Dossier : « La déscolarisation »

« La déscolarisation »

Michel VIOLET

Extrait des A.L. N° 40 (Décembre 1992)

Difficile de ne pas accorder au sujet qu’on traite une importance primordiale. Néanmoins, sans établir de hiérarchie entre les thèmes présentés dans ce numéro, au moins, peut-on noter que la déscolarisation de la lecture est au centre de la réflexion de l’AFL et l’élément moteur de son action. C’est sans doute à travers elle que le discours et les activités de notre association trouvent leur cohérence. Les traductions de ce projet radical sont en effet multiples et variées. Chacun des textes faisant le point sur les diverses propositions (les BCD, le statut de lecteur, l’apprentissage initial, les politiques de lecture, etc...) traite en réalité des formes que revêt la déscolarisation dans le domaine qu’il aborde. C’est pourquoi l’aspect nécessairement synthétique de notre propos nous conduit sans trop de scrupules à renvoyer nos lecteurs aux autres textes de ce numéro - et aux quelques 4 000 pages des numéros précédents ! - dans lesquels ils trouveront ce qui fonde et ce qui justifie des affirmations trop succinctement et trop abruptement rappelées ici.

Cette proposition de déscolarisation de la lecture est née d’un constat : la phase d’alphabétisation – datant de plus d’un siècle et dont l’école était l’instrument – est arrivée à son terme. L’école qui s’est organisée en fonction des impératifs de cette tâche s’épuise à satisfaire des besoins nouveaux dans une vaine recherche d’une meilleure efficacité en perfectionnant les moyens dont elle s’est dotée pour d’autres fins. Dans un contexte technologique, social et économique nouveau, l’écrit a changé dans ses formes et sa fonction et les conditions pour que s’instaure un autre rapport à l’écrit pour le plus grand nombre ne peuvent être du seul ressort d’une institution. La déscolarisation de la lecture a donc pour finalité de remédier à cet état de fait. Elle est une tentative pour substituer au projet d’alphabétisation, celui de la lecturisation, pour faire du rapport à l’écrit de chaque individu le fruit d’un apprentissage social et non le strict résultat d’un enseignement scolaire.

Dès lors qu’on cesse d’enseigner collectivement le code de correspondance oral/écrit, l’apprentissage de la lecture est affaire de démarche individuelle dont on ne peut décider ni du commencement ni de la durée. L’obligation pour l’école de tenir compte à la fois de ce qui préexiste à son action et de ce qui la prolongera rend caduques toutes les facilités offertes par un enseignement programmé et rationnellement agencé dans un temps et selon une progression déterminés. À cela deux conséquences :

■ D’abord celle de « rendre la lecture à l’école moins scolaire ». De substituer aux techniques de déchiffrement, aux méthodes synthétiques, mais aussi aux classes homogènes, au rituel des leçons et des exercices, aux manuels, etc. la fonctionnalité des situations de lecture, l’usage sans préalables des écrits sociaux, un autre rapport avec le savoir, un autre statut de l’élève, une individualisation des parcours au sein de groupes hétérogènes producteurs et utilisateurs authentiques des écrits les plus divers. C’est faire en sorte que chacun apprenne à lire en lisant... dans le besoin qu’il a de recourir à l’écrit dans un projet personnel ou collectif.

■ C’est aussi insérer l’école dans un véritable réseau d’instances éducatives dont les rôles respectifs sont définis et coordonnés collégialement. C’est, en d’autres termes, inscrire l’action de l’école dans une continuité en la conjuguant avec celle d’autres partenaires.

