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« La course en livre »

Lu par Yvanne CHENOUF

LA COURSE EN LIVRE, CLAUDE PONTI, L’ÉCOLE DES LOISIRS, 2017, 216p, 15€

Aérons-nous. Gagnons le large ! [1]

L’album est un petit pavé, épais comme un roman graphique. Sur la couverture, un poussin freine net. Sur la quatrième, deux autres courent l’un vers l’autre en tenant la même pancarte (code barre, date, prix, éditeur). Image paradoxale que cet élan figé, que cette rencontre arrêtée de deux « courants » opposés, que ces Achilles « immobiles à grands pas » [2]. Une porte jaune poussin au dos du livre, du rouge patiné sur la tranche. Distinction et fantaisie ; on est chez Ponti.

LA COURSE EST UN PARCOURS DE MOTRICITÉ

Au début, les poussins attendent en bavardant près d’une borne comme sur la ligne de départ d’un marathon. Ce qui s’annonce est une course d’obstacles comme on peut en voir dans les salles de motricité en maternelle. Il faut courir sur « des bosses, des fausses bosses, des fausses grosses bosses, des vraies grosses fosses », bondir par-dessus des trous (« Hop ! Hop ! Ha ! Hé hé ! Hop là ! »), faire des saltos sur un trampoline (« Bzouingue !!!!!! Bzouingue !!!!!! »), se faufiler dans un gros tuyau ou bifurquer sur une poutre, sauter en hauteur au-dessus du vide (jusqu’aux nuages), ramper dans un tunnel, traverser à la nage (en canard) : soit huit séquences durant lesquelles l’athlète doit reconstituer son énergie [3] (boire, roter, respirer, récupérer, faire pipi, caca) et maintenir son mental (endurer, se laisser porter par les encouragements, se concentrer, ne pas quitter son but, rêver, exulter, jubiler).

LA COURSE EST UN EXERCICE DE LIBERTÉ

Personne ne donne le départ de cette compétition déjà engagée quand s’ouvre le livre : un poussin fait demi-tour autour d’une borne, l’autre freine juste avant. C’est une course dans un livre et la règle est simple : « Tout ce qui est vrai dans le livre est vrai dans le livre. Tout ce qui n’est pas dans le livre n ’est pas dans le livre. (...) vrai ou faux ». Avis aux exégètes [4] qui n’en croiront pas un mot (comment lire sans référence), conseil aux enfants qui devront prendre le livre au pied de la lettre (pardi !) : rien ne doit empêcher la course et surtout pas l’herméneutique [5]. Pas de bla-bla, on joue ! Un poussin (le même ? un autre ?) croise un autre poussin autour de la borne quand tombe une étrange précision : « 2 et 106, c’est pareil que 107 et 1. » Chaque double page est en effet constituée de deux pages ordinairement opposées dans le livre : la page 1 est face à la page 107 « à l’aller comme au retour », ce qui fait deux pages 1 face à deux pages 107, deux pages 2 face à deux pages 106, etc. L’album est donc composé de deux parties symétriques qui se rejoignent au milieu, page 54 ou plutôt pages 54 car il y a deux pages 54. En tout, deux fois 108 feuilles (« Chaque double page fait 108 ou 108, à l’aller comme au retour. ») : soit 216 pages (et non 214 comme pourrait le laisser croire le 107 de la dernière page), deux « cahiers » [6] grâce auxquels on peut lire dans le sens « normal » (dextroverse) et à rebours (sinlstroverse), à l’occidentale ou à l’orientale, sans que l’histoire ne se répète. Réciprocité ne signifie pas forcément similitude mais aussi complémentarité.

Au centre de l’album, figure la « Sortie ». Fin du livre ? Pas sûr car la règle veut qu’on sorte « quand on veut. », qu’on avance comme on veut, à l’endroit, à l’envers, sur le devant de la page ou tout au fond (91-17/II) et même à travers (16-93/II) car « de l’autre côté de la page » Il y a du monde, par exemple le lecteur : réciprocité peut aussi vouloir dire altérité. L’affluence de poussins totalement réjouis au point de conjonction du livre suggère le relâchement après l’effort, la sérénité de fin de course (si on lit l’émoticone qui sert de « texte » à l’envers :), il signifie ☺).

