement et indépendamment à la performance de lecture, même s’il est visible que ces 3 compétences dessinent une manière cohérente d’être lecteur qui s’oppose à une autre manière dont l’efficacité est significativement inférieure. Si on compare les individus qui sont simultanément aux pôles négatifs de ces 3 facteurs à ceux qui sont aux pôles positifs, on observe une variation du simple au double (34 points contre 66) de la performance de lecture au CM2.

[22Là encore, ces 2 conditions ne sont pas 2 manières différentes de dire la même chose. L’effet de la précocité s’observe différemment selon que les pratiques pédagogiques choisissent ou non d’enseigner le principe alphabétique mais, même dans le cas où il est enseigné, l’avantage de la précocité est faible et absolument pas significatif.

[23Il s’agit de 80% de notre échantillon (40% à chaque extrémité de l’axe).

[24Pour les autres axes, les différences existent également mais elles ne sont pas significatives. Il est impossible de recréer dans un tableau de résultats ce qui correspond à la formule « toutes choses égales par ailleurs » de la régression multiple.

[25Au sens que ce mot revêt dans les protocoles scientifiques.

[26On rejoint par une autre voie la question des bilinguismes.

[27Bernard CERQUILINI, 1989, in Louis HAY, La Naissance du texte, Paris, José CORTI, pp.105-120.

[28Nous ne reviendrons pas sur l’urgente modestie de ne pas confondre le résultat d’une épreuve conçue pour mesurer une capacité technique avec la mesure de cette capacité, comme si l’outil offrait l’assurance de mesurer ce pourquoi il a été conçu et de ne mesurer que cela. D’où l’intérêt méthodologique d’identifier les compétences techniques à travers des analyses en composantes principales portant sur de nombreuses épreuves destinées déjà à isoler un geste technique. Par exemple, dans notre étude, la compétence technique construite par le 5ème et dernier axe de l’ACP (et qui oppose ce qui est techniquement en jeu dans le travail sur des unités Inférieures au mot à ce qui permet de travailler sur le mot) naît dans le rapport de 3 épreuves mais n’a été le principe de construction d’aucune de ces épreuves. Il se trouve que cette composante technique contribue de manière très significative dans l’analyse de régression multiple à la performance de lecture. Pourtant, dans l’ACP qui a permis de la découvrir, sa valeur représente 1.57% de la somme des valeurs propres...

[29Les épreuves que nous avons utilisées en février de CE1 ne proposaient pas un travail sur des unités linguistiques supérieures au mot. Dans une autre étude sur la même population mettant en relation la performance de lecture et, cette fois, les compétences techniques mesurées au CM2, on observe une contribution très significative de la capacité à travailler sur des unités plus longues, au moins du niveau de la phrase. « Le bon lecteur témoigne de l’habileté, presgue au sens d’agilité, à créer des hypothèses de sens et à les faire fonctionner sur des éléments graphigues alors que le mauvais lecteur est plutôt du côté de la fusion, delà construction à partir de ces éléments. » (D. FOUCAMBERT, 1997)