Ni l’école, ni les enseignants ne peuvent assumer seuls de tels changements. D’autant plus que les implications les plus cruciales de la déscolarisation ne relèvent pas de la seule technicité pédagogique mais mettent en cause les fondements mêmes de l’édifice scolaire et se heurtent à des résistances internes et externes et aux difficultés que connaissent bien ceux qui innovent en son sein. Si rien ne peut se faire sans l’école, rien ne se fera avec elle si une demande sociale différente et d’autres exigences ne s’exercent à son endroit. C’est pourquoi, la déscolarisation de la lecture déborde largement le cadre scolaire. Elle consiste aussi à rendre publics les problèmes de lecture et plus généralement d’éducation et de formation. À sensibiliser l’opinion sur ces questions qui touchent à la vie intime et sociale de chacun et à faire prendre conscience des enjeux individuels et collectifs de problèmes qui ne relèvent plus de la seule compétence et du seul pouvoir des spécialistes et des professionnels. Afin que d’un débat public naissent, sinon la capacité pour tous de définir les transformations souhaitables dans et hors de l’école et la volonté de les prendre en charge, du moins la possibilité de juger de l’opportunité des changements introduits localement ou décidés nationalement.

Il y faut donc un effort considérable d’éducation populaire, d’information et de formation, mobilisant toutes les forces disponibles pour la mise en oeuvre de véritables politiques de lecture susceptibles de créer – quel que soit le public auquel elles s’adressent et le lieu où elles s’exercent – d’autres pratiques de lecture et, par voie de conséquence, une autre attente à l’égard des instances éducatives et culturelles. Ne pouvant ici rappeler ce que l’AFL entend par une politique globale de lecture (les célèbres 7 propositions !) nous renvoyons nos lecteurs à la contribution à ce numéro traitant précisément de ce sujet. On y pourra également voir quelles instances - des lieux de la petite enfance à l’entreprise, mais aussi la famille et tous les équipements socio-culturels - doivent y être impliquées et selon quelles modalités.

On le voit (et ce sera la conclusion de cette partie destinée à rappeler ce que notre association entend par une déscolarisation de la lecture) ce projet est, en réalité, un projet politique inverse de celui qui a instauré l’école de l’alphabétisation, de la réussite individuelle et de la méritocratie ; un projet visant, à partir d’une réflexion sur la lecture, à promouvoir les principes de la coéducation et d’une pédagogie communautaire.

Y a-t-il eu, perceptible à la relecture de l’ensemble des A.L., évolution de ce concept ? Curieusement, alors que des articles portent sur ce sujet dans presque tous les numéros (Cf. la liste des articles en fin de texte), tout semble avoir été dit, dès le début, des considérations historiques et sociopolitiques dont nous nous sommes efforcé de faire état. En effet, dès le n°3 (sept. 83), le concept est présenté en son entier dans un article intitulé La lecture, une affaire communautaire [1]. Dans le n°18 (juin 87), une contribution, intitulée La déscolarisation de la lecture et destinée – parmi d’autres sur d’autres sujets – à alimenter la réflexion lors du premier Congrès de l’AFL, n’apporte rien de nouveau même s’il est davantage fait état de solutions possibles et déjà expérimentées [2]. Plutôt que d’évolution ou d’inflexion de la réflexion, il conviendrait de dire que la philosophie générale s’est affermie au fur et à mesure que des réalisations voyaient le jour et que s’élargissait ainsi le champ d’application. Des textes abordent ce sujet sous l’angle essentiellement pratique, se cantonnant au début aux domaines scolaire et pédagogique, qu’il s’agisse de l’organisation et des structures de l’école (les cycles et les groupes multi-âges par exemple), des équipements (les BCD), de l’ouverture de l’école (l’élargissement de l’équipe éducative) et de la coopération avec différents partenaires (la petite enfance, l’école maternelle, le collège, le réseau de lecture publique). Il est symptomatique que dans les n°1 (fév. 83), 3 (sept. 83) et 5 (mars 84), on commence avec des exemples concernant le milieu le plus proche de l’école : comment les écoles de la Villeneuve de Grenoble informent les parents d’élèves, directement ou par l’intermédiaire de leurs organismes représentatifs (en l’occurrence, la CSF) sur la lecture et sa pédagogie pour susciter une réflexion sur l’échec scolaire et un projet d’éducation défini conjointement par les professionnels et les usagers de l’école [3] ?