COURIR APRÈS QUELQUE CHOSE D’INATTEIGNABLE

Certains poussins ne se sont pas arrêtés au milieu, ne sont pas sortis du livre ; ils se sont reposés longtemps, profondément zzzzzzzzzzzzzzzzzz... et puis, pleins d’une nouvelle énergie, ils ont continué jusqu’à la fin de l’album (avant, peut-être, de ressortir par le milieu). La course dans un livre ne se fait pas en terra linea mais en terra incognita : elle a à voir avec le labyrinthe. Le sens n’est pas déposé par l’auteur pour être retrouvé par le lecteur mais il doit être reconstruit dans un va-et-vient entre le visible (explicitement signalé) et l’invisible (implicitement suggéré), entre l’élément (le mot, le dessin) et le tout (le livre). C’est un effort constant qui met la tête à l’envers (85-27/I), épuise l’organisme (35-73/I) et peut créer des illusions (« on peut voir des Poiraboirs qui ne sont pas là. », 72/I). Le coureur en livre doit interpréter chaque signe, le vérifier (« La pancarte n’a pas menti », 60/I), le voir au bon moment (« Un peu tard la Pankartapat ! », 64/II) et le reconnaître, même autrement formulé (« Ici, quelqu’un dit dans sa bulle ce qu’une autre quelqu’une avait déjà dit avant. », 78-30/II). Il doit se méfier des injonctions paradoxales du texte et de l’image (« Une tête à barbe et à plumes indique de s’arrêter et de continuer en même temps. On n’y fait pas attention. », 82-26/II) et ne s’attacher qu’aux pistes fertiles (« Croiser un marteau est signe de bonheur », 99/II). Le bon coureur en livre doit savoir que « Ce texte, les ‘écritures’, les... , les dessins de poussin, et même rien d’écrit, c’est pareil. Ça raconte. » (14-94/I) et « quand on sait, c’est facile. », 19/II). Mais « ne rien connaître », avancer droit devant, tête baissée, contraint par le sens de l’auteur dans une histoire qui a l’air de se dérouler toute seule, c’est risqué : le récit tend des pièges (une terrible forêt, une mer de crocodiles, un cauchemar collant, un immense chagrin - une feuille morte [7]) et il peut être verrouillant (récit à clef). Or, Biaise (qui a toujours raison) est catégorique : « Impossible d’être prisonnier d’un livre ». Le règlement de la course se précise : ce qui est sur la page est immuable et son sens infiniment renouvelable.

COURIR C’EST ÊTRE LOIN ET TOUT PRÈS

Près de la sortie, se tient Biaise le poussin masqué adossé à un arbre, appuyé sur des livres : son masque rappelle le sens toujours caché, les interprétations constamment emboîtées, la duplicité des situations, la complexité des individus. En tant qu’acteurs, les personnages portent des masques ; ce sont des ego expérimentaux [8] auxquels chaque lecteur peut s’identifier. Présageant quelque chose d’anormal ou d’étonnant (un point d’exclamation-saucisse, par exemple), les poussins prennent justement conscience de la présence du (ou des) lecteur(s) devant la page, hors du livre (47-45/II). Aussitôt, ils lui (leur) sourient, ils le (les) saluent amicalement, ils lui ou leur font signe (« Hou ! Hou ! », « Coucou ! », « Comment ça va ! », « Nous ; ça va bien ! » [9]).

Il est si mince et si illusoire l’espace qui sépare la page de la vie mais il est bel et bien là sinon comment lire, comment considérer les poussins (leurs actions, leurs émotions, leurs relations) comme une représentation de nous-mêmes, comment leur reconnaître le pouvoir de (nous) représenter ? (« On peut être loin et tout près. Quand on n ’est séparés que par l’épaisseur d’une page de livre. On peut être tout près et loin. Séparés par l’épaisseur d’une feuille de papier. », 92-15/II) Et parce que les signes ne forment pas un tissu continu mais « un ensemble de centres à partir desquels se déploie une multiplicité de rayons » [10], les poussins n’en suivent pas la « ligne », ils s’en échappent et y reviennent, préférant la discontinuité de l’imagination à la continuité du discours [11].

Page 94/I, une pancarte suspendue porte en inscription une ligne fragmentée (tirets), double page suivante, la ligne sol est rompue par des intervalles de vide. C’est ainsi, dans les « blancs du texte » que surgissent les idées et les associations : la feuille de papier dirige vers le papier toilette et vers l’envie si intime qu’elle ne peut s’exprimer qu’en langue secrète, phonétique (kk) ou grecque (ππ) - la langue des devins. Le coureur en livre digère : il transforme ce qu’il a avalé pendant la course (la nourriture, les Poiraboirs, les Pomaboirs) en gouttes de pipi glissées dans les interstices du texte et de l’image (et un caca à côté du trou, vivement réprimandé). Mais le coureur sort aussi transformé de sa course : « Soudain tout est belle autour de partout. Les fléchoizos sont si joyeuses qu’elles s’éclapatouillent dans les cœurs. Il y a une tendresse dans l’air et un tendre air dans le ciel. » (5-4/II).