Ensuite, à partir du n°8 (déc. 84) dans lequel paraissent les Sept propositions pour une politique globale de lecture [4], à l’instar d’un texte proposant (sans doute, prématurément, car il n’a rencontré aucun écho) la création de Centres Départementaux [5], les articles font la preuve que la réflexion sur la déscolarisation, sans véritablement évoluer dans ses principes fondamentaux, s’est étoffée par des innovations et des exemples ne se limitant pas à l’école et à son proche environnement tels que les politiques de quartier ou de mouvements associatifs, puis les classes-lecture et les vacances-lecture, les villes-lecture ensuite, les instituts départementaux et régionaux de la lecture enfin... dont le Centre national de Classes-Lecture de Bessèges est le lieu d’expérimentation [6].

Il faut y ajouter tous les textes sur l’illettrisme et la formation des adultes, qui participent à davantage préciser et illustrer ce qu’on entend par déscolarisation.

Comment cette proposition essentielle a-t-elle été reçue ? Il est évident que l’école est la première « visée » et de la manière la plus radicale. Instrument d’une entreprise réussie d’alphabétisation dont elle a revendiqué rapidement l’exclusivité, elle voit son hégémonie contestée. Elle est aussi celle dont on tolère le moins qu’elle change... tout en condamnant son conservatisme. Pour les enseignants, outre les résistances et les inquiétudes que font naturellement naître des propositions novatrices, il y a donc eu la conviction que le discours de l’AFL contribuait à la démolition de l’école ou celle, moins outrancière, qu’il participait des critiques particulièrement injustes sur leurs responsabilités dans des problèmes dont la solution ne leur appartient pas ou pas uniquement. D’où les interprétations, les divergences, les suspicions, les réactions défensives et irrationnelles qui obligent sans cesse à des mises au point dans la revue [7].

Mais il serait injuste, sans pourtant se leurrer sur les changements intervenus dans la réalité quotidienne de la majorité des classes, notamment, à propos de lecture, de considérer l’école comme l’îlot de résistance à la déscolarisation. On en veut pour preuve que là où « il se fait des choses », ce sont souvent des enseignants qui sont à l’origine des changements et des établissements scolaires qui sont les plus agissants.

Car, la déscolarisation de la lecture remet en cause ce qui fonde l’existence et la manière d’agir de toutes les institutions éducatives et culturelles. Or, « on sait bien que les institutions ont un penchant naturel à revendiquer l’hégémonie dans le champ de leurs actions et que les invites à collaborer sont toujours ressenties, par chacune, comme l’intrusion des autres sur un territoire qui lui revient de droit et comme une ingérence critique dans sa manière d’agir » écrivions-nous, en décembre 90 [8], à propos des bibliothèques publiques, très attachées à la valorisation du patrimoine littéraire, et de la réaction violente de certaines personnes à l’affirmation que « l’offre de lecture et la diffusion des livres ne peuvent être ni premières ni uniques » dans une entreprise de déscolarisation qui suppose de donner avant tout des raisons de lire à ceux qui sont culturellement le plus éloignés de la lecture.

La découverte de l’illettrisme et des phénomènes d’exclusion qui en résultent, les nouvelles donnes économiques ont conduit indéniablement l’opinion publique et les responsables politiques à prendre acte de l’impérieuse nécessité d’augmenter, dans des proportions importantes, le nombre de lecteurs et d’adopter des solutions qui ne soient pas uniquement scolaires. Beaucoup partagent, en France, l’idée de l’AFL que « la lecture est l’affaire de tous ». L’intérêt suscité chez les responsables et les élus par des propositions de coordination locale des actions-lecture, telles que la Charte des Villes-Lecture les définit, par exemple, est une manifestation probante que l’idée de déscolarisation a été entendue. Excès d’optimisme ? Il est significatif que le premier palmarès du concours organisé par l’association Savoir-Livre rend compte d’actions communales en faveur de la lecture faisant majoritairement référence à l’AFL...

Bien évidemment, demeure une équivoque sur les raisons de ce succès et de cette mobilisation. « On ne peut répondre de la même façon à l’exigence de lecture selon qu’on la destine à l’élargissement de la citoyenneté ou à la satisfaction des impératifs économiques » est-il écrit dans un récent éditorial (mars 92) assez désabusé sur le caractère souvent éphémère de cette mobilisation [9]. Pourquoi veut-on que tout le monde lise ? Sommes-nous sûrs que la volonté de déscolariser la lecture corresponde toujours chez les responsables de la chose publique à un souci d’élargissement de la vie démocratique par l’accès de tous aux vertus du commerce avec l’écrit ? Il est vrai qu’une politique de lecture coûte cher et que ses preuves d’efficience ne sont ni immédiates ni aisément perceptibles. Nous écrivions plus haut que l’école serait en mesure réellement de changer lorsque la demande sociale à son égard serait autre. C’est vrai aussi pour les politiques communales de lecture qui sont souvent dues actuellement à une action volontariste et isolée d’élus. Le gage de leur durée et de leur succès serait pourtant qu’elles résultent d’une demande publique, notamment de la part des principaux intéressés.

Quant à l’école, grâce à l’instauration des cycles, elle dispose maintenant officiellement d’un moyen important pour qu’avancent et se généralisent, en son sein et dans sa collaboration avec l’extérieur, des pratiques de déscolarisation. Mais ce moyen - certes incitateur - suppose une volonté que n’encourage guère, en cette période de repli et de retour aux saines méthodes, le discours de ceux qui l’entourent, certains « experts » allant jusqu’à prôner une « rescolarisation de la lecture ».

La déscolarisation de la lecture exige un ample « mouvement porteur », la conviction largement partagée de son impérieuse nécessité et la volonté de ses acteurs potentiels de rompre avec les pratiques habituelles et d’inventer des solutions à une situation sans issue... L’« égal rapport de chacun avec l’écrit » est à ce prix... Nous laissons à nos lecteurs le soin de juger des chances actuelles d’un tel projet !

« La déscolarisation »

[1La lecture, une affaire communautaire. Jean FOUCAMBERT. A.L. n°3, fév.83, p.65

[2La déscolarisation de la lecture. Michel VIOLET. A.L. n°18, juin 87, p.79

[3D’un montage diapos à la déscolarisation de la lecture. Raymond MILLOT. A.L. n°1, fév.83, p.64 ; La lecture, c’est l’affaire de tous. Monique EYMARD. A.L. n°3, sept.83, p.78 ; La logique de la lecturisation. Raymond MILLOT. A.L. n°5, mars 84, p.106 ; Une politique de lecture au niveau local. Michel EYMARD. A.L. n°5, mars 84, p.91

[4Sept propositions. Jean FOUCAMBERT. A.L. n°8, déc.84, p.92

[5Les centres départementaux. Michel VIOLET. A.L. n°5, mars 84, p.9

[6Dossier Les Villes-Lectures. A.L. n°26, juin 89, pp.70 à 100 ; Dossier Les Vacances-Lecture. A.L. n°28, déc.89, pp.76 à 104 ; Dossier Que sont les villes-lecture devenues ? A.L. n°29, mars 90, pp.63 à 111 ; Le cahier des charges des Centres Lecture. A.L. n°32, déc.90,pp.103 à 115

[7Déscolarisation. Michel VIOLET. A.L. n°30, juin 90, p.14

[8Malentendu. Michel VIOLET. A.L. n°32, déc.90, p.10

[9Pourquoi veut-on que tout le monde lise ? Michel VIOLET. A.L. n°37, mars 92, p.7