COURIR C’EST RÉJOUISSANT ET C’EST RÉFLÉCHISSANT

Après avoir couru, sauté, rampé, nagé, après avoir vécu une expérience ludique, tonique, unique, dans la première partie, les poussins auraient pu sortir. En prenant la décision de rester et surtout d’aller « de l’autre côté » du milieu, dans l’autre moitié du livre (là où les pages sont pareilles mais inversées), ils ont réfléchi alors ils ont été réfléchis. Ils ont extrait de l’histoire les éléments garants de leurs plaisirs (des lettres, des signes de ponctuation), ils ont réalisé ce que la combinaison de ces
éléments pouvait apporter à la vie et surtout à leur vie (poussin s’écrit poussin avec les sept lettres de poussin, à l’envers comme à l’endroit), ils ont admis que les moyens techniques (encre, dessin, couleurs, noir, blanc) ne changeaient rien « au fond » (exactement différents dehors, les poussins sont exactement pareils dedans), ils ont découvert que le sens (direction/signification) résultait d’un choix parmi un ensemble de possibles, une donnée sûrement importante car elle est en italiques (« Une autre façon pour le texte de se dessiner », 39/I). Pour « voir » le texte, pour lui donner un sens, les poussins l’ont senti venir (se dessiner), ils ont imaginé le verso, cette « réserve de caché » [12], à partir du recto. Pages 16-92/II, ils sont (nous sommes) interpelés par une voix (« coucou ! ») : c’est un poussin du « verso » qui déchire la page et surgit sur le « recto ». Cette interdépendance du recto et du verso figure-t-elle sur la page « symétrique », de l’autre côté du livre ? Pages 16-92/I, il y a le dessin de deux chapeaux inversés qui disent « Bonjour ! » à l’endroit et à l’envers ou plutôt « à l’envers de l’endroit ! » C’est mécanique et prodigieux, si peu convenu avec tellement de contraintes. Alors, « klik ! klak ! » [13], on mémorise.

COURIR C’EST LIRE. VITE ET BIEN.

Il n’y a pas d’autre gagnant dans cette course qu’un sujet actif et contemplatif, un vagabond promenant sur le monde « des pensées de rêve et des rêves de pensée » (18/II). Ce coureur de « fond » « doit rapidement faire vite et plus que vite sans attendre » (mais pas n’importe comment, pas comme un gros p, 13/II) : il doit fendre la ligne du sens unique (13-94/II), exploser les contenus (« Tapaboum ! Tapatapaboum ! Reboumtapa ! »), retourner les formes (87/I), soupçonner l’apparence, suivre l’invisible (10-97/II), aller dans tous les sens, « recto verso et vice versa, inversé dans un sens et retourné dans l’autre » (92/I), chercher, à travers les bifurcations toujours possibles (27-79/I), l’issue le débouché, la perspective, le nouveau point de vue. Au ras du sol, des brins d’herbe, des fleurettes, des escargots et des champignons, les poussins s’attachent à avancer (course, saut, reptation, nage...) et dans les hautes sphères, là où la lune et le soleil, les nuages et les planètes flottent en suspension, ils expérimentent différents états d’eux-mêmes (se transforment en nuages), ils explorent différentes logiques narratives (« Quand le début est à la fin, la fin est au début. », 71/I). Ainsi le sens est-il affaire de balisage et d’errance, de micro lecture et de schématisation, d’évidences joyeuses (« Ploumploum tra la la ou la la la ploum ploum », 40,66/I) ou de passages difficiles (« aïe aïe aïe... », « aiie aillaille », 68/1,44/II). Contrairement à ce qu’affirme Umberto Eco [14], dans la course en livre le texte n’est un mécanisme paresseux que pour les coureurs non entraînés à lire de tous leurs yeux tout ce qui figure sur une page ; osons le mot, les coureurs non entraînés à lire globalement (« Le texte est-il paresseux s’il se contente de... ou de pancartes ? non, car... et pancartes sont du texte à leur façon. », 12-96/I) Nous ne saurions donc conseiller aux lecteurs qui sont derrière la page, quel que soit leur style de course (fondeurs, sprinteurs, marathoniens, semi-marathoniens, traileurs, finisseurs...) de ne jamais oublier que toute pratique de haut niveau nécessite un entraînement de haut niveau. En course de fond comme en lecture cursive rien n’est jamais acquis [15]. Les coureurs, comme les lecteurs, ne sont que de passage. Ils sont passés par-dessus les obstacles, à travers des pages écrans, d’un bout à l’autre d’un espace d’aventures où se rencontrent les extrêmes. Ils repasseront, dans le même livre mais pas forcément de la même façon car on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Et l’exégète dans l’histoire ? Il (elle) est malmené(e), pénalisé de plusieurs handicaps. Le livre tient difficilement ouvert et dissuade d’écrire en lisant, les numéros des pages sont écrits en petit sur fond sombre et comme l’ordre chronologique est chamboulé, l’attention mise à se repérer dans le récit fait perdre le fil de l’analyse. Sans compter les moments où le livre doit être retourné, où les images doivent être lues à l’envers et ce désir irrépressible et ralentissant qui consiste à aller voir de l’autre côté du livre si le même événement se répond. Alors qu’il (elle) croyait son article cohérent, son sens cerné, cette phrase de Barthes revient aux oreilles du pauvre exégète : « Le Texte n ’est pas coexistence de sens, mais passage, traversée ; il ne peut donc relever d’une interprétation, même libérale, mais d’une explosion, d’une dissémination. » [16] Toute cette atomisation du sens provoque des fourmillements dans les jambes et une furieuse envie d’aller se dé-fouler. S’aérer, gagner le large. Courir.

Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies ! [17]

« La course en livre »

[1Les Faux-Monnayeurs, André GIDE, NRF, 1925

[2Le cimetière marin, Paul VALÉRY, 1920

[3Hasard ou nécessité ? C’est autour des 30 km que, dans un marathon surgit « le mur », le moment où le corps flanche. Et c’est autour de la page 30 (34/I) que surgit une pierre sur laquelle est écrit « désert », signe de dessèchement d’épuisement.

[4« Le lecteur adulte est un parasite. (...) il y a les gens qui ont l’intelligence de la lecture partagée avec un enfant et il y a les autres qui sont tous d’une manière ou d’une autre « propriétaires » de l’enfant... Je m’arrange pour que l’enfant soit le plus vite possible dans la lecture et je laisse quelque chose pour les adultes en essayant qu’ils ne prennent pas cela pour une incitation à introduire leur pensée dans les livres. Cela dit, j’ai quand même une rage assez certaine envers les gens qui interprètent mes livres et qui donnent des clés psychologiques, me donnent des références et des intentions que je n’ai jamais eues... » https://cdn.reseau-canope.fr/archivage/valid/N-804l-10112.pdf

[5Il y a évidemment un moment où tel Hermès, le dieu aux pieds ailés, le poussin s’envole (pp. 30-78, 31-77, 32-76)

[6Quand on indiquera une page on ajoutera /I si elle est dans la première partie de l’album, /II si elle est dans la seconde.

[741-67/I,44-66/II,71-35/II,85-22/II

[8« Le personnage n’est pas une simulation d’un être vivant. C’est un être imaginaire. Un ego expérimental... », Milan KUNDERA, L’Art du roman, Gallimard, p.51

[9Comme les personnages, les lecteurs sont « une combinaison d’expériences, d’informations, de lectures, de rêveries (...) un échantillonnage de styles ; où tout peut se mêler et se réorganiser de toutes les manières possibles. », Leçons américaines, Italo CALVINO, Seuil, coll. Points, 2001, pp.193-194

[10Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses, Gallimard, coll. Tel, p.285

[11« Le roman est le lieu de possibles narratifs, de l’écriture comme possible, ligne ininterrompue, brisée, ligne non fermée, où la lecture ne demeure pas plus « linéaire » que le reste, lecture des corps et lecture des livres, et où la discontinuité paraît la seule expérience possible. », Italo CALVINO, dans L’occhio di Calvino, Marco BELPOLITI, Einaudi, 1996, p.85

[12« Préface », Jean-Pierre ANGREMY, L’Aventure des écritures. La Page, BNF, 1999, p.II

[13« Klik ! Photo. Dans un sens ou dans l’autre, il faut se souvenir de quand on passe par là. Klik ! Photo. », pp. 6-102/I

[14Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Umberto ECO, Grasset, 1979

[15ELSA, plateforme d’Entraînement à la Lecture SAvante, prévient le manque de souffle, les crampes, les douleurs et permet de franchir ce fameux mur des 8000 mots à l’heure pour passer de l’oralisation (la déambulation) à l’envolée (la course).

[16Le Bruissement de la langue, Roland BARTHES, Seuil,1993

[17Le cimetière marin, Paul VALÉRY, 1920